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tage. Fontette ne se découragea pas. L'opinion publique, gagnée par sa bonne administration et par tout ce qu'il y avait de juste dans la réforme, finit par lui donner raison contre le parlement. Son système prévalut non-seulement dans la généralité de Caen, mais dans les généralités de Rouen, d'Alençon et de Poitiers, où il fut imité plus tard.

La réforme introduite, en 1761, dans la généralité de Limoges, par Turgot, paraît avoir été moins nette, moins arbitraire en apparence et plus radicale au fond que celle de Fontette; elle réussit plus facilement par suite de la patience avec laquelle Turgot s'attacha à persuader les populations, ainsi qu'à gagner l'appui de la magistrature. Après avoir réparti la tâche entre les parties intéressées à l'exécution d'un chemin, il imposa à chacune d'elles le montant du prix d'adjudication de cette tâche, mais il dégrevait en même temps les paroisses d'une somme pareille sur la cote de la taille, et, comme compensation, il répartissait ensuite entre toutes les paroisses de la province une contribution égale au total de ce dégrèvement. Par le fait il établissait ainsi un nouvel impôt, mais il sut le dissimuler assez adroitement par des virements de fonds et le couvrir, pour respecter la légalité, par les délibérations des communes imposées, facilement obtenues avec l'aide du clergé.

Son système fut bien accueilli des populations et demeura en vigueur jusqu'à la Révolution.

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Cependant les déclamations contre la corvée continuaient dans les termes les plus irritants. Il suffira, pour en donner une idée, de citer quelques lignes de Voltaire « On nous traîne aux corvées, » ce sont les paysans qui parlent, «nous, nos femmes et nos enfants, nos bêtes de « labourage, également épuisés et quelquefois mourant pêle-mêle de las«<situde sur la route; on fait périr nos moissons pour embellir les grands «< chemins; on nous arrache à nos charrues pour travailler à notre ruine, <«<et l'unique prix de ce travail est de voir passer sur nos héritages les «< carrosses de l'exacteur de la province, de l'évêque, de l'abbé, du finan«cier, du grand seigneur qui foulent aux pieds de leurs chevaux le sol « qui servait autrefois à notre nourriture. » Une foule d'écrivains attaquaient la corvée dans des pamphlets aussi passionnés, et les ingénieurs eux-mêmes, partagés sur le fond de la question, étaient du moins d'accord sur la nécessité de modifier le système en répartissant les charges plus équitablement. Lorsque Turgot fut nommé, à la fin de l'année 1774, contrôleur général des finances, il entrait au ministère avec la ferme intention de supprimer la corvée; un de ses premiers actes fut d'adresser aux intendants une circulaire prescrivant la suppression de ce mode de travail; mais, aucune mesure n'ayant été prise pour sup

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pléer aux ressources ainsi supprimées, les travaux des routes furent suspendus dans la plupart des provinces. Il y avait donc urgence, et Turgot s'occupa avec Trudaine de Montigny d'organiser un nouveau système. Les mesures auxquelles ils s'arrêtèrent peuvent se résumer ainsi suppression de la corvée en nature; mise en adjudication des ouvrages déterminés et évalués d'avance sur un état arrêté par le roi; imposition des sommes portées audit état, dans chaque généralité, sur tous ceux qui possèdent des fonds, sans admission d'aucun privilége; interdiction d'appliquer ces sommes à aucun autre ouvrage ni de les verser au trésor royal. La réforme était radicale et hardie, puisqu'elle s'attaquait aux priviléges de la noblesse et du clergé, qui jusque-là ne payaient aucun impôt direct. Il aurait fallu, pour la faire réussir, une promptitude et une décision qui paraissent avoir manqué à Turgot. Trudaine fut, dans cette occasion son confident et son conseil, et la correspondance, des deux amis est des plus intéressantes.

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« J'ai rencontré, dit Trudaine à Turgot, le président Joly de Fleury, qui m'a paru fort animé contre cette besogne; il m'a dit qu'il pensait que toutes les charges publiques devaient tomber sur les roturiers, qui par leur état naissent taillables et corvéables à volonté; tandis que «<les nobles, au contraire, naissent exempts de toute imposition. Je lui «dis qu'il était difficile de savoir mauvais gré à un roi qui prenait le «< parti des pauvres contre les riohes; il m'a répondu que c'était précisément le système du despotisme de Constantinople. »

