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en effet, une chose inerte et insaisissable, un être de raison comme l'étendue pourrait-il agir sur l'âme? Comment l'âme pourrait-elle agir sur une essence aussi abstraite et dont l'existence même ne lui est pas démontrée, puisqu'elle ne l'admet que sur la foi de la véracité de Dieu? Il est donc absolument nécessaire que Dieu intervienne sans interruption pour accorder ensemble deux natures si étrangères l'une à l'autre; et, en intervenant directement dans les modifications qui leur sont propres, il est inévitable qu'il les absorbe dans sa propre activité. C'est un nouveau secours prêté d'avance au spinosisme. Il ne lui manquera presque plus rien lorsqu'à la doctrine des causes occasionnelles viendra se joindre celle de la création continue, ou lorsque la création continue sera invoquée en faveur des causes occasionnelles. Les deux hypothèses se valent et ne peuvent guère se passer l'une de l'autre. L'une et l'autre, ainsi réunies, ont pour conséquence l'annihilation de l'activité humaine, remplacée partout et toujours par l'activité divine. En même temps que notre activité, disparaît notre personnalité, emportant avec elle jusqu'à notre conscience; car, cessant d'être active, par conséquent personnelle, la pensée n'aura plus qu'un caractère abstrait, indéfini, inconscient, qui permettra à Spinosa de la placer sur le même rang que l'étendue, pour faire de l'une et de l'autre deux attributs parallèles et équivalents de la substance universelle.

Les erreurs de Descartes, et celles que, sans le vouloir, il a autorisées après lui, ne viennent donc point de sa méthode ni de ses principes, mais de l'application incomplète qu'il en a faite en les réservant pour des objets privilégiés. Après avoir reconnu l'identité de la pensée et de l'existence, s'arrêtant à la pensée humaine dans son complet développement, à la pensée consciente et réfléchie, comme à la dernière limite de l'intelligence et de l'activité, il a été fatalement entraîné dans un double excès. D'une part, mû par la crainte d'imposer des bornes à l'intelligence et à l'activité divine, il lui sacrifie, par la doctrine des causes occasionnelles et de la création continue, ce qui avait été pour lui d'abord le point d'appui de toute vérité et de toute science, c'est-àdire l'existence effective de la personne humaine. D'une autre part, n'admettant pas qu'au-dessous de la conscience et de l'activité réfléchie de l'homme il y ait autre chose qu'une matière inerte, susceptible sculement d'être mise en mouvement par une impulsion étrangère, il s'est vu forcé de nier la vie et d'absorber la physiologie et l'histoire naturelle dans la mécanique.

« Donnez-moi, disait-il, le mouvement et l'étendue, et je construirai « le monde.» Dans ces mots se résume toute sa physique, et ce qu'il

appelle ainsi n'est pas autre chose, on s'en souvient, que toute la science de la nature, celle qui rend compte non-seulement des phénomènes, mais de l'origine et de la formation de l'univers. Il n'est donc pas étonnant que Descartes ait banni de cette science les causes finales. Comment la matière inerte, et moins que cela, comment l'étendue pure se proposerait-elle une fin? Dieu lui a imprimé le mouvement une fois pour toutes; il lui a, selon l'expression de Pascal, donné une chiquenaude; le reste n'est que la conséquence fatale, absolument nécessaire, la conclusion mathématique de cette première impulsion. Aussi Descartes va-t-il plus loin que personne, aussi loin assurément que Spinosa et que certains philosophes et savants de nos jours, dans la proscription des causes finales. Il ne veut pas même qu'on puisse affirmer que l'œil est fait pour voir.

Ce qu'il y a de plus singulier dans cette opinion, c'est que, nous paraissant aujourd'hui et ayant toujours paru panthéiste ou athée, Descartes se croie autorisé à la soutenir dans l'intérêt de la grandeur et de la sagesse de Dieu. «Nous ne nous arrêterons pas, dit-il, à exami«ner les fins que Dieu s'est proposées en créant le monde, et nous re«jetterons entièrement de notre philosophie la recherche des causes « finales, car nous ne devons pas tant présumer de nous-mêmes que de <«< croire que Dieu nous ait voulu faire part de ses conseils. » Il complète sa pensée en écrivant à Gassendi qu'en matière de morale, où les conjectures sont permises, il peut être édifiant de rechercher quelle fin Dieu s'est proposée en créant l'univers. «En physique, où toutes choses << doivent être appuyées de solides raisons, cela serait inepte 2. » Est-ce pousser assez loin le mépris de ce genre de spéculation, qu'un des plus éloquents disciples de l'école cartésienne, Fénelon, développera un jour avec tant de complaisance dans le Traité de l'existence de Dieu?

