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sur la transmigration, et qu'il essayât de leur en faire rendre compte comme il l'a fait pour le Nirvâna. La transmigration admise, la doctrine du Nirvâna en est une suite fort logique et presque nécessaire. D'où vient cette singulière idée de la transmigration? Dans quel pays, à quelle époque est-elle née? Sur quel fondement psychologique s'appuie-t-elle? Comment a-t-elle pu faire cette fortune dans l'Asie entière, où il n'est presque pas de peuple qui ne partage cette erreur? Nous ne tenterons pas, pour notre part, de combler la lacune qu'a laissée M" Bigandet. Ce serait une recherche par trop hypothétique, quelque curieuse qu'elle fût. Supposer qu'une existence antérieure a précédé celle-ci, supposer que des existences se succéderont sans terme, c'est là une rêverie que la raison ne peut admettre et qui ne s'appuie dans l'observation de la vie présente sur aucun fait décisif. Cette hypothèse, malgré son étrangeté, a été soutenue dans l'antiquité grecque par Pythagore et même par Platon; de nos jours, elle compte encore des partisans non moins convaincus, s'ils sont moins illustres. Mais aucun de ceux qui l'ont si gratuitement soutenue n'en a tiré la même conséquence que le Bouddha. Cette conséquence est parfaitement rigoureuse, bien qu'elle soit profondément triste. Mais, encore une fois, d'où vient la doctrine de la transmigration? Cette foi est en quelque sorte endémique chez ces peuples; et elle peut bien passer pour une maladie d'esprit, que nous ne comprenons pas, parce que, heureusement pour nous, nous n'en sommes pas atteints. Où s'arrêter dans cette route déplorable autant que ténébreuse? Et que devient la vie actuelle entre ces deux infinis d'existences précédentes dont on ne se souvient pas et d'existences postérieures dont on ne peut se faire la moindre notion? La vie, ainsi conçue, devient bientôt incompréhensible et odieuse; alors le logicien intrépide ne trouve plus qu'un refuge, qui est le néant; et, par un reste de grandeur et d'héroïsme, il ne prétend conquérir cet asile effroyable que par la vertu. Mais ce sont là des abîmes accumulés les uns sur les

autres.

Nous préférons revenir, avec M Bigandet, à des faits actuels et authentiques, c'est-à-dire à l'état présent du bouddhisme au Birman. Quand la religion nouvelle pénétra dans ce pays, elle y trouva une croyance superstitieuse qui dominait tous les esprits, et qui la domine encore, sans que la doctrine meilleure du Tathàgata ait pu la supplanter entièrement et la faire disparaître. C'est la croyance aux génies appelés Nats, d'un mot birman ou pâli qui signifie Seigneur. Ce mot correspond assez bien à celui de Déva ou Dévata, en sanscrit, Dieu, Déité. Les Nats birmans sont des êtres supérieurs à l'homme,

So.

dont le corps, d'une substance éthérée, peut se transporter tout à coup dans les espaces avec une rapidité merveilleuse. Ils prennent une part incessante aux affaires humaines; on les trouve partout et sous toutes les formes. Il n'y a pas de forêt, de rivière, de source, d'arbre, de village, de ville, qui n'ait son Nat protecteur. Il y a des Nats qui sont déchus du siége sublime occupé d'abord par eux, et qui, retirés dans des lieux obscurs, ne songent qu'à nuire aux hommes. Aussi les redoute-t-on beaucoup, et fait-on tout ce que l'on peut pour les apaiser et les rendre propices. Le culte des Nats, plus ancien que le bouddhisme dans cette partie de l'Asie, a continué de vivre à côté de lui, bien qu'il contredise tous ses principes; et les rares tribus de ces contrées, qui ne sont pas bouddhiques, n'adorent que les Nats indigènes. Les bouddhistes concilient comme ils peuvent les deux cultes; et, ainsi que le dit Ms Bigandet, «tous les Birmans sans exception, depuis le «roi jusqu'à son plus humble sujet, adorent les Nats, soit en public, soit « en particulier 1. » Dans le culte des Nats, il n'y a pas la moindre idée de morale; et, en ce sens, la foi bouddhique a réalisé pour le Birman un progrès considérable. Le devoir a été substitué à l'intérêt; et l'on a pu s'appliquer à imiter les vertus du Tathâgata, sans avoir rien à craindre ou à espérer de lui.

