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est immuable, la vertu, laquelle peut se définir. L'épicurisme, au contraire, qui repose sur le plaisir, c'est-à-dire sur ce qu'il y a de plus variable, prend un caractère différent selon les hommes qui l'interprètent et le pratiquent chacun à sa manière. La doctrine, par cela qu'elle dépend d'un point qui n'est pas fixe, oscille entre les extrêmes et peut même parcourir successivement toute la distance qui sépare la vertu du vice. C'est pourquoi, dans l'histoire ancienne et moderne, on rencontre des épicuriens qui se ressemblent si peu et qui croient pourtant que leur conduite est légitime, conforme à leur règle philosophique. Au premier rang vous avez l'épicurisme du maître, qui est grave, austère, qui ne trouve son plaisir que dans le renoncement '; c'est une sorte de stoïcisme au repos. Dans les bas-fonds de l'école, vous en voyez un autre, que Cicéron et Horace n'ont pu peindre qu'en termes peu décents «il sent, non l'école, mais l'étable.» Au-dessus, dans les élégantes villas romaines, ou dans le palais de Mécène, les parfums de la vertu se confondent avec ceux de la cuisine'; plus haut encore, un Atticus place la sagesse dans une prudence délicate, dans une bienfaisance intéressée, et, pour protéger son bonheur, recrute des amis comme d'autres lèvent des soldats. Vous trouverez même un épicurisme actif, intrigant, valeureux, celui de Cassius, qui se donne tout entier aux rêves de l'ambition, qui fait la guerre aux tyrans, ne pouvant être tyran luimême, et qui, confondant sans cesse son propre intérêt avec celui de la justice et de la liberté, sait mourir assez bravement pour que son compagnon Brutus l'appelle le dernier des Romains. A côté de cet épicurisme républicain voyez Pétrone, l'esclave et l'arbitre de la cour impériale, mettant sa gloire à mener de front les affaires et les plaisirs, qui dort le jour, travaille la nuit, et, quand il est tombé en disgrâce, s'ouvre tranquillement les veines, les referme, les ouvre de nouveau, s'entretient de bagatelles avec ses amis jusqu'aux derniers moments, pour montrer que la frivolité peut avoir son héroïsme, et que la nonchalance, qui est le bonheur de la vie, est aussi la grâce suprême de la mort. Voulez-vous d'autres contrastes? Voici Lucrèce qui met toute son âme dans la science, tandis que Montaigne s'écriera Oh! que c'est un doux et mol chevet, et sain, que l'ignorance et l'incu« riosité, à reposer une teste bien faicte. Enfin, il est un épicurisme qui comprend tous les autres, qui admet tout, même l'ambition et le désir de la gloire, qui n'exclut rien, pas même la tristesse, c'est celui de La Fontaine, qui l'a chanté, avec une grâce qui n'est qu'à lui et un abandon qui sied au sujet :

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Epicure noster, ex hara

producte, non ex scola. » Cic. In Pison. 16; « Epicuri de grege porcum. » Horat. Epist.

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1,4.- «Philosophia tua in culina est. » Cic. Fam. XV, 18, ad Cassium. Cf. Essais, III, 17. — La Fontaine, Les amours de Psyché.

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Une diversité, qu'à plusieurs reprises M. Martha met en relief, c'est celle que, par une vue, qui est une des nouveautés de son livre, il aperçoit entre Lucrèce et Épicure. Le poëte, dans des vers fameux', présents à toutes les mémoires, lui paraît avoir peint le philosophe d'après lui-même, lui prêtant une audace, un emportement, une allure de Titan révolté contre le ciel, peu conformes au calme, à la douceur, à la sérénité de son opposition religieuse. Cette différence de sentiments chez le maître et le disciple, la clémence de l'un, la colère de l'autre, il l'explique non-seulement par la différence de leur caractère et de leur génie, mais encore par celle des religions qu'ils avaient à combattre. A tout ce qu'il y avait d'obscur, de sec, de triste, de tyranniquement tracassier dans les traditions et les pratiques spécialement italiques de la religion romaine, il oppose un tableau bien différent de la religion grecque. C'est un très-intéressant parallèle, dont on me permettra de transcrire encore quelque chose.

