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physique et dans les sciences naturelles. Si, en effet, l'esprit est le fondement, le principe de toute existence, et la connaissance de l'esprit celui de toute connaissance, il en résulte que la nature est soumise aux lois de l'esprit, et qu'il est impossible de ne pas tenir compte de ces lois, de ne pas les rencontrer dans la science de la nature. Il faudra bannir de la physique et de l'histoire naturelle, comme de la philosophie, l'empirisme pur, cette expérience mutilée qui ne recherche que les faits sans s'occuper des lois; tout aura sa loi, sa raison d'être, sa raison suffisante, comme dira Leibnitz.

Il fallait que les habitudes de la scolastique fussent au milieu du XVII siècle encore bien puissantes sur les intelligences les plus libres en apparence, pour qu'on ait pu voir dans le cogito, ergo sum un syllogisme appuyé sur cette proposition générale : « Tout ce qui pense existe. » Descartes a voulu simplement constater un fait sans lequel nous sommes hors d'état de nier ou d'affirmer quoi que ce soit, sans lequel le doute même est impossible, à savoir sa propre pensée, et ce fait particulier de sa pensée, il le voit absolument confondu avec celui de son existence. S'il faut se garder de placer là un raisonnement, il ne faut pas non plus supposer, comme on l'a fait, que l'intention de Descartes était d'unir ensemble deux affirmations qui ne peuvent pas se séparer l'une de l'autre : celle de sa pensée d'abord, et ensuite que sa pensée se rapporte nécessairement à un moi pensant. Nulle part il ne fait cette distinction entre sa pensée et son moi, entre la pensée elle-même et la substance pensante; car il aurait été obligé de reconnaître une substance qui est plus ou autre chose que la pensée, dont la pensée n'est pas nécessairement le seul attribut, et il aurait manqué ainsi à la première règle de sa méthode et à son doute méthodique; il aurait admis quelque chose d'inconnu et d'indéfini. Il dit, au contraire, et il ne cesse de répéter que son existence est tout entière dans la pensée, que la pensée est toute son essence, et qu'il ne connaît pas autre chose de lui. Il plaît à Molière de faire dire à un de ses personnages sous les traits duquel il cherche à railler les exagérations du cartésianisme :

La substance qui pense est la seule reçue,

Et nous en bannissons la substance étendue.

Mais Descartes ne s'exprime pas ainsi.

D'ailleurs la pensée, telle qu'il la comprend et telle qu'il la définit, renferme véritablement tout, c'est-à-dire l'esprit tout entier, l'âme que d'elle-même pour former tout entière; de sorte qu'elle n'a besoin

une existence complète. « Par le nom de pensée, dit-il1, je comprends « tout ce qui est tellement en nous que nous l'apercevons immédiate« ment pour nous-mêmes et en avons une connaissance intérieure: ainsi « toutes les opérations de la volonté, de l'entendement, de l'imagination « et des sens sont des pensées. » — « Vouloir, entendre, imaginer, sen« tir, etc. ne sont que des diverses façons de penser, qui toutes appar« tiennent à l'âme 2. »

L'identification de la volonté et de l'intelligence est, sans doute, difficile à défendre au point de vue des faits ou de l'analyse psychologique; mais, quand on remonte jusqu'à leur principe, ou, comme dit Descartes, à leur essence, quand on les considère comme deux fonctions d'une force unique, la proposition de Descartes est conforme à la vérité et répond d'avance au reproche qu'on lui a adressé plus tard d'avoir méconnu l'activité de l'âme, et, par suite, le caractère propre de la substance.

Descartes est si éloigné de cette erreur qu'il fait de la volonté, ou, ce qui est la même chose, de la liberté, la maîtresse faculté de l'âme, celle qui nous rapproche le plus de la nature divine et qui nous prouve le plus clairement son existence. «La volonté, dit-il 3, ou la liberté du «franc arbitre que nous expérimentons en nous, est si grande, que nous "ne concevons pas l'idée d'une autre faculté plus grande et plus étendue, <«< en sorte que c'est elle principalement qui nous fait connaître que nous « portons l'image et la ressemblance de Dieu. » De la volonté dépendent nos jugements; car, suivant la psychologie cartésienne, c'est la volonté qui juge, et non l'entendement. L'entendement se borne à concevoir les choses ou les idées qui nous les représentent; la volonté les affirme ou les nie; c'est donc elle qu'il faut accuser de nos erreurs. De la volonté dépendent aussi nos passions; non pas qu'elle les produise, comme on suppose qu'elle produit nos jugements, mais elle les domine et les gouverne à son gré. Voici une phrase du traité des Passions qu'on dirait empruntée à Sénèque ou à Épictète : «Il n'y a point d'âme si faible qu'elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir un pouvoir absolu sur << ses passions. »

