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encore d'avoir sous les yeux quand on veut parler de lui, c'est celui qui est dans le recueil des Hommes illustres de Perrault, le beau portrait peint par La Grange et gravé par Edelinck. Quel épanouissement dans ce front! quel feu dans ce regard! quelle expression sur tous les points! et même une légère folie agréable n'y est pas étrangère. Comme cette physionomie un moment au repos est impatiente et prête à partir! comme cette lèvre fermée sourit déjà du trait qu'elle va lancer! on sent qu'il est heureux de ce qu'il va dire. Quelle mobilité dans les muscles et dans tout le masque! quelle habitude du rire et de la saillie ! et ces cheveux épars qui se dressent en désordre autour du front, ils n'attendent que le souffle du dieu. Cette espèce de chemise plus ou moins blanche sous le manteau, et qui est le costume de son Ordre, joue le déshabillé et achève le personnage. Voilà bien Santeul tout frais le matin, au premier moment où on le rencontre, où il écoute encore, où il ne fait que préluder, et avant que toute sa personne ait commencé la danse et l'orgie sacrée.

Santeul, né en 1630, était un enfant de Paris, d'une ancienne famille bourgeoise: son père était un riche marchand de fer de la rue Saint-Denis. Il avait des frères qui se distinguèrent par leur esprit, notamment l'aîné, Claude, qui fut prêtre et qui faisait de bons vers latins. Santeul fit ses études à Sainte-Barbe, et les termina chez les Jésuites à leur collége de la rue SaintJacques, sous le célèbre Père Cossart. Il fut très-remarqué de ce dernier, qui l'encouragea fort, admira ses premiers essais de vers latins (la pièce sur la Bulle de savon), et lui donna, à travers ses louanges, toutes sortes de conseils qu'il ne suivit qu'à demi. Il y eut cependant une première époque de ferveur durant laquelle Santeul se tourna vers les idées de retraite, et il prit

l'habit de chanoine régulier de l'abbaye de Saint-Victor en 1650, à l'âge de vingt ans. Il ne fut d'ailleurs jamais prêtre; son humeur naturellement impétueuse, son tempérament poétique et glorieux qui triompha toujours de ses projets de réforme, l'avertit à temps de son peu de vocation, et, en faisant de lui le plus étrange des religieux, l'arrêta du moins sur le seuil de l'autel.

En ces années 1650-1660, c'était encore une condition et une carrière que d'être poëte latin. Sur la Liste des gens de lettres que Chapelain proposait aux libéralités de Colbert en 1662, le titre de poëte latin est une qualification qui recommande plusieurs noms depuis célèbres à d'autres titres, Fléchier, Huet. Pour des hommes d'école tels que Gui Patin, la poésie française qui allait se renouveler et atteindre à sa perfection par Despréaux, par Racine et La Fontaine, existait peu; la poésie latine, si florissante au seizième siècle, n'avait pas cessé de régner. Ceux qui pensaient de la sorte, s'ils survécurent jusqu'en 1670, se trouvèrent tout d'un coup de cinquante ans en arrière. Cependant il se formait à cette époque, et surtout chez les Jésuites, toute une génération polie, assez mondaine, qui avait un pied dans la littérature du temps et un autre dans la littérature scolaire, et qui sut faire de la poésie latine une branche de côté, une plate-bande étroite, mais encore admise dans le riche parterre du grand règne. Commire, Rapin, La Rue sont des noms restés agréables et honorés. Mais Santeul n'était pas homme à entrer comme eux dans des compromis habiles ou modestes; il était latin et tout latin, ne voulant céder le pas aucun poëte et se croyant le premier, et le criant à tout venant. Despréaux, qui savait en quelles mains était alors le sceptre véritable, haussait les épaules quand il voyait les prétentions de ce Pindare égaré; et le seul jour que Santeul parut à Versailles devant le roi pour

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y réciter ou y hurler des vers, Despréaux fit contre lui une épigramme.

Un homme d'esprit plus impartial que Despréaux, et qui y apportait moins de vivacité de goût, le docte Huet, a jugé Santeul avec beaucoup de vérité quand il a dit : « Si l'on avait dressé à cette date (vers 1660) une Pléiade des poëtes, comme autrefois en Égypte du temps de Ptolémée Philadelphe, ou comme au siècle passé en France, on y aurait certainement donné place à Pierre Petit, médecin, à Charles Du Périer et à JeanBaptiste Santeul, de la congrégation de Saint-Victor à Paris. Ces deux derniers furent tout entiers poëtes et rien que poëtes, parfaitement ignorants d'ailleurs et étrangers à toutes les branches des lettres humaines. Santeul était plus enflé, Du Périer plus modeste; il se voyait en celui-ci une certaine couleur d'antiquité, laquelle, à y bien regarder, se découvrait avec bien plus d'éclat dans les poëmes de Petit; et ce dernier était de plus un esprit orné et imbu de toutes sortes de lettres... Quant à Santeul et à Du Périer, si le hasard me les amenait parfois (et il ne me les amenait que trop souvent), tout à l'instant chez moi retentissait du bruit de leurs vers; et comme le premier surtout, se tenant, comme on dit, sur un pied, faisait mille vers à l'heure et coulait plein de limon, vous l'auriez exactement comparé à ce Camille Querno dont s'amusait le grand pape Léon X; qui obtint de lui le titre et les insignes d'archipoëte, et qu'on saluait comme décoré d'une couronne de choux, de pampre et de laurier. »

