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«les médiateurs entre l'homme et la divinité qu'on admet, offrant à «l'Etre suprême, dans toutes les occasions, les prières et les sacrifices du peuple, et sollicitant en retour une protection toute gratuite. Lorsque, dans les premiers âges du monde, la dignité sacerdotale s'alliait avec a la dignité patriarcale et royale; lorsque, dans les âges postérieurs, il awest formé un corps de prêtres distinct et régulier, comme sous la loi « de Moise, ou même parmi les Grecs, les Romains, les Gaulois, etc. « ces prêtres ont toujours été considérés comme les délégués du peuple « dans tout ce qui regardait le culte national, chargés d'entretenir en «son nom le commerce mystérieux qui unit le ciel à la terre. Ainsi un « corps de prêtres suppose nécessairement la croyance à un être qui est « supérieur à l'homme et qui règle sa destinée. Du moment que cette « croyance disparait, l'idée d'une corporation de prêtres s'évanouit du « même coup. Le bouddhisme, du moins tel qu'il existe à Ceylan, au Bir« man, à Siam et autres contrées, n'est qu'un système religieux absolu<«ment athée; et c'est le seul exemple qu'on puisse citer, à ce que je crois, «d'une religion fort répandue chez divers peuples, qui ne fonde pas sa a foi sur l'idée d'un être suprême, assez puissant pour régler plus ou moins complétement les choses de l'univers 1. »

Cette accusation d'athéisme portée contre la religion bouddhique est aussi exacte qu'elle est grave; et, pour la justifier, Mgr Bigandet donne un exposé succinct des principales opinions du bouddhisme. Nous connaissons assez ce système pour qu'il ne soit pas nécessaire de rappeler chacune de ces doctrines avec détail; mais nous les résumerons encore une fois en peu de mots, sur les traces de l'évêque de Ramatha.

La matière est éternelle. L'existence et la durée du monde, sa destruction et sa reproduction, avec toutes les combinaisons dont la matière est capable, ne sont que les conséquences de lois éternelles qui existent par elles-mêmes. Durant toute sa vie, l'homme est soumis à l'action de ses bonnes ou mauvaises actions antérieures. Cette influence l'accompagne dans les existences innombrables qu'il doit subir, et où il est heureux ou malheureux selon que la somme des unes l'emporte sur la somme des autres. Pour régler sa conduite, il y a une Loi éternelle, qui est tantôt comprise, tantòt méconnue par les êtres humains, et que de temps à autre viennent leur rappeler ces hommes supérieurs qu'on appelle des Bouddhas. Le grand objet de l'enseignement des Bouddhas, c'est d'apprendre aux hommes à se délivrer de toutes les passions pour arriver à s'abstraire absolument de l'existence. Libres enfin de toute

The life or legend of Gaudama, etc. p. 490.

influence quelconque du bien ou du mal qui les avait fait revenir incessamment dans un cercle de renaissances infinies, ils peuvent parvenir à cet état d'éternel repos qu'on appelle le Nirvâna. C'est l'état où entre aussi le Bouddha après qu'il a prêché la Loi, et qu'il a accompli envers les hommes le devoir de les sauver en les instruisant. Dans cette condition, le Bouddha est comme s'il n'était pas, comme s'il n'avait jamais été, c'est-à-dire qu'il est annihilé.

De ces considérations, Mr Bigandet tire la conclusion que, dans un système de religion où il n'y a pas de Dieu, il ne peut non plus y avoir de corporation de prêtres proprement dits. Il paraît bien que cette assertion est sans réplique. Les religieux bouddhistes n'ont jamais formé de clergé tel qu'on en a vu chez tant d'autres peuples; tout en vivant ensemble, tout en ayant une forte hiérarchie, ils n'ont jamais pris part au gouvernement politique de la société. C'est un phénomène très-remarquable sans contredit; et l'explication qu'en propose M Bigandet est très-profonde et très-plausible. A côté de la caste des brahmanes, si rigidement fermée à tous ceux qui n'en faisaient pas partie par leur naissance, le Bouddha est venu fonder une vaste association d'où personne n'était exclu, depuis l'homme le plus humble jusqu'aux rois. La réaction était violente; mais elle était généreuse et juste; et, si la religion nouvelle n'a pu s'implanter dans l'Inde, depuis trop longtemps soumise au joug, elle a fait la conquête des nations voisines; et la meilleure tie de l'Asie lui appartient, au nord, au sud et à l'est.

par

Un autre point sur lequel la déposition de Me Bigandet n'est pas moins précieuse, c'est le Nirvâna. On connaît les controverses que cette doctrine équivoque a soulevées parmi nous; et, quoiqu'elles soient aujourd'hui moins vives, la question n'est pas si pleinement résolue qu'il n'y ait plus lieu de l'agiter, quand des données nouvelles se présentent pour l'éclaircir. Quelle est l'opinion de Ms l'évêque de Ramatha sur la théorie fondamentale du bouddhisme? Après avoir vécu de longues années dans le commerce des Talapoins et des Cramanas, que pense-t-il du Nirvâna?

