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frère Dourdjaya secourir Karna. Dourdjaya est tué par Bhima; mais, pendant ce temps, Karna, qui a un instant de répit, monte sur un autre char. I engage un nouveau conflit; mais il est encore démonté par son imperturbable ennemi. Douryodhana envoie un autre de ses frères, Dourmoukha; le second champion est tué comme le premier; et Karna, qui, dans ces moments critiques, n'oublie jamais aucun devoir, fait un pradakshina autour du cadavre de Dourmoukha, comme il en a fait un autour du cadavre de Dourdjaya. Il honore par cet hommage funéraire deux guerriers qui viennent de jouer leur vie pour sauver la sienne. Mais, en dépit de ces sacrifices héroïques, si Karna est sauvé, il n'est pas victorieux; il doit encore une fois prendre la fuite 2.

Dhritarashtra se désole en apprenant ce triomphe de Bhîma; et son interlocuteur impassible, Sandjaya, loin de lui offrir quelque soulagement à sa douleur, renouvelle ses reproches et lui rappelle encore une fois qu'il est la cause de la guerre sacrilége qui divise les deux familles des Kourous et des Pandavas. Ce devoir de conscience rempli, Sandjaya poursuit sa narration, qui n'est pas près de finir3.

Karna mis en fuite, cinq jeunes princes, tous frères de Douryodhana, et tous aussi vaillants les uns que les autres, s'entendent pour fondre de concert sur Bhima et pour avoir enfin raison de lui. Mais le héros les a tous les cinq percés de ses flèches en un instant. Karna, qui avait cru pouvoir revenir au combat, se trouve de nouveau face à face seul contre son farouche adversaire; le duel recommence. Douryodhana détache encore sept de ses frères au secours de Karua. L'impitoyable Bhima les tue comme il a tué les autres, sans plus de peine que n'en a le bucheron qui abat les grands arbres. Ce succès, que rien ne peut arrêter, n'endurcit pas le cœur de Bhima; tout en étant vainqueur, il pleure sur le destin lamentable de ses victimes. En effet il a immolé coup sur coup jusqu'à trente et un fils de Dhritarashtra. Le vieux père, auquel Sandjaya n'épargne aucune de ces angoisses, ne peut que s'accuser de nouveau de cette effroyable lutte qui amène tant de désastres; il

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Mahabharata, Dronaparva, çloka 5497; le pradakshina consiste à faire le tour de quelqu'un ou de quelque chose en allant de droite à gauche; c'est une preuve de grand respect. —a Ibid. çloka 5533. — 3 Ibid. çloka 5501. — ✦ Ibid. çlokas 5596, 5634, 5664. Après les cinq premiers frères, Douryodhana en envoie sept autres; puis une troisième fois, sept autres encore. Il est probable que cette seconde repetition des sept frères est une interpolation. Les noms sont différents neanmoins; mais la scène est absolument identique. D'ailleurs, tout en précisant le nombre 31, le poète n'en fournit pas le détail exact; et, mème en admettant cette seconde immolation septenaire, on ne trouve que 19 victimes au lieu de 31.

avoue qu'il a manqué de sagesse et de politique; mais il n'en prie pas moins Sandjaya de poursuivre son déplorable récit, qui l'intéresse d'autant plus que les malheurs sont plus grands 1. Les Kourous sont forcés de plier; et ils fuient devant Bhîma, qui reste maître du champ de bataille. Le duel entre Bhîma et Karna n'en continue pas moins; les Gandharvas, les Siddhas, les sept grands Rishis et les autres viennent contempler cette lutte formidable et y applaudir. Cependant Karna se lasse le premier de tant d'efforts, et il fuit pour la troisième ou quatrième fois devant son rival, que rien n'ébranle et qui vient, en outre, de recevoir l'appui de son frère Ardjouna.