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« Je suis averti, écrit encore Trudaine, qu'une des objections que le parlement compte faire à l'édit des corvées, qui ne laissent pas d'avoir quelque corps aux yeux du public, c'est que, malgré toutes les précau་་ tions que vous prenez, le roi peut encore en abuser pour faire entrer « au trésor royal les fonds destinés aux chemins... Je ne puis vous « dire au surplus combien il me paraît important pour la chose et pour <«<l'autorité du roi que vos édits soient promptement envoyés au par<«<lement et qu'ils y soient soutenus de la plus grande fermeté. »>

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Trudaine écrit encore : « Ce que le public exige le plus de son sou« verain, c'est de la fermeté; ce qu'il désire le plus, c'est d'être tiré d'inquiétude; je crois donc que vous ne pourrez envoyer trop tôt vos « édits, que plus vous perdrez de temps, plus la position sera défavo«rable. Soyez sûr qu'il n'y pas un conseiller au parlement qui ne regarde «l'envoi des édits comme la fin de votre ministère. Si ce malheur arri«vait, je crois que l'autorité du roi est perdue pour tout son règne.»>

Après bien des hésitations, Turgot présenta au roi, à la fin de janvier 1776, le mémoire justificatif de l'édit sur les corvées. On y re

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marque les passages suivants : « une chose doit faire sentir combien la « corvée est en elle-même odieuse, c'est que l'on n'a jamais osé établir « cette forme de travail dans les environs de Paris. La corvée qu'on exige « des journaliers est si dure, que, si on eût voulu l'établir dans les envi<«<rons de la capitale, elle eût excité une réclamation si forte, que le roi <«< aurait nécessairement partagé l'indignation publique... La première « difficulté consiste dans la répugnance qu'ont en général les privilégiés à <«< se soumettre à une charge nouvelle pour eux, que les taillables ont jus«qu'ici supportée seuls. Tous ceux qui ont à délibérer sur l'enregis<< trement de la loi sont privilégiés et l'on ne peut pas se flatter qu'ils << soient tous au-dessus de cet intérêt personnel. » Il ne faut donc pas s'étonner si, lorsque l'édit qui supprime les corvées fut porté au parlement, le 9 février 1776, accompagné de cinq autres édits relatifs à des réformes dans le commerce et dans l'industrie, et précédé d'un très-long préambule, le parlement refuse d'enregistrer cet édit. La Cour souveraine décida en même temps qu'il serait fait au roi des remontrances pour le supplier de vouloir bien le retirer comme inadmissible, tant au fond que dans ses dispositions.

Les remontrances du parlement retrouvées par M. Vignon dans les Archives de l'empire font précisément ressortir les deux objections signalées par Trudaine dans les lettres à Turgot. « Votre parlement, y <«<est-il dit, a senti que l'édit qui substitue une imposition territoriale « universelle, illimitée et perpétuelle, aux corvées, sous la couleur d'un « soulagement apparent qu'il présentera en faveur du peuple, avait pu <«< sembler, au premier coup d'œil, un acte de bienfaisance inspiré par l'hu<«<manité. Mais en même temps il n'a pas douté qu'un examen plus « réfléchi n'y fit découvrir à Votre Majesté une opération onéreuse pour « ceux mêmes qu'elle veut soulager et contraire aux sentiments de jus«tice qui vous animent... La justice ne consiste pas seulement à main«tenir les droits de propriété, mais encore ceux qui sont attachés à la «personne et qui viennent des prérogatives de la naissance et de l'état... «Quels ne sont point les dangers d'un projet dont le premier effet est « de confondre tous les ordres de l'état en leur imposant le joug uni«forme de l'impôt territorial? Le service personnel du clergé est de « remplir toutes les fonctions relatives à l'instruction, au culte religieux, « et de contribuer au soulagement des malheureux. Le noble consacre son sang à la défense de l'État et assiste de ses conseils le souverain. « La dernière classe de la nation, qui ne peut rendre à l'état des services « aussi distingués, s'acquitte envers lui par les tributs, l'industrie et les «<travaux corporels... Ce n'est pas ici, comme on a essayé de vous le

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« persuader hier, un combat des riches contre les pauvres, c'est une question d'État et des plus importantes, puisqu'il s'agit de savoir si «tous vos sujets peuvent et doivent être confondus. Assujettir les nobles « à un impôt pour le rachat de la corvée, c'est les déclarer corvéables, «< comme les roturiers, et, le principe une fois admis, ils pourraient être «< contraints à la corvée aussitôt qu'elle serait rétablie. »

Le roi refusa de recevoir les remontrances prévues, et un lit de justice fut tenu au château de Versailles, le 12 mars 1776, pour l'enregistrement des édits; mais cet acte d'énergie fut le dernier effort de Louis XVI en faveur de son ministre. L'édit, qui aurait dû être envoyé immédiatement aux autres cours souveraines du royaume, ne le fut que quelque temps après aux parlements de Pau, de Rouen, de Toulouse et de Metz. Ceux d'Aix, de Besançon, de Bordeaux, de Dijon, de Douai, de Grenoble, de Nancy et de Rennes, n'en reçurent pas communication.

