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Cela seul suffisait déjà pour exciter contre le cartésianisme naissant l'hostilité ou la défiance des théologiens rigides, de la partie militante de l'Église. Mais à ce motif particulier d'éloignement venait se joindre le motif général que nous connaissons déjà, le même qui avait agi sur les Églises réformées de Hollande, l'esprit d'indépendance, sinon d'insurrection, l'amour de la nouveauté, l'esprit sévèrement critique qui respire dans la philosophie de Descartes. Descartes pouvait dire «Je suis de la religion du roi et de ma nourrice. » Mais ni ses amis ni ses ennemis n'étaient obligés par ses principes de prendre au sérieux cette déclaration. Il n'y a donc pas à s'étonner que, suspect en Hollande à l'orthodoxie calviniste comme un allié secret du socinianisme et du rationalisme, il ait été signalé en France par l'orthodoxie catholique comme un allié des calvinistes et des jansénistes. Des deux accusations qu'il rencontrait dans son propre pays, la première était difficile à soutenir; mais la seconde, comme nous l'avons déjà remarqué, était complétement justifiée par les faits. Il est certain que les jansénistes ou ceux qui inclinaient seulement au jansénisme étaient tous cartésiens, et d'autant plus décidés dans leurs opinious philosophiques, qu'ils étaient plus avancés dans leurs opinions religieuses.

On sera peut-être tenté de faire une exception pour Pascal; mais il faut remarquer que la vie de Pascal se partage en deux périodes bien différentes. Dans la première, ne poussant pas la doctrine augustinienne de la grâce plus loin que ses amis et ses compagnons de PortRoyal, il se montre cartésien pur. Il professe, comme tous les cartésiens, la doctrine du progrès indéfini de l'esprit humain. Il compare l'humanité à un seul homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. I recommande de ne rien admettre que sur la foi de l'évidence ou après démonstration. Il distingue entre la philosophic et la théologic, réclamant pour celle-là une entière liberté et ne faisant de la foi une obligation que pour celle-ci. Il proteste contre la condamnation de Galilée, et, non content d'admettre le mouvement de la terre, il croit avec Descartes que le monde est infini, puisqu'il le représente sous l'image d'une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part. En physique, il est partisan du mécanisme universel, du plein, de la matière unique, de la théorie cartésienne de la lumière et de la chaleur, et en physiologie de l'automatisme des bêtes.

Dans la seconde période de sa vie, lorsqu'il ne lui reste plus qu'une seule pensée, celle d'assurer le règne de la grâce par l'anéantissement

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de la nature, et le triomphe de la foi par l'excès du doute et du désespoir, il se montre, il est vrai, un adversaire passionné de Descartes; il l'accuse d'impiété et presque d'athéisme. «Il aurait bien voulu, dit-il, dans toute sa philosophie, pouvoir se passer de Dieu, mais il n'a pu « s'empêcher de lui faire donner une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement. » Il répudie sa physique comme chimérique et fastidieuse autant que préjudiciable à la foi. «Il faut dire en gros, « cela se fait par figure et par mouvement, car cela est vrai; mais de dire quels, et composer la machine, cela est ridicule, car cela est inu<«< tile et incertain et pénible. » Aux preuves cartésiennes de l'existence de Dieu, il préfère la règle des partis, le calcul des probabilités, un motif de croyance tiré de l'intérêt de l'homme. Mais, quand Pascal renie ainsi la philosophie de Descartes, c'est qu'il renie toute philosophie et qu'il en est venu jusqu'à dire : «Nous n'estimons pas que toute «la philosophie vaille une heure de peine... Se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher. » Quand Pascal renic la philosophie, c'est qu'il a rompu avec la raison elle-même; il la trouve sotte et ne voit pas qu'on ait quelque chose à perdre en la perdant : «Abêtissez« vous!» Toujours est-il que, tant qu'il resta philosophe, il resta cartésien.