Vingt fois Ms Bigandet a dû se prononcer sur ce problème, qui se représente sous toutes les formes; et, après un mûr examen, il n'a jamais hésité à le déclarer: «Le Nirvana est l'annihilation absolue, <«<l'anéantissement; le Nirvâna n'est pas autre chose que le néant1.»

The life or legend of Gaudama, etc. pages 21, 270, 281, 320, 347, 348, 431, 480, 485, 490 et passim. Dans un morceau spécial, j'ai traité moi-même du Nirvâna; d'accord avec Eugène Burnouf et bien d'autres, je m'étais prononcé pou

Mgr Bigandet a bien vu que la transmigration est un dogme commun au brahmanisme et au bouddhisme, qui n'a été inventé ni par l'un ni par l'autre, et que tous deux ont trouvé si solidement implanté dans l'esprit des peuples, qu'ils n'ont jamais un instant songé à le combattre, quelque absurde et quelque désastreux qu'il soit. Les deux religions rivales ont le même but c'est d'élever l'âme au-dessus de ces imperfections que lui inflige la matière à laquelle elle est jointe, et de la soustraire à l'empire des passions qui l'attachent à ce monde et l'y font rentrer perpétuellement, si elle ne sait pas s'arracher à ce cercle fatal. Les bouddhistes croient plus particulièrement que la transmigration n'a pas d'autre cause que le mérite ou le démérite des actions antérieures. Selon eux, cette influence est entièrement personnelle, et l'être qui disparaît ne transmet rien de son entité propre à ceux qui sortent de lui par voie de génération. Chacun est absolument indépendant et n'agit que pour lui seul, non par égoïsme réfléchi, mais par une nécessité inévitable 1. Les bouddhistes éclaircissent cette doctrine surprenante par la comparaison d'un arbre qui produit et porte tour à tour des fruits bons et mauvais. Ces fruits, bien que sortant du même tronc, n'ont rien de commun, ni entre eux, ni avec ceux qui les ont précédés ou qui les suivront sur la même plante. Ils sont tous distincts et séparés. De même, l'influence du mérite ou du démérite antérieurs produit successivement des êtres totalement isolés les uns des autres.

Mais, s'il y a plein accord entre les partisans des deux dogmes, brahmanes et bouddhistes, sur les moyens de la libération, il y a divergence sur la nature de la fin à laquelle on arrive. Le brahmanisme prétend conduire l'être perfectionné à une essence suprême, dans laquelle il est submergé comme une goutte d'eau dans l'Océan; « il y perd «sa personnalité pour y former un tout avec la substance divine. C'est «le panthéisme. Le bouddhisme, qui n'a aucune notion d'un Être su«prême, conduit l'individu, qu'il arrache au tourbillon de l'existence, à « cet état de complet isolement qui se nomme le Nirvâna; et cet état « n'est, à parler strictement, qu'une annihilation définitive. »

Mgr Bigandet s'attache avec raison à bien faire comprendre cominent,

la même solution que Me Bigandet ; j'avais accumulé tous les arguments, selon moi irrésistibles, qui imposent cette interprétation à tous ceux qui veulent regarder de près à ce sujet. Je ne répète point ici ces arguments décisifs; mais on comprend qu'ils acquièrent à mes yeux une force nouvelle, quand je les vois corroborer par un témoignage qui s'appuie sur l'observation directe des faits; voir l'Introduction de mon ouvrage : Le Bouddha et sa religion. The life or legend of Gaudama, etc. p. 20 et 21.

1

dans les croyances bouddhiques, le Nirvâna n'a rien de commun avec la mort. Dans le cours ordinaire des choses, la mort est la fin de l'existence actuelle; mais, comme cette existence a été précédée d'un nombre infini d'existences variées, et qu'elle peut être suivie par un nombre d'existences également infini, il faut autre chose que la mort pour nous délivrer de la transmigration; cette autre chose, c'est le Nirvâna, qui ne nous débarrasse pas seulement de la vie sous sa forme présente, mais de la vie sous quelque forme qu'elle revête, depuis la matière inerte jusqu'à la condition humaine 1. C'est là l'effet prodigieux que les bouddhistes attendent du Nirvâna; et c'est pour bien marquer tout ce que ce triomphe sur l'existence a d'excellent que la tradition suppose un tremblement de terre au moment où le Bouddha entre dans le Nirvâna. Il est vrai que, dans les égarements de la superstition bouddhique, la terre tremble pour des actes beaucoup moins solennels; ainsi il y a des tremblements de terre pour célébrer l'adoption des Trois Corbeilles par le premier Concile; la terre bondit de joie, non pas seulement pour la gloire du vainqueur, enfin sorti du cercle des renaissances, mais aussi pour la science de ses disciples, qui sont cependant beaucoup moins grands que lui.