Il y a des hommes qui ne savent être qu'une chose, que de bonne heure une seule idée et une seule fumée remplit, et en qui une faculté irrésistible agit dès la jeunesse avec la force, la sagacité et aussi l'aveuglement d'un instinct. Boivin l'aîné, c'est le savant hérissé et sauvage tout pur; il se vantait d'avoir en lui de l'oi

seau de Minerve. Balzac, c'est le rhéteur et rien que le rhéteur, l'homme à phrases; il les fait et les cherche à travers tout. Tel autre ne sera que le philologue, bon à posséder le sanscrit, le chinois, toutes les langues d'Asie, toutes les formes indépendamment des idées, tous les vocabulaires. Le Dominus Simpson de Walter Scott est le pur bibliothécaire, le bibliothécaire-machine. C'est ainsi que Santeul est le pur et franc poëte. Et qu'on ne me cite pas La Fontaine comme lui disputant l'honneur de le mieux représenter que lui. La Fontaine, une si parfaite et si naïve image du poëte, a trop d'esprit, de finesse, de goûts différents et d'oubli pour exprimer ce qu'ici je veux dire, et ce que Santeul nous personnifie plus au naturel car ce n'est pas seulement la verve et l'inspiration que j'entends, c'est l'amour-propre, la jactance, l'emportement, l'infatuation de soi-même et de ses vers, c'est l'animal-poëte dans toute sa belle humeur et dans toute sa gloire : ne le demandez pas à un autre que Santeul; les curieux de son temps le savaient bien, et il est encore à montrer comme tel à ceux du nôtre.

Une journée de Santeul, vue dans son cadre, et sauf le hasard du détail, dut ressembler à presque toutes les autres. Il fait ses vers en s'éveillant d'ordinaire et de grand matin, en se promenant l'été dans le jardin de l'abbaye à grands pas et avec gestes. Puis, ayant pris son déjeuner, ses devoirs remplis et les offices entendus, il sort à midi sonnant, et va par le quartier latin pour réciter et produire les nouveau-nés, ce sont ses vers que je veux dire; car les vers faits, vite la louange, Il passe par la place Maubert, et les harengères du lieu, qui le connaissent et qui aiment à l'attaquer, ont quelquefois les prémices de la pièce de vers du matin. Il rencontre à chaque pas bien des gens de sa connaissance; il les aborde, il les embrasse et on l'embrasse;

c'est la méthode ordinaire avec lui. Il tutoie ceux même qu'il ne connaît qu'à peine, et les tire à lui familièrement. Il va par la rue Saint-Jacques chez ses amis les Jésuites; il s'arrête aux environs dans la boutique des libraires Thierry ou Cramoisy, chez qui sont en vente quelques-unes de ses pièces de vers publiées séparément en feuilles volantes avec images et vignettes : il expliquerait volontiers aux passants tout cela. Il s'arrête devant les fontaines où il y a des inscriptions de lui, et les lit tout haut. C'est pour aller dîner en ville qu'il est sorti, mais sa route est semée de tant d'accidents et de rencontres qu'il va souvent autre part qu'à l'endroit où on l'attendait. On l'emmène, il s'enivre de sa parole, il ne s'appartient plus; et en même temps il met tout en train autour de lui, il fait le divertissement et les délices de la table qui l'accueille et qui le retient, que ce soit celle d'un bourgeois, d'un magistrat ou d'un prince; et il s'en revient le soir à son couvent comme il peut.

Il y avait des moments où il se disait bien pourtant qu'il s'élevait d'autres gloires que la sienne, et que la poésie latine n'avait plus la faveur dont elle avait joui autrefois auprès des grands; il sentait d'une manière confuse qu'en étalant sa denrée de vers latins à cette heure où tout présageait la grande saison de la langue française, il s'était fait, comme on dit, poissonnier la veille de Pâques. Il ne laisse pas de s'en plaindre dans une pièce de vers à Perrault, ce premier commis de Colbert et ce partisan déclaré des modernes :

Affer opem, Peraltė, meos ne despice questus;

Obruitur quantis noster Apollo malis!

Deserimur !

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<< Viens à notre aide, ô Perrault! ne dédaigne point ma plainte. De quels maux est accablé notre Apollon! Nous

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