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valeureux de son armée se réunissent pour protéger leur roi; et Douryodhana, grâce à ce secours et surtout grâce à l'admirable cuirasse << dont tous ses membres sont revêtus,» peut se tirer sain et sauf d'un péril imminent où tout autre aurait succombé. A leur tour, Ardjouna et Krishna se trouvent menacés; mais ils n'ont qu'à enfler leurs formidables trompettes pour que ce son terrifie les ennemis, et qu'eux-mêmes ils aient le temps de reprendre haleine, tandis que les Kourous se dispersent et reculent'. L'armée de Douryodhana essaye bien de rendre bruit pour bruit; mais « les trompettes Kouroues ont l'air d'être malades, » auprès de celles des deux Krishnas, qui retentissent comme d'affreux tonnerres 2.

Le poëte, au milieu de ce récit, l'interrompt tout à coup pour placer de nouveau quelques-unes des questions que le vieux Dhritarashtra adresse à son narrateur ordinaire, Sandjaya. Cette fois, les questions sont encore moins intéressantes, s'il est possible, qu'elles ne le sont d'habitude; et le monarque, qui semble s'inquiéter assez peu de ce que devient son fils Douryodhana dans cette sanglante mêlée, s'inquiète beaucoup de savoir quels sont les drapeaux que portent les deux armées, celle des Pandavas aussi bien que celle des Kourous, dont il est le roi 3. On croirait qu'il doit au moins connaître les siens; mais il n'en est rien, et Sandjaya doit lui décrire les drapeaux de l'un et l'autre camp, comme si le pauvre aveugle n'en eût jamais entendu parler. Ces drapeaux sont de couleurs différentes; la plupart sont en or; ils brillent comme des flammes flamboyantes sur les chars des héros; ils sont couverts de guidons et de rubans, qui flottent au gré des vents. L'un porte l'emblème d'un tigre; l'autre d'une queue de lion; un troisième d'une ceinture d'éléphant. Sur un autre s'étale la figure d'un veau; sur celui-ci, c'est un paon en or, dont le corps est semé de pierreries brillantes et de perles, pour représenter les yeux de son plumage; sur celui-là, c'est tout un champ d'épis d'or; sur un autre drapeau, on voit un sanglier, et c'est l'emblème particulier de Djayadratha. Ailleurs, c'est une colonne du genre de celles où l'on attache les victimes dans les sacrifices; ailleurs encore, c'est un énorme éléphant d'argent brodé en pierres fines. Tels sont les neuf drapeaux les plus éclatants sous lesquels marche l'armée des Kourous; mais aucun n'égalait en grandeur et en éclat le fameux drapeau d'Ardjouna à l'insigne du singe.

Ces détails sur les drapeaux, aussi puérils que les descriptions des

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Mahabharata, Dronaparva, çloka 3886. — Ibid. çloka 3909. - Ibid. çlo

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kas 3926 et suiv.

famcuses trompettes, paraissent causer un grand plaisir à Dbritarâshtra ; une fois qu'il a connu si précisément tous les étendards de son armée, il prie Sandjaya de continuer son récit.

La bataille, qui a été à peine suspendue par la nuit, reprend le lendemain plus furieuse. Drona, qui veut tenir sa promesse imprudente, se précipite au plus épais des rangs pour arriver jusqu'à Youddhishthira; il parvient en effet jusqu'au roi, et il engage avec lui un combat corps à corps. Mais, aussitôt que les Pandavas aperçoivent le danger de leur prince, ils accourent en foule; et, après un duel qui n'a rien de décisif, les deux champions sont séparés par la foule des combattants. Le généralissime a pu se convaincre que son serment n'est pas aussi facile à remplir que sa vanité l'avait cru. Mais il ne se décourage pas, et il ne tardera pas à faire une tentative nouvelle. En attendant, des guerriers moins illustres se signalent de part et d'autre. Deux rakshasas, également habiles, également forts, se distinguent entre tous : c'est Alambousha pour les Kourous et Ghatotkatcha pour les Pandavas. Mais Alambousha succombe, et sa mort répand le deuil et la terreur parmi les siens 2. Sâtyaki, un des chefs les plus braves de l'armée de Youddhishthira, ose affronter Drona lui-même; il est sur le point d'être accablé, malgré sa valeur, quand Youddhishthira s'élance de sa personne à son secours. Le roi se trouve donc de nouveau en présence de Drona, dont il a été quelques instants éloigné. Mais tout à coup il entend la trompette d'Ardjouna, qui sonne l'alarme, et il comprend que son frère est dans le plus grand péril; il faut l'en tirer au plus vite. Néanmoins, et tout urgent qu'est le danger, Youddhishthira trouve le temps de faire un très-long discours à Satyaki 3, auquel il demande de sacrifier sa vie pour sauver celle d'Ardjouna. Sâtyaki ne recule pas devant ce dévouement; mais il a un scrupule, et il expose ce scrupule dans un discours qui n'est pas plus concis que celui de Youddhishthira: lorsque le vaillant Ardjouna est parti pour combattre, il a confié la personne du roi au bras invincible de Satyaki; il lui a remis ce précieux dépôt; Sâtyaki ne peut le quitter sous quelque prétexte que ce soit, fût-ce pour sauver Ardjouna. D'ailleurs Ardjouna sait se défendre lui-même, et il n'a besoin de l'aide de personne, même de celle de ses plus fidèles amis. Cependant Youddhishthira insiste, et il obtient de Sâtyaki qu'il l'abandonne et qu'il vole retrouver Ardjouna 5.