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C'est un autre janséniste, et non certainement un des moins ardents, par conséquent un autre cartésien, dont nous avons vainement cherché le nom dans le livre de M. Bouillier, c'est Domat, l'auteur du Traité des lois civiles, qui avait coutume de dire : «Quand verrons-nous sur la « chaire de saint Pierre un pape chrétien? »>

Dans cette situation, le cri d'alarme, et bientôt après le cri de guerre, devait venir surtout de la partie militante de l'Église, d'un corps institué pour combattre toute nouveauté, soit qu'elle invoque le nom de la philosophie ou celui de la théologie, il devait venir de la compagnie de Jésus. En effet, si quelques membres de la Société, cédant à un sentiment d'amitié pour l'auteur ou à un sentiment d'admiration pour l'œuvre, ont pu individuellement accueillir d'abord avec bienveillance la philosophie de Descartes, le corps tout entier ne tarda pas à la combattre par tous les moyens qui étaient en son pouvoir, par la plaisanterie, par l'argumentation, par la dénonciation. C'est par la dénonciation surtout qu'il se flatta de triompher et qu'il triompha effectivement, pendant quelques années, de la doctrine suspecte. Il la dénonça à la cour de Rome, qui la fit condamner par la congrégation de l'Index. Il la dénonça à l'assemblée générale du clergé de France, en 1682, demandant par la bouche du P. Valois qu'elle fût proscrite dans toute la

catholicité comme complice du calvinisme et du jansénisme. Il la dénonça enfin au pouvoir royal et obtint qu'elle fût bannie des chaires de médecine aussi bien que des chaires de théologie et de philosophie. Il fut même question un instant d'obtenir du parlement un arrêt qui la bannît expressément, sous les peines les plus graves, de tout le royaume, et le parlement, vivement sollicité, aurait cédé peut-être sans le ridicule dont cette mesure était couverte d'avance par l'arrêt burlesque de Boileau. Pendant quinze ans, de 1675 à 1690, le cartésianisme reste frappé d'interdiction; il n'est pas seulement exclu de l'enseignement officiel, mais aussi de l'enseignement libre, comme nous dirions aujourd'hui, et de l'enseignement écrit. Les conférences cartésiennes sont prohibées et le privilége du roi, c'est-à-dire la permission de voir le jour, est refusé à tout ouvrage manifestement favorable aux idées de Descartes. Malebranche est obligé de faire imprimer les siens à l'étranger. Il va sans dire que la philosophie cartésienne est proscrite dans toutes les maisons de la compagnie de Jésus. Par une décision d'un de ses généraux, Michel-Ange Tamburini, il est défendu de la soutenir même à titre d'hypothèse.

On s'est étonné de l'acharnement des jésuites contre Descartes, tandis qu'ils ont laissé en paix Gassendi, le restaurateur du système des atomes, l'apologiste du système d'Épicure; rien n'était cependant plus logique La cause de l'autorité leur était plus chère que celle de toute philosophie, quelle qu'elle fût, et Gassendi ne s'est jamais attaqué à l'au torité; ses opinions n'étaient point en opposition directe avec certains dogmes, comme la théorie cartésienne de la matière avec le mystère de la transsubstantiation, comme le spiritualisme cartésien ou la distinction absolue de la matière et de l'esprit avec le dogme de la résurrection des corps. Ajoutez à cela que l'auteur du Syntagma, goûté de quelques faciles et libres esprits, n'était pas appelé à exercer une influence dangereuse. Les épicuriens, quand on les a contre soi, sont des adversaires pacifiques. Le P. Daniel lui sait même gré de ses idées équivoques sur la nature de l'âme. «Il paraît être, dit-il, un peu pyrrhonien « en métaphysique, ce qui, à mon avis, ne sied pas mal à un philosophe."

Comme une condition nécessaire du règne de l'autorité et de l'intégrité de la foi, les jésuites estimaient par-dessus tout l'immobilité des idées, la conservation des mêmes méthodes et des mêmes doctrines philosophiques aussi bien que des mêmes traditions théologiques. Ils

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auraient mieux aimé une vieille erreur passée dans les habitudes de l'esprit qu'une vérité nouvelle capable de les troubler; mais, comme la vérité pour eux n'était pas là et qu'il ne s'agissait pas même de vérité, ils ne faisaient aucun sacrifice en barrant le chemin à toute innovation importante. De là vient que, malgré sa parenté avec le matérialisme et le scepticisme, la vieille maxime de l'école, Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu, leur paraissait préférable aux idées innées et à toute la métaphysique de Descartes. Le P. Daniel, que nous citions tout à l'heure, l'avoue franchement quand il prend pour son propre compte, c'est-à-dire pour le compte de sa compagnie, ces paroles qu'il met dans la bouche de Colbert: «Folie ancienne, folie nouvelle, je « crois qu'ayant à choisir, il faut préférer l'ancienne à la nouvelle.» En vain Malebranche et ses disciples invoqueront-ils l'autorité de saint Augustin en faveur de toutes les doctrines que repoussait la compagnie de Jésus; les jésuites, au fond du cœur, n'aimaient pas plus saint Augustin que Descartes. Le premier, avec son platonisme extrême, avec son mysticisme ardent, ne paraissait pas plus favorable que le second à leur étroite discipline, à leurs minutieuses pratiques, à la petite dévotion idolâtre qu'ils ont introduite dans l'Église, évidemment avec le dessein de détourner les esprits de toutes les grandes questions et de maintenir les âmes à portée de leur domination. Puis ils avaient cette fortune de défendre une belle cause, celle du libre arbitre, à la fois contre le cartésianisme et contre le jansénisme, car l'hypothèse des causes occasionnelles et l'idée de la création continue ne la mettaient pas moins en péril que la doctrine augustinienne de la grâce.