Dhritarashtra, apprenant successivement toutes ces défaites des siens, en est de plus en plus alarmé; il commence à prévoir que les Kourous, privés ainsi de leurs principaux chefs, ne pourront plus résister. Sandjaya partage ces craintes trop justifiées; mais il ne les exprime pas aussi vivement, et il poursuit sa fidèle narration.

Les affaires des Kourous vont d'autant plus mal qu'au formidable Bhima et aux deux Krishnas vient se joindre Sâtyaki, remis de ses blessures. Après avoir percé les rangs des ennemis, il arrive auprès d'Ardjouna à peu près en même temps que Bhîma. Krishna, qui est toujours le compagnon inséparable d'Ardjouna, l'avertit de l'approche de Satyaki 2. Ardjouna n'en est qu'à moitié satisfait. Il s'étonne et s'alarme de ce que Sâtyaki a quitté la garde de Youddhishthira, qui lui était confiée; de plus, Sâtyaki, fatigué par les combats qu'il vient de soutenir, sera plutôt un embarras qu'un aide dans la lutte, qui va renaître plus acharnée que jamais.

En effet, un des princes les plus braves parmi les Kourous, l'illustre Bhoûriçravas, vient attaquer Sâtyaki. Celui-ci a grand'peine à se défendre; il est déjà blessé d'une paire de flèches par son ennemi, et, traîné par les cheveux, il va succomber, quand heureusement Ardjouna, qui ne s'est pas éloigné, arrive à son secours; d'un trait acéré, il coupe le bras de Bhoûriçravas, et Sâtyaki échappe miraculeusement. Il paraît que cette intervention d'Ardjouna est contraire à toutes les règles d'une lutte loyale3, et Bhoûriçravas s'en plaint amèrement. Ardjouna, qui se

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Mahabharata, Dronaparva, çloka 5669. On retrouve encore ici une de ces descriptions de carnage dont j'ai parlé plus haut: c'est toujours le même fleuve de sang et les mêmes métaphores; çlokas 5681-5691. - Ibid. çlokas 5854-5866. Mahabharata, plus haut, septième article, cahier de janvier 1868, p. 31 et 32; j'ai indiqué quelques-unes de ces règles étranges et puériles. Il est à croire que, quand deux guerriers étaient aux prises, il était défendu à un troisième de venir se joindre à l'un des deux. Du moins ceci semble résulter de l'altercation de Bhoûriçravas et d'Ardjouna; car Sâtyaki est sur le point d'ètre tué, et c'est Ar

flatte de connaître son devoir de kshattriya aussi bien que personne, se défend avec une égale vivacité. Il semble que les arguments d'Ardjouna ne sont pas moins forts que ses armes ; car Bhoûriçravas, atterré de la réponse, abandonne le combat, et il se retire dans la solitude pour s'y livrer aux plus violentes austérités et jeûner jusqu'à la mort1. Il met en pratique toutes les prescriptions les plus austères de l'yoga, et les deux armées, qui admirent tant d'abnégation et de vertu, ne peuvent pas trouver un seul mot d'éloges pour ce que vient de faire Ardjouna. Cependant Sâtyaki, délivré, reprend toute sa fureur; il se précipite sur Bhoûriçravas, mutilé du bras gauche, et il veut l'achever. C'est encore là, sans doute, une action défendue; car aussitôt Ardjouna, Krishna, Bhîma, s'élancent d'un mouvement unanime, et ils empêchent Sâtyaki d'achever Bhoûriçravas, qui n'est plus sur ses gardes. Sâtyaki insiste; il démontre que Bhoùriçravas ne doit pas être soustrait à ses coups, et de son cimeterre il lui tranche la tête 2.

