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Cet éloge, quelque grand qu'il soit, n'est que justice; et l'on ne peut nier que la bienveillance sans bornes, pour ne pas dire la charité, dont est animé le Bouddha envers tous les êtres humains, et même envers tous les êtres en général, ne fasse le plus réel honneur à l'élévation et à la tendresse de son âme. La doctrine qu'il promulgue est aussi fausse qu'étrange; et les principes sur lesquels elle s'appuie sont bien faibles. Mais, si l'intelligence n'est pas aussi haute que le cœur, le Bouddha n'en est pas moins, parmi les fondateurs de religions, une des figures les plus nobles et les plus douces. Sa sympathie pour les êtres souffrants est inépuisable; et, pendant une prédication qui dure près de cinquante ans, il ne s'occupe jamais qu'à soulager les maux dont l'espèce humaine est accablée. On peut trouver qu'il ne les comprend pas bien, et que le remède qu'il leur oppose est très-insuffisant; mais il n'est personne qui puisse se vanter d'avoir aimé ses frères davantage. A cet égard, M" l'évêque de Ramatha a pleine raison; et l'on peut éprouver la même estime que lui sans crainte de se tromper.

Dans un autre passage, Ms Bigandet fait au Bouddha une louange non moins vive d'avoir su organiser si fortement le corps des religieux. Après une allusion à un discours du libérateur aux Bhikshous qui l'entourent, il ajoute :

<«<Le Bouddha les appelle Bhikshous ou Mendiants, afin de les faire << souvenir sans cesse de l'esprit de pauvreté et du mépris des choses du « monde, qui doit toujours leur être cher. Il joint au nom de Mendiants <«< celui de Bien-aimés, pour témoigner de la sincère et pure affec«tion que le maître porte à ses disciples ou plutôt à ses fils spirituels. Le « premier soin que le Bouddha leur recommande, c'est de toujours a tenir des assemblées où l'on discute les sujets religieux, où l'on apaise les controverses et où l'on raffermit l'unité de la foi. Cette obli«gation a été étroitement remplie par les anciens bouddhistes, et c'est «là ce qui fait qu'ils parlent toujours dans leurs livres des Trois Conciles, << tenus dans les premiers siècles après le Nirvana, afin de réviser soi"gneusement les écritures sacrées, de les amender et de les purifier de "toutes les doctrines hérétiques. C'est pendant le dernier Concile, comme «on le sait, que le canon des livres sacrés a été fixé définitivement et « conservé depuis lors par les bouddhistes orthodoxes. Rien n'était plus «sage de la part du Bouddha que de vouloir que personne n'osât jamais prendre sur soi d'altérer la véritable teneur des préceptes, en se permettant à son gré de rendre grave ce qui est léger, et obligatoire ce <«<qui n'est que la matière d'un simple conseil. Le Bouddha exprime « donc à ses disciples le souhait ardent de les voir toujours unis entre

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<«<eux et assidus à l'accomplissement des préceptes de la Loi. C'est pour « lui un point fondamental que l'obéissance aux supérieurs. Il n'y a pas « chez les païens d'association d'un caractère religieux où les divers degrés de la hiérarchie soient aussi bien fixés et marqués qu'ils le sont <« dans l'institution bouddhique. Le corps des religieux a un supérieur << dans chaque province, qui exerce une surveillance sévère sur tous les «< couvents que cette province renferme. Il en est en quelque sorte le dio«< césain régulier. Chaque maison de l'ordre a également à sa tête un supérieur qui a autorité et juridiction sur tous ceux qui l'habitent. « Au-dessous de lui sont les membres de l'association qu'on peut appeler « des novices, et, après les novices, des postulants et des disciples, qui << portent le vêtement des clercs et la robe jaune, mais qui n'ont aucune « fonction ni aucun pouvoir, et qui ne sont réellement que des étudiants soumis à toutes les épreuves indispensables 1. »

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Mgr Bigandet a consacré un appendice spécial aux moines bouddhistes du Birman appelés Talapoins. Un peu plus loin, nous le suivrons sur ce terrain, où nous trouverons des faits tout actuels et recueillis directement par lui. Maintenant laissons-lui encore la parole.