A d'autres égards, le bouddhisme n'a pas été moins bienfaisant. Par exemple, Ms Bigandet vante beaucoup l'heureuse influence qu'il a exercée sur la condition des femmes. Le Bouddha, comme le prouve l'histoire de Ratha, que nous avons citée un peu plus haut 2, n'avait pas exclu les femmes de la communauté religieuse; il avait institué des couvents pour elles aussi bien que pour les hommes. Il y a encore aujourd'hui des monastères de ce genre au Birman. Les nonnes qui les habitent y vivent des aumônes des fidèles, et y mènent une vie trèssévère; mais il paraît qu'elles ne sont pas en général très-considérées; et cette institution, peu conforme aux principes du dogme bouddhique, est sur son déclin 3.

The life or legend of Gaudama, etc. pages 17 et 71. Il faut lire aussi à la fin du volume, page 537, une note de M. le colonel A. P. Phayre, commissaire général du Birman anglais, sur le mot Nat. M. le colonel Phayre est orientaliste en même temps qu'administrateur politique; et Ms Bigandet, qui parait avoir eu fort à se louer de lui, a pu lui dédier son ouvrage, non pas seulement comme à un ami, mais comme à un juge. M. Phayre croit aussi que le culte des Nats a précédé de beaucoup le culte bouddhique. Pour lui, les Nals sont assez analogues aux fées et aux sylphes du moyen âge. 2 Voir le Journal des Savants, calier d'août 1869, page 455. —3 The life or legend of Gaudama, etc. pages 118 et 299.

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Cette égalité, admise au point de vue religieux, est passée aussi dans les mœurs, et M" Bigandet affirme qu'au Birman les femmes sont à peu près dans la même condition que les hommes 1. Elles se montrent en public comme eux; elles ne sont pas soumises à ces humiliantes reclusions que la jalousie leur impose dans presque toute l'Asie; elles peuvent sortir de l'intérieur de la maison quand elles le veulent. Il y en a qui ouvrent des boutiques, et ce sont elles à peu près exclusivement qui tiennent les bazars. En un mot, leur position sociale est bien plus élevée que ne l'est ordinairement celle de leur sexe dans les pays qui n'ont pas reçu le bouddhisme. Elles sont les compagnes de l'homme, et non pas ses esclaves. Actives, industrieuses, elles contribuent largement dans leur sphère à soutenir la famille. « Malgré tout ce qu'en ont pu dire des observateurs superficiels, je suis persuadé, dit M Bigandet, que les mœurs sont moins corrompues dans les pays où les femmes jouissent de la liberté que dans ceux où on les réduit à un honteux esclavage qui les dégrade. Le bouddhisme désapprouve la polygamie; « mais il tolère le divorce; et, sous ce rapport, les mœurs sont d'une fa«cilité déplorable. D'ailleurs la polygamie est très-rare au Birman dans les basses classes, et cette habitude funeste et antisociale est le privilége des grands et des riches. >>

Certes, c'est un bienfait inappréciable du bouddhisme d'avoir tant amélioré la condition des femmes; mais nous ne savons s'il a partout produit les mêmes fruits qu'au Birman.

Il nous reste à voir dans un dernier article ce que sont les Talapoins ou religieux bouddhistes de ce pays. M" Bigandet leur a consacré une étude minutieuse, que nous allons analyser pour voir ce qui reste encore aujourd'hui de l'institution primitive, telle que nous la trouvons dans le Vinaya des Trois Conciles.

BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRE.

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COLLECTION des HistorieNS ANCIENS Et modernes DE L'ARMÉNIE, publiée en français.... avec le concours des membres de l'Académie arménienne de Saint-Lazare de Venise et des principaux arménistes français et étrangers, par Victor Langlois 1; t. Ier, première période, Historiens grecs et syriens, traduits anciennement en arménien, XXI-421 pages, 1867, et t. II, deuxième période, Historiens arméniens du ve siècle, XVI-405 pages, 1869.

PREMIER ARTICLE.