Dhritarashtra est chagrin de la mort d'un des chefs les plus fameux des Kourous; mais surtout il est étonné que Sâtyaki ait pu tuer ainsi Bhoûriçravas, malgré l'opposition de ses plus honorables amis. Pour faire cesser ces perplexités du vieux monarque, Sandjaya croit devoir remonter à l'origine de Sâtyaki, fils de Çini, et de Bhoûriçravas, fils de Somadatta. L'explication du narrateur n'est pas aussi claire qu'on pouvait le désirer; pourtant elle parait satisfaire Dhritarâshtra; il en résulte que les ancêtres de Sâtyaki et de Bhoûriçravas se sont dès longtemps combattus, et que la mort de Bhoûriçravas par la main de Sâtyaki n'est qu'une vengeance trop longtemps différée 3.

Pendant que Bhoûriçravas succombe sous la main de Sâtyaki, Ardjouna et Krishna réunis s'avancent contre Djayadratha, qui doit payer par sa mort celle d'Abhimanyou. Douryodhana, qui comprend le péril, demande à Karna d'aller soutenir le guerrier menacé. Karna, qui est lui-même déjà blessé, mais que ses blessures n'abattent point, marche au-devant d'Ardjouna, et il s'entend avec ses plus braves compagnons pour mettre Djayadratha à l'abri de tout danger. Cette prudence est bientôt justifiée. Ardjouna s'est élancé, et il arrive déjà pour tuer Djayadratha; mais Karna l'arrête, et c'est entre eux que le duel a lieu. En

djouna qui le sauve d'une manière tout à fait inespérée. - ' Mahabharata, Dronaparva, çloka 5986. On ne voit pas très-nettement si Bhoùriçravas met à l'instant même en pratique l'ascétisme des Yoguis, ou s'il fait simplement vœu de s'y soumettre dans un temps plus ou moins éloigné. 2 Ibid. cloka 6032. — Ibid. clokas 6026-6052. Cette légende paraît incomplète, et il y a peut-être ici quelque lacune. D'ailleurs tout ce récit est sans intérêt.

dépit de toute son énergie, Karna a bien de la peine à résister. Ses chevaux sont tués; son cocher succombe; il est obligé de mettre pied à terre, et il serait lui-même abattu sans le secours qu'Açvatthâman lui apporte. Ardjouna n'en poursuit pas moins ses exploits, et il fait un affreux carnage des Kourous. Il les disperse et il parvient enfin jusqu'à Djayadratha. Krishna, qui veille toujours sur Ardjouna, veut lui faciliter la victoire; et, par la puissance magique que lui confère sa piété, il couvre le soleil de ténèbres; Djayadratha, plongé dans une nuit obscure, ne pourra plus diriger ses traits, et Ardjouna en aura plus aisément raison 2. En effet, le malheureux Djayadratha est bientôt frappé d'une atteinte mortelle. Ardjouna lui coupe la tête, d'une flèche qu'il a choisie tout exprès et qui accomplit sur-le-champ son cruel office.

Mais voici un miracle plus surprenant encore. La tête du triste guerrier vole dans l'air dès qu'elle est coupée, et elle va tomber sur le sein de Vriddhakshattra, père de Djayadratha. A ce moment, le vieillard, qui s'est retiré dans la solitude pour s'y livrer aux plus saintes austérités, achevait sa prière à voix basse. Tout absorbé de ses dévotions, il ne s'aperçoit pas d'abord d'un accident si étrange; mais, quand il se lève, la tête tombe à ses pieds, et il reconnaît la figure de son fils, avec sa noire chevelure, ses pendoloques étincelantes et toutes ses parures. Le père est terrifié de cette apparition soudaine; et, sans doute par suite de la douleur, sa propre tête éclate à l'instant en cent morceaux3. C'est ainsi qu'Ardjouna venge la mort de son fils, ravi sitôt et si fatalement à son amour. Tous les Bhoûtas sont saisis de la plus vive admiration pour la puissance surnaturelle dont Ardjouna est doué et dont il fait un usage si judicieux. De son côté, Krishna se hâte de dissiper les ténèbres dont il avait couvert le soleil. Puis, à l'imitation d'Ardjouna, il enfle sa conque aux sons retentissants, et Bhima pousse son cri de guerre. A l'autre bout du champ de bataille, Youddhishthira entend ce signal de victoire, et il y répond par toutes les trompettes de son armée 4.