En Grèce la religion était bien plus raisonnable, plus commode, et son joug était plus léger. La mythologie grecque, formée par des poëtes, a quelque chose de gracieux qui pouvait plaire même à l'imagination d'un incrédule. Les symboles vivants des forces de la nature ou des passions humaines représentent une grande philosophie égayée par de riantes fictions. Les dieux grecs sont faciles, accommodants, et souffrent même que les poëtes et les sages leur prêtent tous les jours des attributs nouveaux. La libre pensée peut, pour ainsi dire, les corriger et les embellir. Ils ne s'occupent pas avec une exactitude ombrageuse de tous les détails de la vie humaine, ils ne demandent pas à être honorés, à heure fixe, par des prêtres qu'ils ont choisis. Tout homme, pourvu qu'il ait un esprit riche et fécond, peut faire monter vers le ciel un agréable hommage, et je ne sais s'il ne serait pas permis de dire qu'ils sont moins heureux de recevoir les prières de la vertu que les hymnes du génie. Le culte lui-même est poétique, les cérémonies sont des fêtes. L'incrédulité pouvait en sourire, mais non s'irriter. Aussi l'impiété grecque n'a rien de farouche; elle est calme, elle est douce, et, comme on le voit par l'exemple du philosophe Épicure et même du satirique Lucien, en renversant le pouvoir des dieux, elle est encore pleine d'égards pour ces aimables tyrans.

Ce que remarque encore M. Martha, c'est que la quiétude d'Epicure ne pouvait appartenir au poëte romain qui le traduisait dans un siècle de troubles affreux, le cœur plein du sentiment des misères publiques. C'était avec un tout autre accent, plus grave, plus ému, avec un mélange de colère impérieuse, qu'il devait recommander le calme de l'âme en présence de tant de passions furieuses et de crimes abominables, et

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ces dieux qui les souffraient, ces dieux indifférents et impuissants, ce n'était pas non plus sans colère qu'il pouvait réclamer contre leur pré

tendue divinité.

J'ajouterai que, si retiré qu'il fût, en épicurien convaincu et conséquent, hors des agitations de la vie publique, il ne pouvait, même dans ses conseils de philosophique abstention, en renier les devoirs. Ne ditil pas, par une double dérogation, littéraire, patriotique, à son système. redevenu un instant croyant et citoyen, ne dit-il pas, en demandant aux dieux la paix pour les Romains, que, parmi les embarras de la patrie, il ne pourrait donner à son travail un esprit libre, ni l'ami pour qui il écrit, l'illustre rejeton des Memmius, manquer, en de telles conjonctures, au salut commun?

Nam neque nos agere hoc patriaï tempore iniquo
Possumus æquo animo; nec Memmi clara propago,
Talibus in rebus, communi desse saluti1.

Les émotions présentes, la passion contemporaine qui animent une philosophie en apparence toute spéculative, c'est là un des traits que s'applique à faire ressortir M. Martha dans son intelligent commentaire. Il trouve dans le poëme de quoi suppléer à l'insuffisance de la biographie du poëte, non sans reconnaître, toutefois, que ces divinations conjecturales ne sont pas sans chance d'erreurs. Pour mon compte, je conviendrai bien avec lui et avec notre regretté collaborateur SainteBeuve, qu'il cite à ce propos, que la vive peinture retracée par Lucrèce des misères de la passion amoureuse témoigne d'un cœur qui en a souffert; mais que la vivacité, la chaleur éloquente de son langage, lorsqu'il s'élève contre la superstition et l'ambition, autorisent à lui supposer une expérience personnelle de ces funestes passions, c'est ce qui me paraît moins évident.

Les habitudes de la haute société romaine rendent assez vraisemblable ce que plusieurs ont pensé et que M. Martha est tenté de penser avec eux, que Lucrèce, dans sa jeunesse, avait étudié à Athènes même cette philosophie d'Epicure dont il devait un jour devenir l'interprète; mais cela n'est que vraisemblable. L'éloge d'Athènes, qui ouvre son sixième livre, ne renferme rien qui révèle une impression reçue aux lieux-mêmes, comme par l'auteur inconnu du Ciris, respirant, dit-il avec charme, au début de ce poëme, dans le jardin d'Athènes, les doux

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parfums qu'il exhale; s'ensevelissant sous les verts ombrages de la Sagesse qui y fleurit :

Cecropius suaves exspirans hortulus auras

Florentis viridi Sophiæ complectitur umbra.