Les adversaires de Turgot l'emportèrent, et, le 12 mai 1776, Chigny de Nuits lui succéda comme contrôleur général des finances avec la mission évidente d'écarter toutes les réformes; mais, si l'édit de suppression des corvées était condamné, il était bien difficile de revenir aux corvées elles-mêmes après les avoir suspendues pendant deux ans. Le nouveau contrôleur général se trouva donc fort embarrassé en présence du mauvais état des routes, qu'il était indispensable de réparer avant l'automne. Après une déclaration qui rétablissait provisoirement l'ancien état des choses, on eut recours à l'application générale, mais facultative, d'un système analogue à celui de Fontette.

D'après l'instruction du 6 septembre 1776, dernier acte de Trudaine de Montigny, les travaux arrêtés par les intendants en ce qui concerne les réparations, par le Conseil d'État pour les constructions nouvelles, devront être divisés en tâches proportionnelles aux forces et à l'étendue de chaque communauté, de manière à ne pas excéder douze journées de travail par an; les communautés auront le choix de les exécuter directement ou de les faire adjuger. L'adjudication devait avoir lieu, nonseulement lorsqu'elle avait été acceptée par les communautés, mais encore toutes les fois que celles-ci ne s'étaient pas prononcées dans un délai de quinze jours après la publication des tâches ou bien encore lorsque le travail n'était pas terminé à l'époque fixée d'avance. La charge pécuniaire qui en résultait était répartie entre les contribuables. Ce système avait l'inconvénient de ne reposer sur aucune disposition légale et de prêter le flanc aux oppositions locales. Aussi rencontra-t-il de nombreuses difficultés dans plusieurs provinces, notamment en Saintonge. Les bour

geois riches, auxquels était ainsi imposée la principale charge, persuadaient aux paroisses d'opter pour le travail en nature, puis de ne pas exécuter leurs tâches, leur assurant que l'on ne pourrait les contraindre à payer. Les travaux une fois faits, il devint impossible en effet de recouvrer l'argent; on ne trouva plus d'adjudicataires, et le système tomba presque partout sans avoir été attaqué directement.

Lorsque Necker, nommé, le 2 juillet 1777, directeur général des finances, prit en même temps la direction du service des ponts et chaussées, il se trouva donc en présence de grandes difficultés; il se borna à consulter les intendants, dont les réponses, très-diverses, ne firent que démontrer le mauvais état des routes et la nécessité d'y remédier promptement. Son successeur, Joly de Fleury, ne résolut pas davantage la question, mais la fit du moins étudier sérieusement par Chaumont de la Millière, le nouvel intendant général des ponts et chaussées.

Il résulte du mémoire de la Millière que cinq généralités avaient déjà mis en vigueur le mode de transformation imaginé par Fontette: c'étaient celles de Caen, de Rouen, d'Alençon, de Tours et de Poitiers. Dans les deux généralités de Besançon et de Limoges, la corvée était complétement remplacée par une contribution en argent. Dans onze autres, le travail de la corvée était accepté et dirigé par d'habiles ingénieurs, il donnait des résultats dont on pouvait se contenter provisoirement. La généralité de Paris restait toujours en dehors de la question; mais dans celles d'Orléans, de Châlons, de Riom, de Moulins, de Lyon, de Grenoble, de la Rochelle et de Bordeaux, dans les cinq dernières surtout, où la corvée ne produisait absolument rien, il y avait urgence. Le mémoire de la Millière fut lu et discuté en présence du roi le 5 avril 1783, mais il n'y fut donné aucune suite, et les hésitations continuèrent jusqu'en 1785. Cette période fut marquée par la désobéissance la plus complète des populations auxquelles on voulait imposer la corvée, et par une futte de plus en plus vive entre l'administration et les parlements, notamment à Bordeaux, où l'intendant de Tourny eut complétement le dessous.

Enfin, sous le ministère de Calonne parut un mémoire sans nom d'auteur, mais rédigé par un comité d'intendants et publié sous le patronage du gouvernement. La corvée, suivant les auteurs, devait être convertie en une imposition communale servant à payer directement l'adjudicataire des travaux. Le contrôleur général, adoptant ouvertement cette solution, consulta les intendants sur le moyen d'exécution. Un arrêt du 6 novembre 1786 prononça la suppression provisoire de la corvée en la convertissant, pour trois ans, en une contribution pécu

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