Pour confirmer l'opinion qu'il exprime sur le sens véritable du Nirvâna, Mr Bigandet s'appuie sur les entretiens qu'il a eus fréquemment avec les prêtres birmans; il a toujours remarqué que, dans leur esprit, l'idée de repos et d'extinction était invariablement associée avec celle du Nirvana. Quand on leur demande' ce qu'ils croient de la situation où est maintenant le Bouddha, ils répondent qu'il est dans un espace ou un vide sans limites, par delà tous les lieux où jamais un être a pénétré, et qu'il jouit d'un repos imperturbable, sans éprouver la moindre sensation de peine ou de plaisir. Un jour que Me l'évêque de Ramatha causait avec un Talapoin qui passait pour fort savant dans les secrets du Nirvâna, la lumière de la lampe qui brûlait sur la table en éclairant les deux interlocuteurs vint à s'éteindre, faute d'huile. Le bouddhiste, élevant la voix d'un ton d'allégresse, s'écria: «Ne me de« mandez plus ce que c'est que le Nirvâna; ce qui vient d'arriver à la lampe nous montre bien ce qu'il est. La lampe s'éteint, parce qu'il «< n'y a plus d'huile dans le vase. De même, l'homme est dans le Nir

α

The life or legend of Gaudama, etc. p. 281. Selon la remarque de M" Bigandet, d'après les bouddhistes birmans, le Bouddha est deux fois vainqueur, d'abord en dominant ses passions, puis ensuite en dominant l'existence sous toutes les formes qu'elle peut revêtir.

« vâna quand tout principe d'existence est entièrement épuisé en lui1. » Mgr Bigandet croit que cette solution suffit à la raison d'un moine birman, qui, en général, ne veut pas essayer de pénétrer plus avant dans les ténèbres du Nirvâna; mais les philosophes, qui ont poussé plus loin l'analyse, sont arrivés à conclure que le Nirvâna n'est que l'annihilation complète de l'être. D'autres, il est vrai, repoussés par cette doctrine hideuse, ont soutenu que l'individualité ne disparaît pas dans le Nirvâna; mais ce n'est là qu'une opinion très-postérieure; et, de plus, elle est essentiellement en désaccord avec les principes du bouddhisme primitif.

Nous pourrions citer encore une foule de passages où Mg Bigandet établit le même sentiment; mais il vaut mieux, pour compléter tout ce qui précède, nous borner à signaler un petit traité sur Les sept chemins du Nirvana, qu'il a donné en appendice. Ce traité, fort bien composé, si ce n'est fort concluant, a été écrit d'abord en siamois à Bangkok, et traduit ensuite en birman. Ms Bigandet l'a mis du birman en anglais. Le premier chapitre est consacré à l'étude des préceptes, et l'auteur se pose les trois questions suivantes : Quelle est l'origine de la Loi? qu'est-ce que l'homme, objet de la Loi? quel est l'être qui a promulgué la Loi? Le second chapitre traite de la méditation et de ses degrés divers; le troisième, de la nature des êtres; le quatrième, de la matière et de l'esprit, ou plutôt de la forme et du nom; le cinquième, des voies de la perfection; le sixième et dernier traite du progrès dans la science parfaite, au bout de laquelle on trouve le Nirvâna, tant cherché et si difficilement obtenu. L'auteur original de ce petit ouvrage est certainement fort habile; mais il nous mène au Nirvâna bien plutôt qu'il ne nous l'explique. C'est là un écueil où se brisent tous les bouddhistes, même les plus adroits et les plus subtils. On conçoit sans trop de peine leur impuissance, quand on essaye soi-même de se rendre compte de ce que c'est que le néant. Notre métaphysique y échoue comme la leur; et nous ne devons pas trop nous étonner qu'en voulant sonder cet abîme infranchissable, des regards moins perçants que les nôtres se troublent et s'obscurcissent, puisque nous-mêmes aussi nous y faisons défaillance 2.

Nous eussions aimé que Me Bigandet interrogeât aussi les Talapoins

2

The life or legend of Gaudama, etc. p. 320. Ibid. p. 431 à 481. Ce n'est pas une traduction littérale qu'a donnée M Bigandet; il suit son texte pas à pas; mais parfois il l'abrége et il l'arrange pour l'accommoder davantage à nos habitudes d'esprit.

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