Si, dans une composition littéraire ou dans l'exécution d'une œuvre d'art, il suffisait de déployer du zèle, de l'ardeur au travail, une volonté empressée à faire quelque chose d'utile, un talent de mise en œuvre ingénieux et facile, il n'y aurait à coup sûr que des éloges à donner à l'auteur de la compilation dont nous allons essayer de rendre compte. C'est, en effet, une excellente et très-louable pensée que celle de réunir en un corps d'ouvrage et de transporter dans notre langue les historiens et les chroniqueurs qu'a produits l'Arménie. De toutes les nations de l'Asie occidentale, il n'en est aucune qui ait cultivé avec plus d'aptitude et une vocation mieux réussie ce genre de littérature, qui ait mis au jour une série d'annales plus étendue, d'un caractère plus varié et plus curieux. Cette série commence au Iv° siècle de notre ère, au moment de la conversion de la Grande Arménie à la foi de l'Évangile, et se prolonge presque sans interruption jusqu'à l'époque où nous vivons; vaste cadre où se déroulent à nos yeux le dramatique tableau de vicissitudes politiques ou religieuses sans nombre, le spectacle des phases alternatives d'agitation et de tranquillité, de prospérité et de misère, d'indépendance et de servitude, que ce peuple a traversées.

La littérature arménienne, éclose sous l'influence des écoles syriennes de la Mésopotamie, fécondée plus tard par le génie de la Grèce, avec lequel le christianisme byzantin la mit en contact, par l'étude et l'imi

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Le travail que je soumets ici au lecteur était presque terminé, lorsqu'ont eu lieu tout récemment la publication du tome II de la Collection de M. Langlois et presque en même temps la mort de l'auteur. Après cette perte regrettable, je n'ai rien à changer à ce que je disais de lui pendant qu'il aurait pu encore me répondre, rien à retrancher d'une appréciation que j'ai cherché à rendre aussi impartiale, aussi impersonnelle que possible.

tation des grands modèles que lui fournissait la langue d'Homère et d'Aristote, de saint Basile et de saint Jean Chrysostome1, la littérature arménienne grandit tout à coup et se développa dans un complet et magnifique épanouissement. Le cinquième siècle, qui fut ce qu'on a appelé son âge d'or, vit surgir toute une pléiade d'écrivains qui, dans leurs traductions des chefs-d'œuvre de la Grèce ou dans leurs œuvres originales, imprimèrent à la langue un caractère de correction, d'élégance et de précision encore inconnu; entre autres, Moïse de Khoren, qui a mérité le surnom d'Hérodote arménien, Elisée, qui, par la sobriété et la grâce de sa diction, rappelle la manière de Xénophon, et Eznig, qui, pour la pureté et le bon goût, ne leur est pas inférieur. Ce mouvement littéraire fut favorisé par les événements dont l'Arménie fut alors le théâtre; la dynastie des Arsacides, qui y régnait depuis le milieu du 11° siècle avant Jésus-Christ, venait de succomber sous les coups des Sassanides, devenus maîtres de la Perse. Ceux-ci, après avoir soumis la plus grande partie du pays, jaloux d'y consolider leur domination, prirent à tâche de détruire le christianisme et de relever sur ses ruines les temples du feu; ils proscrivirent le culte des lettres grecques par lequel s'était introduit celui du Dieu de l'Évangile. Ces tentatives d'asservissement, l'intolérance des prêtres du magisme et de sanglantes persécutions provoquèrent une vive résistance et un nouvel élan du sentiment national. Malgré leur faiblesse numérique, les Arméniens s'armèrent pour secouer un joug odieux; et, dans cette lutte, la Croix, ainsi que l'idiome de ceux qui la leur avaient apportée, devint pour eux le symbole de l'indépendance politique et de la liberté de conscience.

Les invasions successives des Arabes, des Turcs et des Mongols firent tomber sur l'Arménie tous les maux de l'oppression et de l'esclavage, et déterminèrent l'éloignement et l'exil d'une grande partie de ses populations. Mais le clergé conserva ses immunités, et les couvents furent épargnés. Dans ces asiles de la piété et de la science, respectés par les barbares, fleurirent au moyen âge les études théologiques et historiques, et il nous est resté de très-précieux témoignages de l'activité dont ils furent le foyer.

La liste de nos historiens se termine au xvII° siècle par Arakel de Tauriz, qui a raconté, dans un langage rappelant celui de l'âge classique, l'invasion de Schah-Abbas I, roi de Perse, dans l'Arménie orien

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J'ai mentionné, parmi les classiques grecs, quelques-uns de ceux auxquels les Arméniens s'attachèrent de préférence et qu'ils traduisirent tout d'abord au v* siècle. Cf. Sukias Somal, Quadro delle opere anticamente tradotte in armeno, Venise, in-8°, 1825, p. 8 et suiv.

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