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1 Mahabharata, Dronaparva, çlokas 6183-6190. Le fleuve de sang que nous avons déjà vu plusieurs fois se reproduit encore ici. Les descriptions sont toujours aussi ampoulées, et les images aussi fausses. Il faut lire dans l'original ce singulier tableau, pour savoir jusqu'où peut aller le mauvais goût; il y a, en outre, la répétition qui rend toute cette rhétorique encore plus nauséabonde. Ibid. çloka 6220.

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Ibid. çloka 6283. Il y a ici une difficulté que M. Hippolyte Fauche a essayé de résoudre, note de la page 91. Dans le çloka 6264, c'est la tête d'Ardjouna qui doit éclater en cent morceaux et non celle du père de Djayadratha. En fait, et dans le cloka 6283, c'est ce dernier qui meurt ainsi. Il y a donc évidemment quelque erreur, qu'une légère variante pourrait corriger. — Ibid. çloka 6290.

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Ardjouna ne se lasse pas de faire des prouesses; il perce de ses flèches Kripa, qui veut venger Djayadratha. Mais, comme le cœur d'Ardjouna est aussi bon que son bras est invincible, il se lamente sur la mort de Kripa, qu'il vient de tuer, et il déplore l'affreuse nécessité où sont les kshattrihas de remplir ces sanglants devoirs. Kripa avait été longtemps son ami; il avait reçu en même temps les leçons de l'Atchârya, de Drona, le vénérable instituteur des deux armées qui aujourd'hui se combattent avec acharnement. Puis le sage Kripa s'était montré toujours défavorable à la cause des Kourous tout en la défendant, et il avait, dans plus d'une occasion, montré son affection et son estime pour les Pandavas'. Ardjouna se laisse aller quelques instants à ses regrets stériles, dont Krishna a essayé de le corriger dans la Bhagavad Guîtâ ; mais, voyant venir à lui de nouveaux ennemis, il raffermit son cœur et se précipite aussitôt dans la mêlée.

Il quitte bientôt le théâtre de sa bravoure pour se rendre avec Krishna auprès de Youddhishthira et lui annoncer sa victoire sur Djayadratha. En apprenant cette heureuse nouvelle, le roi saute à bas de son char et embrasse avec effusion les deux Krishnas, qui viennent de lui rendre ce service signalé. Les deux héros, aussi modestes que vaillants, se défendent des éloges que le roi leur adresse. Mais, sur ces entrefaites, arrivent près de Youddhishthira deux autres héros auxquels il ne doit pas moins de reconnaissance : ce sont Bhîma et Sâtyaki. Le roi les comble également des plus vives félicitations 2. L'armée entière des Pandavas, témoin de ce spectacle, est ravie d'allégresse; et la gloire de ses chefs lui donne plus de confiance que jamais dans une victoire prochaine.

Au contraire, le découragement commence à pénétrer dans l'armée de Douryodhana. La mort de Djayadratha a jeté la douleur et la crainte dans l'âme du roi des Kourous. Il pense aux pertes qu'il a déjà faites, et il en redoute de plus décisives encore. Dans son anxiété, il n'a pas d'autre ressource que d'aller de nouveau exciter l'habileté et l'ardeur de son généralissime. Devant toute l'armée, il adjure Drona de redoubler d'efforts. Le malheureux général n'est guère moins troublé que le roi, qui l'interpelle si rudement. Sa réponse se ressent de sa vive émotion. Il ne trouve rien de mieux, dans cette conjoncture menaçante, que de rappeler à Douryodhana la fatale partie de jeu où il

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Mahabharata, Dronaparva, çlokas 6308-6321. - Ibid. çlokas 6454-6493. Je suis obligé de laisser ici de côté, comme je devrai le faire encore souvent, divers combats qui n'ont pas d'importance et qui ne font qu'obscurcir la narration.

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