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sance. Mais, dans une note qu'il ajouta à la lettre de son ami, La Harpe, l'un des rédacteurs du Mercure, le prit de plus haut.: S'il s'est tu jusqu'à présent, disait-il, c'est par mépris:

« Mais aujourd'hui que l'on voudrait infirmer l'hommage que je rends à la liberté, et faire croire que ma haine pour l'aristocratie n'est que le sentiment de jalousie que l'on suppose aux conditions inférieures, je suis obligé de déclarer qu'en effet le hasard m'a fait un assez bon gentilhomme, d'une famille originaire de Savoie et établie dans le Pays de Vaud, remontant en ligne directe jusqu'à l'année 1389, où l'un de mes ancêtres était gentilhomme de la chambre de Bonne de Bourbon, comtesse de Savoie. »>

Et il continue de s'étendre sur sa noblesse; il parle de ses nobles cousins de Suisse dont l'un l'a visité autrefois à Ferney, et dont l'autre était venu à Paris, il y avait quelques années, pour entrer au service de France:

« Sur ma recommandation, dit La Harpe, M. le comte d'Affry (commandant des troupes suisses) eut la bonté de le recevoir sur-lechamp parmi les cadets gentilshommes de l'un de ses régiments, et ce respectable vieillard, qui connaissait ma famille, n'exigea pas de mon jeune parent d'autre preuve que d'être reconnu par moi pour m'ap. partenir. Voilà ce que je suis par ma naissance... >>

moi pour

D'être reconnu par m'appartenir, un Montmorency parlerait-il autrement? Ce ton nous fait sentir déjà ce que devient aisément l'amour-propre de La Harpe quand sa tête se monte et qu'il s'irrite de la contradiction même. Il a tout à fait oublié en ce moment sa sœur la vitrière, à l'acte de mariage de laquelle (31 mars 1761) il se garda bien de signer. Quelques années après pourtant, La Harpe, converti et gardant beaucoup de ses défauts, fit du moins sur cet article de sa naissance un acte d'humilité qui, de sa part, a du prix. Dans une prière ou Élevation à Dieu, on l'entend s'écrier : « A qui aviez-vous fait plus de bien qu'à moi, ô mon Dieu ? A qui aviez-vous donné plus de mar

ques d'une bonté toute paternelle? Qui a pris soin de moi quand mon père et ma mère m'ont été enlevés?... Pauvre et orphelin, j'ai été nourri du pain de votre charité. » Et il ajoute cette note de peur qu'on en ignore: << L'auteur, à l'âge de neuf ans, a été nourri six mois par les sœurs de la Charité de la paroisse Saint-Andrédes-Arcs, et l'on sait que, jusqu'à l'âge de dix-neuf ans, il a été élevé et nourri par charité. »

J'ai insisté sur ce premier point qui avait son importance, et parce que, tout examen fait, nous en pouvons déjà conclure la méchanceté et la malice des ennemis de La Harpe, sa vanité qui s'exalte aisément, et aussi son fonds de générosité et de sincérité, « un de ces fonds propres à porter le repentir, » a très-bien dit de lui Chateaubriand.

Admis au Collége d'Harcourt en qualité de boursier, grâce à la bonté du principal, M. Asselin, La Harpe y fit de brillantes études, et l'on a conservé ceux de ses discours latins qui obtinrent deux ans de suite le prix d'honneur. Ses ennemis lui ont reproché d'avoir gardé toute sa vie quelque chose de l'outrecuidance d'un Empereur de rhétorique. Vers ce temps, le jeune élève, ou qui cessait à peine de l'être, fut accusé d'une action odieuse qu'on a souvent réveillée contre lui; il eut l'imprudence de faire, en société avec quelques-uns de ses camarades, plusieurs couplets contre divers membres du Collège d'Harcourt; mais ce n'était ni contre ses maîtres ni contre ses bienfaiteurs, assure Boissy-d'Anglas : << Cette plaisanterie était l'ouvrage de plusieurs jeunes gens, et M. de La Harpe fut le seul puni parce qu'il était pauvre, sans appui, sans état, sans protecteur, et parce qu'il eut le courage de garder à ses compagnons le secret le plus inviolable. » Ce récit, qui est selon la vraisemblance, réduit cette peccadille de jeunesse à sa juste proportion. Mais que penser d'un régime dans

lequel le pauvre jeune homme fut enfermé pour cette faute à Bicêtre d'abord, puis, par grâce spéciale, au For-l'Évêque, où il demeura plusieurs mois? C'est de sa prison qu'il adressait une certaine Épître à Zélis, qu'on nous donne pour la première en date de ses compositions poétiques; il finissait en invoquant la nuit pour remède à ses maux et en appelant quelque songe consolateur:

O Zélis, tu ne m'entends pas,
Mais j'oublierai mon infortune
En la pleurant entre tes bras!