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<«< En faisant ses recommandations à ses disciples, le Bouddha insiste « très-spécialement sur le devoir qu'ils ont de détruire en eux les principes des passions et surtout la concupiscence. Le but général de toutes « ses prédications, c'est de leur enseigner les moyens de se délivrer du «joug tyrannique des passions. Nul ne peut jamais obtenir l'état de par« faite quiétude ou de Nirvâna, s'il n'a d'abord éteint en lui les passions << de tout genre et s'il ne s'est disposé par là à la pratique de toutes les << vertus. Le caractère du corps des religieux bouddhistes est nettement « marqué par les exhortations que leur adresse leur maître, d'aimer la « retraite et la solitude. Les soucis, le tumulte et l'agitation, que ne « peut nécessairement éviter l'homme qui vit dans le monde, sont abso«<lument opposés à l'acquisition de cette connaissance de soi-même, à «< cette possession de ses propres facultés et à cette perpétuelle domina«<tion de soi qui sont avant tout demandées aux religieux. « Ausssi long« temps, dit le Bouddha, que vous resterez les observateurs fidèles de << votre règle, aussi longtemps vous serez prospères et vous assurerez à << vous-mêmes et à votre ordre le respect et l'admiration universels. » Le «plus profond moraliste, qui posséderait la connaissance la plus con

The life or legend of Gaudama, etc. p. 254 et suivantes. Il est certain que l'organisation bouddhique doit avoir eu des fondements bien solides, puisqu'elle a pu venir jusqu'à nous et qu'elle ne semble pas près de son déclin.

sommée et la plus parfaite de la nature humaine, ne pourrait prescrire a des mesures plus sages pour établir sur un fondement ferme et durable «une grande et puissante institution, destinée à se répandre au loin

parmi les nations les plus diverses et à vivre un espace de temps « illimité1. D

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Mais, tout en professant cette admiration pour le bouddhisme, M Bigandet n'en signale pas moins sévèrement ses lacunes et ses erreurs déplorables. Ii remarque d'abord que le Bouddha, malgré toutes ses vertus et la puissance surnaturelle dont il est doué, n'a jamais été considéré que comme un homme qui n'est supérieur aux autres que par sa science et sa perfection, mais qui est absolument de la même nature. Il ne prétend pas à la moindre supériorité essentielle; il se présente toujours aux yeux de ses disciples comme un fils des hommes, qui est né comme eux et qui comme eux est destiné à périr. Il n'a jamais parlé d'un être suprême; et, quand il a eu l'occasion de discuter l'idée de Dieu en luttant contre les brahmanes, il a réfuté ses adversaires en établissant froidement le plus complet athéisme. Il est vrai que, postérieurement au Bouddha et dans quelques contrées qui ont accepté sa religion, l'idée de Dieu, sous forme d'un Bouddha suprême, d'Adhibouddha, s'est produite assez nettement; mais c'est une doctrine très-récente, et qui est née de systèmes tout à fait inconnus du bouddhisme primitif et véritable 2.

Dans la croyance la plus intime et la plus sincère des bouddhistes du Birman, que Me Bigandet a pu connaître de très-près, le Bouddha n'est absolument qu'un homme, qui a su, par l'habitude de toutes les vertus et mieux encore par sa science incomparable, atteindre le plus haut point de perfection qu'un être puisse conquérir. Les bouddhistes les plus intelligents et les plus convaincus s'épuisent en éloges sur ces qualités merveilleuses du Bouddha. Mais, tout en étant pleins de la plus tendre vénération pour lui, ils ne l'adorent pas, au sens ordinaire de ce mot; dans le culte qu'ils lui rendent avec la plus ardente ferveur, ils n'attendent jamais de lui la moindre protection ni la moindre assis

1

The life or legend of Gaudama, etc. p. 255.- Ibid. p. 2. J'ai moi-même beaucoup insisté sur ce point, qui est de la dernière importance pour bien comprendre le fond du bouddhisme. Jamais le Bouddha n'a voulu faire croire qu'il fût un Dieu, par cette excellente raison que jamais non plus l'idée de Dieu ne paraît être entrée dans son esprit. C'est pour la même raison toute-puissante que ses sectateurs n'ont jamais pensé non plus à lui supposer une nature divine. L'idée de Dieu, déjà bien confuse et bien pâle dans le brahmanisme, a complétement disparu dans le bouddhisme; voir mon ouvrage : Le Bouddha et sa religion, p. xv11 et xx11 et 178.

tance. On le comprend sans peine. Le Bouddha n'existe plus, ne se mêle plus en rien des affaires de ce monde; il a cessé absolument de s'y intéresser en cessant de vivre. Il ne voit plus personne ici-bas; il n'entend plus de prières; il ne peut donner à qui que ce soit son appui ni sur cette terre ni dans aucun des degrés de l'existence. Ainsi la Providence n'existe pas pour les bouddhistes; il n'y a pas pour eux de prière réellement possible, puisqu'ils n'ont aucun des sentiments qui la constituent.