Il ne semble pas que M. Martha ait eu connaissance d'autres voyages fort nombreux et fort lointains qu'a prêtés à Lucrèce un de ses plus dignes admirateurs, car il est lui-même un grand poëte. C'est en poëte seulement et non en historien bien informé qu'il a pu dire « Un jour « ce voyageur se tue. C'est là son dernier départ. Il se met en route pour la mort. Il va voir... Il lui reste un dernier voyage à faire, il est « curieux de la contrée sombre, il prend passage sur le cercueil, et dé<«< faisant lui-même l'amarre, il pousse du pied vers l'ombre cette barque « obscure que balance le flot inconnu. »

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M. Martha regarde comme suspect ce que rapporte Eusèbe, et que confirme en partie un scholiaste de Virgile', qu'un philtre amoureux ayant égaré la raison de Lucrèce, il composa dans quelques intervalles lucides son poëme et se donna la mort à l'âge de quarante-quatre ans. Déjà M. Villemain2, tout en admettant quelques-unes de ces circonstances, s'était éloquemment refusé à croire qu'une œuvre telle que le poëme de la Nature « fût sortie du milieu des rêves d'une raison habi«tuellement égarée. »

Et, en effet, indépendamment de l'éloquence sublime, de la riche imagination qui y éclatent partout, ce poëme, considéré dans son majestueux ensemble, dans la vaste et régulière ordonnance de chacun de ses livres, dans l'exacte et frappante description de phénomènes phy siques ou intellectuels dont trop souvent, il est vrai, l'explication est contestable, dans l'enchaînement rigoureux, le mouvement, le progrès des idées, est assurément l'œuvre d'une forte raison, maîtresse d'ellemème. Le raisonnement y fait corps avec la poésie, qui n'en est que la forme extérieure, et dont les traits les plus heureux sont encore des arguments. Ce caractère, que des traducteurs très-habiles n'ont peut-être pas assez conservé, est un de ceux que M. Martha a le mieux expliqué, et il s'est attaché à le reproduire dans les nombreuses traductions en vers, ornements de ses chapitres, qui font repasser au lecteur, rendus avec autant de fidélité3 que d'élégance, les plus beaux passages du De

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Pomponius Sabinus in Virgil. Georg. III, 282.- Du poëme de Lucrèce Sur la nature des choses. Etudes de littérature ancienne et étrangère. Cette fidélité est en défaut, page 78, dans la traduction des vers 50 et suivants du premier livre de

Natura rerum. Mon compte rendu serait incomplet, si je n'en citais pas quelque chose. Je choisis le célèbre début du second livre, sur lequel se sont exercés tant de traducteurs, avec des succès divers, et où, quoi qu'en ait dit La Harpe, Voltaire a échoué.

Devant la mer immense on aime à voir du port
L'homme battu des flots lutter contre la mort;
Non, le malheur d'autrui n'est pas ce que l'on aime,
Mais la tranquillité que l'on sent en soi-même;
On aime à voir encore, en paisible témoin,
De grandes légions s'entrechoquer au loin.
Mais on aime surtout au-dessus des orages
Habiter ce séjour élevé par les sages,

D'où l'on voit à ses pieds les mortels incertains
De la vie au hasard courant tous les chemins,
Armés de leur génie ou fiers de leur naissance,
Lutter pour la richesse et la toute-puissance,
Et, par de longs travaux, jour et nuit disputer
Ce faite des grandeurs où tous veulent monter.
O triste aveuglement, ô misères humaines,

Dans quelle sombre nuit, hélas! dans quelles peines,
Misérable mortel, tu perds ces quelques jours
Que la nature donne et ravit pour toujours.

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Voici des vers d'un tout autre caractère, des vers descriptifs. Ils traduisent très-heureusement un charmant passage 1 dans lequel Lucrèce, cet excellent peintre, voulant faire comprendre le mouvement continuel, les évolutions, les rencontres fortuites des atomes dans le vide, a recours à une comparaison avec ces corpuscules qu'on voit flotter, s'agiter dans un rayon de lumière :

Ainsi, lorsqu'au travers d'une étroite fenêtre

Un rayon de soleil s'insinue et pénètre,

Clair et droit, dans la nuit d'un sombre appartement,

Tu vois tout aussitôt voler confusément

De mille petits corps la vivante poussière

Qui monte et qui descend dans ce champ de lumière.

Lucrèce. M. Martha y emploie le mot atomes dont le poëte latin évite précisément de se servir, lui substituant, et ici et ailleurs, de nombreux synonymes: corpora prima, corpora genitalia, primordia rerum, semina rerum, principia, materies, etc. Un prédécesseur de Lucrèce, Lucilius, n'avait pas cependant fait difficulté de dire, 1. XXVII, fragm. 48 « Eldwλa atque atomos vincere Epicuri volam. » (Nonius, v. volam.) - De Nal. rer. II, 113 sqq.

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