La Harpe était galant, et il eut des succès presque autant que des prétentions. Petit de taille et même exigu, « haut comme Ragotin, » disait Voltaire, ses ennemis l'avaient surnommé Bébé, en lui appliquant le sobriquet d'un nain du roi Stanislas (j'omets les autres sobriquets de Harpula, Psaltérion, Cithara, qui ne sont que des traductions ou des travestissements de son nom). Madame Suard, qui lui avait voulu du bien dans un temps, a dit de lui : « Il avait une belle tête et d'une expression aimable; mais sa taille était petite et sans aucune élégance. » Certaine inégalité d'épaule semblait même indiquer une vague intention première de la nature de pousser plus loin l'irrégularité; mais cette velléité primitive s'était arrêtée à temps. Toute sa personne avait de la roideur, de l'audace, un air de décision et de certitude auquel il manqua toujours quelque chose pour être de l'autorité entière et véritable.

De La Harpe, a-t-on dit, l'impertinent visage
Appelle le soufflet.

Le vers est de Le Brun, le mot est de Piron. Dans le monde on pouvait sourire quand on le voyait arriver d'un air de conquête, « bien poudré, en habit de ve

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lours noir, avec sa veste dorée et ses manchettes de filet brodé, » dans sa double coquetterie d'homme galant et de bel esprit, comme il était enfin quand il allait faire une de ces cent lectures de son drame de Mélanie, pour lesquelles on se l'arrachait. Les mésaventures et les déchirures qui lui survenaient parfois en chemin (et il en eut beaucoup dans sa vie) faisaient la joie et le régal des médisants, surtout de ses confrères les gens de lettres moins bien traités. Sa faveur eut bien des retours et même des éclipses totales. Il eut ses jours d'émeute, même avant d'être une puissance. Mais lorsque, plus tard, dans sa chaire du Lycée, ayant trouvé sa fonction et sa vraie place, il lisait avec physionomie, avec feu, ses leçons en général judicieuses et élégantes, on s'étonnait de sentir en lui le maître, on le reconnaissait et on l'applaudissait sans effort, sans révolte. Dans son bon temps, durant les premières années de cet enseignement alors tout nouveau, et avant que la déclamation politique s'y fût mêlée, il exerçait sur son auditoire une action puissante et même un charme. Ce La Harpe du Lycée, dans les années 1786-87-88, et les services sans mélange qu'il rendit alors à la raison littéraire et à la culture publique, doivent être toujours présents à ceux qui le jugent, et arrêter les plaisanteries qu'il est trop aisé de répéter quand il s'agit de lui.

Il commença par bien des tâtonnements et des fauxpas avant d'atteindre au plein exercice de sa vocation véritable. Destiné à être un critique et un professeur de littérature, il aspirait à être poëte. Le genre des héroïdes était en vogue pour le moment; Colardeau l'avait mis à la mode par son Épître d'Héloïse à Abélard. La *Harpe débuta donc par des héroïdes (1759); mais il fit précéder les siennes de quelques pages intitulées Essai -sur l'Héroïde, dans lesquelles, parlant de ses prédéces

seurs, il disait de Fontenelle : « M. de Fontenelle, estimable sans doute à bien des égards, a tenté presque tous les genres de poésie parce qu'il n'était né pour aucun. » Ce jugement, et la forme sous laquelle il est exprimé, valent mieux que tous les vers qui suivent.

L'héroïde n'était pour La Harpe qu'un degré pour arriver à la tragédie. Son premier ouvrage dans ce genre fut un succès. Warwick, représenté en novembre 1763, eut une sorte de triomphe que l'auteur ne retrouva jamais depuis. La Harpe n'avait que vingt-quatre ans. En publiant sa pièce, il la fit précéder d'une Lettre à Voltaire, dans laquelle il discourait et discutait même de cet art qui leur était commun, et il le faisait d'un ton de disciple déjà mûr et presque de maître, qui choqua beaucoup dans le temps, mais qui ne fait que nous confirmer les précoces inclinations critiques de La Harpe. Voltaire lui répondit par des éloges. Il disait, et je ne sais s'il le pensait, que le jeune auteur « avait pris un vol d'aigle dans Warwick. » C'est ce vol précisément et ce coup d'aile qui manquait à La Harpe. Il mène son Pégase au petit pas, disait Le Brun; il rampe avec art dans ses timides vers. Le feu qu'il avait dans sa personne ne se communiquait en rien à sa poésie. Dans sa Lettre à Voltaire, La Harpe se plaignait d'avoir des ennemis << Il est également triste et inconcevable, disait-il, d'être haï par une foule de personnes qu'on n'a jamais vues. » A quoi Voltaire répliquait : « Il y a eu de tout temps des Frérons dans la littérature; mais on dit qu'il faut qu'il y ait des chenilles, pour que les rossignols les mangent afin de mieux chanter. » La recette était singulière. La Harpe en usa trop; il eut trop affaire aux chenilles de la littérature, et il n'en devint pas plus rossignol pour cela, ni plus poëte.

D'ailleurs, à cette date, il n'était pas juste encore d'accuser Fréron. Le compte que rendit de Warwick

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