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«Tout le culte rendu à Gotama, dit Ms Bigandet, peut se résumer « en quelques mots : Le Bouddha est admiré comme le plus grand, le plus sage et le plus bienveillant de tous les êtres; on le loue dans les « termes les plus enthousiastes que le langage puisse fournir; il est l'objet « de l'affection la plus reconnaissante pour tout le bien qu'il a fait. Mais «il n'y a pas la moindre trace d'un Être suprême dans la dévotion des « plus sincères bouddhistes. Sans doute on ne saurait nier que, dans la « pratique ordinaire de la vie, les bouddhistes de ces pays ne trahissent « souvent, sans d'ailleurs y réfléchir, quelque idée vague d'un Etre su«prême, qui exerce un certain pouvoir sur les choses terrestres et sur la << destinée de l'homme. Mais ce n'est pas là une opinion qui vienne de leur foi religieuse; c'est la manifestation du sentiment intime dont la <«< nature humaine ne peut se défaire, comme le soutiennent quelques philosophes, ou un débris de la tradition primitive, comme le pré<< tendent quelques autres 1. »

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Tous les détails du culte n'ont absolument pour but que de réveiller le souvenir du Bouddha dans le cœur des fidèles et de les fortifier par là dans leurs bonnes résolutions. Ses statues et surtout ses reliques sont l'objet de la dévotion la plus passionnée. Mais c'est uniquement sa mémoire qu'on veut entretenir; ce n'est pas son secours ou sa protection qu'on recherche. Si dans quelques pays bouddhistes la superstition populaire, aussi aveugle que partout ailleurs, attribue des prodiges à ces reliques et à ces images, ce n'est pas dans le bouddhisme primitif qu'on peut trouver ces extravagances. Le Bouddha est un modèle qu'on imite du mieux qu'on peut; ce n'est pas un patron tout-puissant dont on cherche à gagner la bienveillance secourable 2. Il n'y a donc pas de retour personnel ni de calcul égoïste dans le culte d'ailleurs excessivement simple qui est rendu au Bouddha. Pour les hommages qu'on lui offre, fleurs, parfums, drapeaux, voiles, tissus de toute sorte, lampes, cierges de cire, bois odorants qu'on brûle en son honneur, on ne lui

2

The life or legend of Gaudama, etc. p. 305. - Ibid. p. 305 et 307.

demande rien et on n'attend rien de lui. Le fidèle est seulement persuadé que les actes pieux auxquels il se livre sont bons en soi, et qu'ils contribueront à augmenter pour lui la somme des mérites qui, dans les existences futures, l'amèneront enfin au port si désiré de la délivrance éternelle.

C'est qu'en effet les bouddhistes croient à quelque chose d'éternel. Au milieu de la mobilité universelle des choses et des êtres destinés à naître et à périr sans cesse, la Loi est immuable; elle a été, elle est, elle sera de toute éternité; personne ne l'a faite; personne ne l'a commencée; personne ne peut la changer. Le mérite éminent du Bouddha, du sage par excellence, c'est d'être arrivé à comprendre et à voir tous les éléments dont la Loi se compose; mais il n'a fait que la découvrir; ce n'est pas lui qui l'a fondée; les hommes l'avaient oubliée; il est venu la leur rappeler, comme les Bouddhas qui l'avaient précédé, et comme le feront aussi les Bouddhas qui le suivront, quand les temps seront consommés. Ce qui est éternel au même titre que la Loi, c'est le Nirvâna, cet état d'immuabilité absolue que l'homme s'efforce de gagner, et qu'il gagne quelquefois quand il sait être aussi savant et aussi pur que le Bouddha lui-même.

De ce caractère tout humain du bouddhisme et de cet athéisme, ou plutôt de cette absence complète de l'idée d'un Être suprême, il est sorti une conséquence très-singulière qu'on n'a point assez remarquée. et que Mgr Bigandet signale avec une rare sagacité 1.

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«Quand on n'a point étudié, dit-il, le système religieux du bouddhisme très-sérieusement, et qu'on n'a pas une connaissance exacte « des principes de ce système, on a peine à se former une opinion « juste de l'ordre religieux composé de ces austères reclus que les Euro«péens, avec leurs préjugés résultant de toute une éducation, appellent «<les Prêtres du Bouddha. Si nous appliquions aux membres de cet « ordre la notion qu'on se fait généralement d'un corps de prêtres, nous «aurions la plus fausse idée du caractère vrai de cette institution. En «<effet, dans tout système religieux qui admet l'existence d'un ou plu «sieurs êtres supérieurs à l'homme, dont la providence influe sur ses « destinées, soit dans ce monde-ci, soit dans un autre, les personnes in « vesties d'un caractère sacerdotal ont toujours été considérées comme

1 C'est une question de savoir pourquoi le clergé bouddhique, si nombreux et si honoré, ne s'est jamais emparé du pouvoir civil, si ce n'est peut-être au Thibet. Ms Bigandet répond heureusement à cette question, du moins en partie, par les considérations que j'ai traduites. Voir aussi mon ouvrage : Le Bouddha et sa religion, p. 358 et suiv.

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