Il arrive cependant un moment où les jésuites se réconcilient avec la philosophie cartésienne et trouvent, en lui appliquant sans restriction les expressions dont le P. Rapin s'est servi en parlant de la physique, «qu'elle est remplie d'idées curieuses et de belles imagina«tions. » L'un d'entre eux, le P. Guénard, partage avec Thomas le prix proposé par l'Académie française pour l'éloge de Descartes. Mais c'était en l'année 1755, quand le cartésianisme, momentanément détrôné par les doctrines de Locke et de Condillac, pouvait leur sembler décidément mort, perinde ac cadaver, comme disent leurs consti

tutions.

Il faut rendre cette justice aux jésuites que, dans leur polémique contre le cartésianisme, même en y comprenant les paradoxes et les excentricités du P. Hardouin, ils ont toujours gardé une certaine mesure, une certaine modération relative, qui est dans leur ton et dans

leur langage quand elle n'est point dans leur esprit. Cette limite a été franchie par Huet, tour à tour leur protégé et leur protecteur, toujours leur ami, et qui, après avoir été un zélé champion de la philosophie de Descartes et même un de ses apôtres, puisqu'il lui a donné Cally et Desgabets, s'est brusquement tourné contre elle, moitié par intérêt, moitié par dépit. Il voyait bien qu'en restant fidèle à une doctrine doublement proscrite, par le grand roi et par un ordre religieux qui passait à juste titre pour la plus grande puissance de l'Église, il se fermait le chemin des dignités et des honneurs. Il comprenait, après y avoir réfléchi, que le cartesianisme, en recommandant l'étude directe de l'âme et de la nature, était funeste à l'érudition, le seul fondement de sa renommée, le seul but et le seul résultat de ses labeurs. Cette conversion plus que suspecte ne lui porta point bonheur; elle lui inspira deux misérables ouvrages, la Censure de la philosophie cartésienne et le Traité de la faiblesse de l'esprit humain, qui n'ont jamais prouvé autre chose que la faiblesse de son propre esprit. Par là même il justifiait le dédain de Descartes et de son école pour ceux qui ne sont que des érudits et qui, au lieu de penser eux-mêmes, s'inquiètent uniquement de savoir ce que les autres ont pensé.

Tous les adversaires du cartésianisme n'étaient point des théologiens et n'appartenaient point à la compagnie de Jésus. Quelques-uns d'entre eux étaient des péripatéticiens attardés et d'autres des disciples de Gassendi. Au nombre de ces derniers, nous rencontrons Guy Patin, qui, apprenant que Gassendi vient de mourir, écrit dans une de ses lettres : « J'aimerais mieux que dix cardinaux de Rome fussent morts. » A côté de Guy Patin viennent se placer naturellement Bernier et Sorbière, le premier, élève et ami de Gassendi, le second, son complaisant et son biographe.

Faut-il aussi comprendre parmi eux Molière? Sans aucun doute Molière a été un élève et est peut-être resté toute sa vie un disciple de Gassendi; il a reçu directement ses leçons avec Chapelle et Bernier. Mais qu'il ait été l'adversaire de la philosophie de Descartes au profit de celle de son ancien maître, c'est-à-dire au profit de celle d'Épicure ou de Lucrèce, dont il a, dans sa jeunesse, traduit le poëme en vers français, cela, il nous est impossible de l'accorder à M. Bouillier. Molière mettait en scène, pour les couvrir de ridicule, toutes les exagérations, tous les excès, les excès de doctrine comme les autres. A ce titre, il poursuit de sa verve certaines interprétations du cartésianisme aussi bien que la pédanterie intolérable et les puériles distinctions des prétendus sectateurs d'Aristote. Ce n'est pas Aristote qui est blessé par

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