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Mahabharata, Dronaparva, çlokas 3933-3954. - Ibid. çloka 3997. — Ibid. clokas 4175-4238. — Ibid. çlokas 4241-4277. Ibid. çlokas 4292-4343. On sent combien ces discours prolixes sont déplacés en un pareil moment. It

Le roi Youddhishthira fait aussitôt atteler le plus beau et le plus rapide de ses chars; on y met les quatre chevaux les plus vigoureux, qui se sont d'abord bien repus. Satyaki accomplit les cérémonies saintes par lesquelles on s'assure toutes les chances dans le combat; il comble de présents magnifiques mille brahmanes qu'il avait auprès de lui; et il va enfin prendre congé du roi, qui l'embrasse sur le front'. Bhîmaséna voudrait bien le suivre pour aller avec lui au secours de son frère Ardjouna; mais Sâtyaki l'en détourne et il le force de rester à la défense de Youddhishthira, qui n'a pas trop d'un tel protecteur. Sâtyaki s'élance donc seul sur les bataillons Kourous; il leur fait un mal af freux; tout fuit devant lui; mais, quand il arrive à Drona, il est forcé de s'arrêter devant cet obstacle moins surmontable 2. Il ne veut pas combattre directement Drona, qui a été son gourou, son instituteur spirituel, et il détourne ses coups sur des adversaires moins relevés.

Le récit est encore interrompu en cet endroit par les questions ordinaires de Dhritarâshtra, aussi prolixes et aussi inutiles que toutes les précédentes: «Attaquée ainsi par Sâtyaki, marchant au secours d'Ar«djouna, que fit l'armée des Kourous?» Il faut près de cent vers pour énoncer cette simple question 3. Sandjaya, non moins fidèle que son maître à ses habitudes, le gourmande de nouveau avec aigreur : c'est Dhritarashtra qui est au fond le vrai coupable; il aurait pu éviter la guerre, s'il eût été un peu plus sage. S'en désoler aujourd'hui qu'elle est dans toute sa rage, c'est le fait d'une âme vulgaire, et il faut en prendre son parti, puisqu'on n'a pas su la prévenir. Krishna est venu luimême solliciter la paix; on ne l'a pas écouté. Le père, trop faible, aurait tort de rejeter la faute sur son fils. Douryodhana n'aurait pas osé entamer la lutte, si Dhritarashtra eût montré plus de résolution et lui eût interdit de tirer avantage de sa victoire au jeu fatal des dés. Dhritarâshtra ne se trouve pas mal à ces reproches outrageants, comme cela lui est arrivé quelquefois; il supporte patiemment la semonce de Sandjaya, qui, « en habile narrateur, » poursuit ses descriptions belliqueuses. Le poëte consacre un millier de vers environ à peindre les exploits de Sâtyaki renversant à coups de flèches tout ce qui lui est opposé; Dhritarâshtra, quelque accoutumé qu'il soit à ces narrations ampoulées, ne peut s'empêcher de témoigner ici son étonnement; les exploits de s'agit de dégager Ardjouna, qui va succomber sous les coups d'un ennemi victorieux; et les deux interlocuteurs qui veulent le sauver ont le loisir de prononcer quatre cents vers, sans compter les longs préparatifs qui suivent l'entretien. -Mahabharata, Dronaparva, çloka 4357. Ibid. çloka 4392. Ibid. çlokas 4440-4485. — Ibid. çlokas 4486-4495.

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Sâtyaki lui semblent presque incroyables, tant ils sont merveilleux. Un seul homme écraser tant d'ennemis successivement! Un seul guerrier abattre tant de héros 1!

