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Napoléon, qui se connaissait en héros et qui savait l'étoffe dont ils sont faits, insiste sur ce point que le héros d'une tragédie ne doit pas l'être de pied en cap, qu'il doit, pour intéresser, rester un homme; et ici, sans s'en douter et en croyant n'être que classique, Napoléon se rapproche du point de vue de-Shakspeare, chez qui il y a des hommes toujours, et point de héros :

«L'auteur, dit-il, paraît surtout avoir oublié une maxime classique, établie sur une véritable connaissance du cœur humain : c'est que le héros d'une tragédie, pour intéresser, ne doit être ni tout à fait coupable ni tout à fait innocent. Il aurait pu, sans s'écarter de la vérité historique, faire l'application de ce principe au grand-maître des Templiers; mais il a voulu le représenter comme un modèle de perfection idéale, et cette perfection idéale sur le théâtre est toujours froide et sans intérêt. Il n'avait, au lieu de cela, qu'à dire, ce qui est très-vrai, que le grand-maître avait eu la faiblesse de faire des aveux, soit par crainte, soit par l'espoir de sauver son Ordre, et nous le représenter ensuite rendu au sentiment de l'honneur, par un retour heureux de courage et de vertu, et rétractant ses premiers aveux à l'aspect même du bûcher qui l'attend. Toutes les faiblesses, toutes les contradictions sont malheureusement dans le cœur des hommes et peuvent offrir des couleurs éminemment tragiques... >>

Puis il critique le jeune Marigni, amoureux sans qu'on connaisse l'objet de son amour et qu'on puisse s'y intéresser, voulant toujours mourir, et un hors-d'œuvre tout à fait inutile à l'action. Pourtant ce fut, avec le grand-maître, le rôle intéressant, l'un théâtral et grandiose, et l'autre pathétique sous les traits de Talma.

Geoffroy a critiqué avec esprit et bon sens quelquesuns des mots de la pièce les plus applaudis, tels que le fameux hémistiche: Sire, ils étaient trois mille. En effet, le jeune Marigni, pour exalter les Templiers et faire admirer leur vertu, raconte devant le roi que, dans les murs d'une ville assiégée, une troupe de Templiers, ne pouvant résister à des forces supérieures, se rendit

aux Musulmans; le vainqueur veut les faire abjurer, il les insulte, il les menace, rien n'y fait

Intrépides encor dans ce nouveau danger,

Tous marchent à la mort d'un pas ferme et tranquille ;-
On les égorgea tous: Sire, ils étaient trois mille.

Ici les applaudissements éclatent. Mais un moment de réflexion fait apercevoir que, si dans ce cas le nombre des Templiers ajoute à l'idée qu'on peut prendre de leur croyance et de leur foi, puisque sur ce grand nombre pas un seul ne fut infidèle à son Dieu, ce même chiffre diminue beaucoup de l'idée de leur bravoure, puisqu'il ne les a pas empêchés de se rendre. L'hémistiche tant applaudi est pour le moins autant une épigramme contre les trois mille qui se rendirent, qu'un éloge pour ces mêmes trois mille qui n'abjurèrent pas.

Tout cela dit, et quand on a ajouté que la trame de ce style est sans véritable éclat et sans nouveauté, composée à satiété de tous les mots vagues, communs, déclamatoires ( ignominie, vertu, gloire, victoire, des proscrits vertueux, etc. Quel trouble impétueux s'élève dans mes sens! etc., etc.); quand on s'est bien convaincu que cet auteur n'a pas relu Villehardouin avant de faire parler ses chevaliers, il faut saluer et applaudir avec le parterre quelques beaux vers qui redoublent d'effet en situation, cinq ou six hémistiches qui rendent quelque écho du sublime de Corneille, un cri d'innocence qui s'élève des dernières scènes, et le très-beau récit final du supplice.

Les chants avaient cessé! sont un des mots mémorables du théâtre. Meyerbeer, ce grand dramatiste, et qui songe à tout, n'a eu garde d'omettre un effet qui rentre si pleinement dans le domaine musical, et, M. Scribe le lui rappelant, il s'en est fait un motif admirable dans le dernier acte des Huguenots, quand

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Valentine, écoutant le chant qui sort du temple, en note avec angoisse toutes les alternatives :

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Je ne sais s'il y eut beaucoup de calcul ou encore plus de bonheur dans cette première tragédie représentée de Raynouard, mais il est impossible de prodiguer moins qu'il ne l'a fait les moyens nouveaux, et de tirer un plus heureux parti des quatre où cinq mots ou hémistiches qui décidèrent du triomphe de sa pièce. Il avait été économe de sublime, mais, du peu qu'il y avait mis, rien n'avait été perdu. Aussi, plus tard, ne cessa-t-il d'ajouter une grande importance en toutes choses à ce qu'il appelait la mise en scène. Il savait à quel point elle lui avait servi.