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Cependant, en dépit des explications soit de la mécanique, soit de la physique et de la chimie, on ne pourra jamais séparer l'idée de finalité de l'idée même d'organisation et de vie. Mais en dehors des limites de la vie, dans le domaine de la physique proprement dite, Descartes avait raison. Aussi que de services n'a-t-il point rendus à cette science, en dépit des hypothèses qu'il y a introduites! D'abord il l'a affranchie des formes substantielles, des qualités occultes, des sympathies et des antipathies, et de tant d'autres chimères qui tenaient la place de l'observation et du calcul. Ensuite il y a fait des découvertes réelles, comme

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Principes, 1 partie; M. Bouiller, t. I, p. 174. — Réponse aux objections de Gassendi; Bouiller, ibid.

celles des lois de la réfraction et des rapports qui existent entre les révolutions de la lune et le phénomène des marées. Sa théorie de la lumière et de la chaleur est à peu près celle qui est adoptée aujourd'hui. Pour lui, aussi, la chaleur n'est que du mouvement, et, par conséquent, le mouvement peut se convertir en chaleur. C'est à lui que la mécanique est redevable de ce principe : que le mouvement ne se perd pas, et qu'il y a toujours, dans le monde, la même quantité de mouvement. Ce principe, que Leibnitz lui a emprunté en le transportant à la force vive, c'est la revanche de la définition qui réduit la matière à l'étendue, et la réconciliation de sa physique avec sa métaphysique. Il n'y a pas jusqu'à l'hypothèse des tourbillons, la plus belle, selon d'Alembert, que jamais le génie de l'homme ait conçue, qui n'ait contribué à af franchir l'astronomie de la servitude théologique qui pesait encore sur elle, et à lui préparer dans l'avenir de plus brillantes destinées.

Nous verrons dans un prochain article comment ces idées furent accueillies par la société du xvII° siècle, et quelle influence elles exercèrent sur les esprits.

AD. FRANCK.

(La suite à un prochain cahier.)

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The life or legEND OF GAUDAMA, the Budha of the Burmese, with annotations, etc. by the R' Rev. P. Bigandet, etc. La vie ou la légende de Gotama, le Bouddha des birmans, avec des notes sur les voies de Nirvána et sur les Phonguis ou moines Birmans, par Mgr Bigandet, évêque de Ramatha et vicaire apostolique d'Ava et de Pégu, Rangoun, 1866, in-8°, XI-538 pages.

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TROISIÈME ARTICLE 1.

En interrogeant Mgr Bigandet sur le bouddhisme et en lui demandant

Voir, pour le premier article, le Journal des Savants, cahier d'août, p. 449;' pour le deuxième, le cahier de septembre, p. 529.

son opinion personnelle sur cette doctrine religieuse et métaphysique, on ne doit pas perdre de vue qu'il la juge d'après les résultats qu'elle produit sous ses yeux, au Birman et au Pégu, bien plutôt que sur les monuments canoniques qui lui servent de base. Un évêque catholique appréciant le Bouddha et son influence sur les peuples au milieu desquels il exerce son ministère, c'est une chose nouvelle et curieuse; et, parmi tous ceux qui se sont occupés du bouddhisme, il en est bien peu qui aient joui de ce privilége de pouvoir contrôler immédiatement ce qu'on trouve dans les livres en le confrontant avec la réalité contemporaine'. Voilà bientôt vingt-cinq siècles que le Bouddha a prêché sa foi et proclamé ses dogmes. Qu'est devenu son système dans la pratique? Quels bienfaits a-t-il assurés aux nations qu'il a prétendu instruire? Où en sont aujourd'hui ces nations sous le rapport des croyances, si ce n'est sous le rapport de la civilisation? L'idéal bouddhique leur a-t-il été utile? Quelle action a-t-il encore sur elles à l'heure qu'il est? Personne mieux qu'un missionnaire apostolique, après une longue expérience et de fortes études, ne peut répondre à ces questions, qui intéressent, on peut dire, l'histoire de l'humanité, puisque le bouddhisme s'étend sur le quart, ou peut-être même sur le tiers du genre humain.