C'est en vain que Douryodhana s'avance en personne, entouré de ses amis et de ses généraux les plus déterminés. L'exemple du roi entraîne sur ses pas une foule de guerriers valeureux, mais ne décide pas la victoire. Drona lui-même accourt sur ce point de la bataille apporter l'appui de son expérience et le poids de son bras2. Cependant tant d'efforts ne peuvent pas être inutiles. Par un heureux coup, Drona fait tomber Satyaki, atteint d'une flèche qui lui perce le cœur; mais Sâtyaki n'en meurt pas, et nous le reverrons bientôt. Les Pandavas, déjà fort ébranlés par une charge aussi vigoureuse, lâchent pied et fuient après un nouvel essai de résistance. Mais Drona, qui n'a pas moins de quatrevingt-cinq ans, combat toujours comme le plus ardent jeune homme3; les bataillons s'évanouissent devant lui. Quant à Youddhishthira, le roi des Pandavas, il est saisi d'effroi en voyant les siens si maltraités. Il promène ses yeux égarés sur la vaste plaine pour y découvrir Ardjouna ou du moins Sâtyaki, l'ami dévoué qu'il avait envoyé pour secourir son frère. Le seul parti qu'il ait à prendre dans cet instant critique, c'est de s'en remettre à son frère Bhîma, et de le charger de sauver ces deux héros. Il va donc trouver Bhîma; mais dans l'état d'anxiété et d'abattement où il se trouve, il faut que Bhîma relève d'abord son courage. Youddhishthira, tout en larmes, lui dit ce qu'il attend de lui. Il faut aller au secours d'Ardjouna et de Sâtyaki, dont les trompettes ne se font plus entendre, et qui sont peut-être déjà privés de la vie. Bhîma, qui ne partage pas ces craintes, accepte néanmoins la mission qu'on lui donne, et il part, remettant la garde du roi qui lui avait été confiée, à Drishtadyoumna, le généralissime, et à ses plus vaillants amis. Youddhisthira embrasse Bhîma; on fait les offrandes sacrées; les brahmes récitent les saintes prières, et le héros s'éloigne sous les augures les plus favorables. Ses premiers coups sont terribles; il enfonce les rangs des Kourous qu'il rencontre devant lui, et il arrive bientôt jusqu'à Drona. Le vieux brahme s'attend à ce que Bhîma va lui rendre hommage comme l'a fait Ardjouna, lequel lui a demandé la permission de le combattre. Mais Bhîma n'est pas homme à montrer tant de condescendance; malgré l'invitation de Drona, il refuse de s'incliner devant lui; il ne le connaît plus que comme un ennemi implacable; pour le lui prouver, il lui Mahabharata, Dronaparva, çlokas 4810. Ibid. çlokas 5010-5066. —3 Ibid. çlokas 5089 et suivants. J'abrége beaucoup ces détails, qui dans l'original Ibid. çloka 5148. — Ibid. çloka 5194.

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sont interminables.

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lance de toute sa force une énorme massue de fer. Le char de Drona en est rompu en pièces; il est forcé de mettre pied à terre et de se réfugier sur un autre char qu'on lui amène. Drona veut résister de nouveau ; mais rien ne tient devant Bhîma1, qui parvient enfin jusqu'à son frère Ardjouna. A cet aspect, il pousse un cri de joie formidable; Ardjouna et Krishna lui répondent par des clameurs non moins violentes et non moins joyeuses. Youddhishthira, qui de loin les entend malgré le fracas de la bataille, s'applaudit d'un tel succès. Ardjouna n'est pas mort non plus que Sâtyaki sous les traits ennemis; Bhîma, réuni à eux, battra les Kourous; Douryodhana sera forcé de demander la paix, qui deviendra son unique salut 2.

Le premier qui ose se mesurer contre Bhima, c'est Karna. Mais Karna, tout fort qu'il est, n'est en rien comparable à un tel adversaire ; il est bientôt mis en fuite. Douryodhana, qui a vu les exploits de Sâtyaki, et dont l'esprit pressent tous ceux de Bhima, d'Ardjouna et de Krishna combinant leurs forces, s'adresse alors à son généralissime, Drona; et il cherche à le piquer d'honneur. Il faut prendre son parti des échecs qu'on vient d'éprouver; mais on doit tout faire pour en prévenir de plus fàcheux, et c'est à Drona qu'en revient toute la responsabilité. L'armée lui obéit docilement. C'est à lui de savoir la diriger de manière à préparer et à remporter la victoire. Drona, qui a peu réussi dans ses premiers efforts, ne sait trop que répondre. Il cherche à rassurer le roi et le prie d'aller de sa personne combattre Ardjouna, tandis que Drona veillera lui-même à la sûreté de Djayadratha, qui en ce moment se trouve le plus menacé3. Cependant Karna, qui a dù reculer pour quelque temps, revient à la charge, et recommence une nouvelle lutte avec Bhîma. Cette lutte est plus violente encore que la première; et, quelque vaillant que Bhima puisse être, Ardjouna et Krishna ne sont pas sans appréhension pour lui*. Karna est un guerrier que les plus braves doivent redouter. Cependant ce pressentiment est trompeur. Bhima frappe le cocher de Karna, il tue ses chevaux; et Karna, dans un trouble extrême, perd toute présence d'esprit. Douryodhana, qui voit ce danger, envoie son

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Mahabharata, Dronaparva, çlokas 5238 et suivants. Entre autres exploits, Bhima tue les deux frères Vinda et Anouvinda; mais les deux frères ont déjà été tués par Ardjouna, çlokas 3690 et 3694. On les retrouve vivants au distique 5177; et plus tard encore ils figureront dans des combats qui ne sont pas près de finir. Il est évident que c'est une inadvertance de l'auteur ou des auteurs; mais, dans un poëme de 200,000 vers, il n'y a rien d'étonnant à ces oublis ou à ces interpolations maladroites. — 2 Ibid. çlokas 5270 et suivants. — 3 Ibid. çloka 5335. - Ibid. clokas 5451 et suivants.

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