Le petit nombre d'odes ou de pièces lyriques qu'on a de lui sont très-prosaïques, très-communes. Un jour, quelqu'un se permettait de lui représenter que «< peutêtre ces deux ou trois vers d'une strophe étaient un peu faibles.» « Eh! mon ami, répondit-il, si je les faisais plus forts, le dernier vers ne paraîtrait pas si beau. » C'était ce système d'économie poétique qui lui avait réussi dans les Templiers, mais qui ne lui réussit "pas deux fois.

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Un autre jour encore, un écrivain distingué venait de lui lire une tragédie. - « C'est très-bien, dit-il après l'avoir entendu, c'est très-bien, mais il n'y a pas le coup de fouet. Moi, j'ai le coup de fouet. » Il disait que Corneille avait le coup de fouet. C'est là un mot spirituel qui manque au traité de rhétorique pour définir le Moi! de Médée, le Qu'il mourût des Horaces, le Sire, ils * étaient trois mille! des Templiers. Prenez note de l'expression, et ajoutez-la, si vous le voulez, en marge au Traité du Sublime de Longin.

Le fameux vers que la reine Jeanne dit au roi pour infirmer la gravité des aveux arrachés aux Templiers:

La torture interroge, et la douleur répond;

ce vers était venu à Raynouard à l'occasion d'une suppression exigée par là Censure. Il en était fort content, et aimait à raconter comment il l'avait trouvé : « Eh! qu'on dise après cela, répétait-il avec son tour d'ironie, que la Censure n'est pas bonne à quelque chose! »

Après le succès des Templiers, Raynouard crut avoir trouvé un genre, et n'avoir plus qu'à en diversifier les exemples et les applications. Dans son Discours de réception à l'Académie française (24 novembre 1807), on le voit essayer sa théorie. Il traita de la tragédie considérée dans son influence sur l'esprit national: il se plut à montrer dans la tragédie des Anciens, dans celle des Grecs, une institution politique. A Athènes, dès l'origine, il en fut ainsi; à Rome, la tragédie, importée tard, et toute de cabinet, n'eut aucune influence sur l'esprit national. En France, ce fut Corneille, Corneille seul, qui releva, comme disait Raynouard, le temple de Melpomène; de telles locutions, sans propriété et sans goût, dérogeaient à la théorie même qu'on prétendait introniser. Pourtant, dans ce style, tantôt commun, tantôt abrupt, et à coup sûr inélégant, on distingue un passage assez éloquent dans lequel l'orateur déclare sa prédilection pour Corneille. Supposant un concours solennel entre les poëtes de toutes les nations, chaque nation n'ayant droit qu'à nommer un seul représentant:

«Les Grecs, s'écrie Raynouard, nommeraient Homère; les Latins, Virgile; les Italiens, le Tasse ou l'Arioste (il serait, je crois, plus juste de mettre Dante); les Anglais, Milton (lisez plutôt Shakspeare); et nous tous, - qui, vous-mêmes qui savez admirer Racine... ah! dans

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le péril de notre gloire littéraire, un seul cri s'élèverait, et ce cri, vous le prononcez avec moi : Corneille! »

Ce Discours de Raynouard se fait remarquer d'ailleurs par le style court, saccadé, tout le contraire du périodique. Chaque paragraphe est composé presque invariablement d'une seule phrase. L'orateur, à chaque coup, recommence. On sent trop dans ce premier discours académique, comme plus tard dans les Rapports que fera Raynouard en qualité de Secrétaire perpétuel, les anciennes habitudes d'avocat consultant et de Palais. Quand il composera des ouvrages en prose, tels que son Histoire du Droit municipal en France (1829), il ne fera guère autre chose que de mettre en ordre et de classer chronologiquement les notes recueillies dans ses recherches, que de vider ses sacs et de ranger ses matériaux par chapitres avec aussi peu de lien que possible. Quand des jeunes gens le consultaient sur leurs écrits, il leur conseillait de couper leurs phrases: << Ne faites pas de phrases longues, c'est le moyen de s'embrouiller. » Cette méthode, en effet, coupe court aux difficultés, mais ne les résout pas. Raynouard, si bon et si ingénieux grammairien, n'était rien moins qu'un habile écrivain; il ne fut jamais un maître dans l'art d'écrire.

Ce Discours de réception à l'Académie présente un éloge de Napoléon, qui n'est à relever que parce que, plus tard, Raynouard se trouva un jour en opposition et en conflit direct avec lui. Parlant de ce qu'aurait pu faire le poëte Le Brun, son prédécesseur, s'il avait assez vécu pour tenter en vers l'apothéose de Napoléon, Raynouard ajoutait :

«Le chantre de Napoléon l'aurait représenté d'après l'histoire, grand au-dessus des rois, tel qu'Homère, d'après la Fable, a représenté Jupiter grand au-dessus des Dieux; gouvernant l'univers par l'autorité de sa pensée, toujours prêt à saisir de sa main toute-puis

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