Mr Bigandet se borne au Birman; mais cet exemple fût-il isolé, il est fait pour nous frapper vivement, parce que le témoignage est aussi clair qu'on peut le désirer, sans que d'ailleurs Mg Bigandet ait même. songé, par la nature de son ouvrage, à tracer un tableau complet de tout ce qu'il a vu.

Le jugement général qu'il porte du Bouddha est extrêmement favorable. Ce qui le touche surtout, c'est sa charité si sincère et si large. Le réformateur naît dans une société soumise despotiquement au régime des castes; mais l'organisation sociale qui l'entoure ne l'aveugle pas; et, loin de s'adresser exclusivement à une classe, c'est à tous les hommes et même à tous les êtres qu'il désire apporter la vérité et le salut.

« Les détails qu'on a conservés, dit Ms l'évêque de Ramatha, sur les «< moyens employés par le Bouddha pour propager sa doctrine, nous le « montrent toujours comme un prédicateur plein d'un zèle infatigable. « Nous le voyons sans cesse passer d'un lieu à un autre, avec l'unique <«< intention d'éclairer les ignorants et de leur indiquer la route qui mène « à la libération définitive. Le Bibar et l'Oude semblent avoir été le

J'ai rendu compte de l'ouvrage de M. Spence Hardy, le ministre wesleyen, qui, durant vingt ans de résidence à Ceylan, s'est trouvé à peu près dans la même situation que l'évêque de Ramatha; voir le Journal des Savants, cahiers de mai, juin, juillet, septembre, octobre 1858.

«principal théâtre de ses travaux et de ses efforts persévérants, en faveur « de tous les êtres, sans aucune distinction ni de condition, ni de caste, «ni de sexe. Les gens les moins haut placés dans la société, des hommes «livrés aux vices les plus repoussants, des femmes abandonnées à l'in«conduite, sont à un égal degré les objets de sa tendre sollicitude. Ils « sont tous également conviés à se rendre à ses pieds et à partager les « bienfaits qu'il tient en réserve pour eux. Gotama fait de la propagande «à un degré éminent, avec une ferveur et une énergie incomparables. « C'est là un trait qui caractérise sa physionomie, et qui le distingue non «pas seulement de ses contemporains, mais de tous les philosophes qui « ont paru dans la péninsule hindoue. Tous ces sages visaient à devenir « des chefs d'école; mais aucun d'eux n'a jamais pensé à promulguer « un code de morale qui pût être à l'usage du genre humain tout entier. « Gotama a la gloire d'avoir été le premier qui, avec une grande lar«geur de sentiments, ait cru que tous les hommes, ses semblables, « avaient le même titre à recevoir le bénéfice de ses instructions. Son <«< amour envers eux lui inspira le courage de braver toutes les fatigues « pour leur apporter ce qu'il regardait comme un avantage inappré« ciable.

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«En constatant ce fait, poursuit Mgr Bigandet, nous n'avons pas du << tout l'intention de nous prononcer sur les principes du fondateur du « bouddhisme; nous voulons simplement signaler à l'attention du lec«teur une des qualités caractéristiques de ce sage; car, dans notre humble opinion, cette qualité explique la diffusion et le succès extraordinaires « du bouddhisme, des bords de l'Oxus à l'archipel du Japon. Les préaceptes de cette religion sont devenus populaires, parce qu'ils s'adres«saient à tout le monde. Quelque faux qu'ils fussent, surtout en ce qui <«< regarde les dogmes, ils ont été acceptés par les masses, parce qu'il n'y <«< en avait pas d'autres qui allassent à leur adresse. Les disciples de Go« tama ont été bien accueillis dans tous les lieux où ils se sont présentés, « parce qu'ils montraient une disposition d'esprit absolument inconnue « dans cette époque, à savoir, un sincère intérêt pour le bien de tous. « Cette ferveur, qui avait éclaté si vivement dans Gotama et durant les «<premiers âges du bouddhisme, s'est ensuite totalement éteinte. De la << part de ceux qui de nos jours suivent cette doctrine, il n'y a plus aucun « désir de la propager chez les nations ou les tribus avoisinantes1. >>

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The life or legend of Gaudama, etc. p. 225, note. C'est toujours à peu près sur le meme ton que Me Bigandet parle du Bouddha et de sa généreuse entreprise. J'ai moi-même exprimé la même admiration, tempérée par des réserves, dans mon ouvrage : Le Bouddha et sa religion, p. 139, 164 et 178, et Introduction, p. xvII, XXXII.

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