Enfin la volonté n'est pas sans avoir quelque prise sur nos idées, ou, pour nous exprimer d'une manière à la fois plus générale et plus claire, nos idées, aussi bien que nos jugements et nos libres détermi

2

1

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Réponse aux deuxièmes objections, passage cité par M. Bouiller, t. I, p. 76.Id. ibid. p. 118. — Méditations métaphysiques, quatrième méditation; M. Bouiller, t. I, p. 118-119.

nations, attestent l'activité de l'âme. M. Bouiller prouve surabondamment, par des citations multipliées, que, contrairement à la supposition de ses contradicteurs Gassendi et Hobbes, jamais Descartes n'a considéré les idées dites innées comme des idées toutes formées que nous apportons en naissant et qui sont présentes à notre esprit à tous les instants de notre vie. Il croyait seulement qu'elles étaient en nous à l'état de dispositions ou en puissance, et qu'il fallait, pour leur donner une existence effective, le développement, l'exercice, l'activité de la pensée. La pensée humaine, dans la doctrine cartésienne, n'est donc point, comme dans le système de Spinosa, un état passif, simple mode d'une pensée plus générale, qui n'est elle-même qu'un des attributs d'une substance insaisissable; elle a tout ce qui constitue notre personnalité : l'activité intellectuelle, l'activité volontaire et la conscience Voilà justement pourquoi elle est identifiée avec l'âme, et que, sous ce dernier nom, l'on ne désigne pas autre chose qu'elle-même.

La façon dont Descartes comprend l'âme ou la pensée humaine ne nous laisse aucun doute sur sa façon de comprendre la nature divine. C'est par l'idée de l'infini et celle de la perfection qu'il s'élève de l'existence de l'homme à celle de Dieu. Mais ni l'une ni l'autre de ces deux idées ne doit être entendue dans un sens abstrait et indéterminé, de manière à nous donner aussi un Dieu abstrait comme la substance de Spinosa. C'est en remarquant les limites et l'imperfection de notre propre pensée que l'auteur des Méditations métaphysiques conçoit l'idée d'un être infini et parfait, dont il se voit bien vite amené à affirmer l'existence. Donc cet être n'est pas autre chose que l'infinitude et la perfection de ce que nous sommes, de notre propre essence, de notre propre pensée; ce qui revient à dire que le Dieu de Descartes est un Dieu libre et personnel. C'est ce qui met les preuves cartésiennes de l'existence de Dieu bien au-dessus de celles de l'école, et ce qui distingue l'une d'entre elles de celle de saint Anselme de Cantorbéry, avec laquelle on l'a confondue.

Dieu est libre dans le système de Descartes, cela est incontestable. Nous avons cité tout à l'heure un passage qui l'affirme expressément. Mais la liberté divine, telle que Descartes la comprend, s'étend-elle jusque-là qu'elle ait créé par un acte souverain les lois mêmes de l'intelligence, ou ce que nous appelons les vérités éternelles, les vérités absolues, et que, par conséquent, les vérités de cet ordre soient entièrement dans sa dépendance? Il y a plusieurs passages qui semblent le faire croire, entre autres celui-ci, tiré d'une lettre au père Mersenne : « Les « vérités métaphysiques, lesquelles vous nommez éternelles, ont été

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<< établies de Dieu et en dépendent entièrement, aussi bien que tout le « reste des créatures; c'est en effet parler de Dieu comme d'un Jupiter ou d'un Saturne, et l'assujettir au Styx et aux destinées, de dire que que « ces vérités sont indépendantes de lui. Ne craignez point, je vous prie, d'assurer et de publier partout que c'est Dieu qui a établi ces lois en la «nature, ainsi qu'un roi établit les lois en son royaume1. » Mais Descartes nous donne lui-même l'explication de ces paroles, qu'on ne peut citer séparément sans en altérer le sens. Quand il affirme que Dieu a créé les vérités premières, c'est pour donner à entendre qu'aucune vérité ne précède la connaissance que Dieu en a, et que la connaissance de Dieu se confond avec son action, que pour lui ce n'est qu'un de vou loir et de connaître. Toutes les vérités, d'ailleurs, procèdent d'une seule, qui est l'existence de Dieu; et, si Dieu ne peut changer, comment la vẻrité changerait-elle ?

La liberté divine n'est donc pas une liberté d'indifférence. Elle est soumise à des lois qu'elle-même s'est données, sans doute, dans ce sens qu'elle ne les a point reçues d'une puissance supérieure et qu'elles n'ont point précédé sa propre existence, mais qui sont éternelles comme elle. La liberté d'indifférence n'étant, selon Descartes, que le plus bas degré de la liberté chez l'homme, est absolument incompatible avec la nature. divine. Il a raison, et rien de plus sensé que ces paroles: «L'indiffé«rence que je sens lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt « que vers un autre par le poids d'aucune raison est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt paraître un défaut dans la connaissance qu'une perfection dans la volonté; car, si je connaissais toujours clai«rement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire, et ainsi je se«rais entièrement libre, sans jamais ètre indifférent 2. »

་་

M. Bouiller fait remarquer avec beaucoup de justesse que si, dans la doctrine cartésienne, la liberté de Dieu était réellement, comme on l'a cru, supérieure et indifférente aux lois de la raison, Descartes n'aurait pu dire que Dieu veut toujours le meilleur et qu'il a donné à l'univers toute la perfection dont il est capable. Le meilleur, le parfait n'existe pas dans l'indifférence. Or il est constant que le principe de l'optimisme, développé avec tant d'éclat par Malebranche et Leibnitz, existe déjà dans les Méditations métaphysiques et dans le livre des Principes.

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Il est étonnant qu'un observateur et un logicien comme Descartes

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Voir M. Bouiller, t. I, p. 98. - Quatrième méditation; M. Bouiller, t. I.

P. 99-100.

n'ait pas suivi jusqu'au bout la voie qu'il s'est tracée lui-même. Puisque la pensée ou l'intelligence de l'homme, même quand elle est éclairée par la lumière de l'évidence, est inférieure à la pensée divine, pourquoi n'y aurait-il pas des intelligences encore plus incomplètes qui seraient loin d'égaler celle de l'homme? Est-ce que celle-ci même se ressemble toujours et se maintient sans interruption à un égal degré de conscience? Descartes reconnaît l'existence du sommeil et des rêves, puisqu'il en fait un argument en faveur de son doute méthodique. Il aurait donc pu reconnaître aussi, au moins comme possibles, en attendant que leur existence lui fût démontrée par l'observation, des intelligences qui sont toujours endormies, qui ne cessent pas de rêver, et qui, au lieu d'idées, n'ont que des sensations et des images? En admettant cette supposition, que l'experience n'eût point tardé à convertir en fait, Descartes serait resté fidèle à son principe, que la pensée admet des inégalités de perfection, des inégalités de clarté, et il aurait évité l'insoutenable chimère de l'automatisme des bêtes.

Autre inconséquence, qui est la source d'une nouvelle erreur. Puisque la pensée, d'après la définition de Descartes, renferme le principe de l'action, puisqu'elle est activité aussi bien qu'intelligence, et que l'activité de l'homme est très-inférieure à celle de Dieu, pourquoi ne pas admettre un principe d'action encore moins développé et moins intelpreuve ligent que celui que l'on aperçoit dans la pensée humaine? Ici la que l'on peut tirer du sommeil, de la maladie, de l'enfance, est inutile. A tous les instants de notre vie, l'activité intelligente que nous sommes est bornée, contrariée, arrêtée par quelque chose qui n'est pas elle et qui est inférieur à elle. Cet obstacle ne peut être qu'une autre activité, une autre force; car il n'y a qu'une force qui puisse résister à une force. Celle qui n'oppose à une activité intelligente qu'une résistance aveugle, qu'une simple limitation dans l'espace, est nécessairement privée d'intelligence. Or tel est le caractère que nous présente la matière; donc la matière n'est pas simplement de l'étendue, et il n'est pas besoin, pour que nous croyions à son existence, de faire intervenir la véracité divine. La matière démontrée par la véracité divine, c'est la source de la vision en Dieu de Malebranche. La matière réduite à l'étendue, c'est la matière confondue avec l'espace infini, avec l'infini lui-même considéré d'un certain point de vue; c'est presque la moitié du système de Spi

nosa.

De la même idée découle la théorie des causes occasionnelles, qu'on trouve déjà très-prononcée dans Descartes, bien qu'elle n'ait reçu son complet développement que dans les écrits de Malebranche. Comment,

78.

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