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l'Année littéraire se composait surtout de deux lettres adressées au rédacteur, l'une de Dorat et l'autre d'un anonyme, et l'on ne peut dire que La Harpe n'y reçût point une part d'éloges très-suffisante. Sur cette prétention que témoignait La Harpe d'être haï d'une foule de personnes, on faisait, dans l'une de ces deux lettres, cette remarque assez spirituelle :

Un jeune petit-maître se vante par air d'être aimé de beaucoup de femmes; les jeunes poëtes ont la même vanité, ils se supposent beaucoup d'ennemis. L'amour-propre de M. de La Harpe en sera peutêtre mortifié, mais je l'assure qu'il n'a point d'ennemis; je n'en veux d'autre preuve que le succès de sa tragédie. »

La Harpe n'eut point le bon esprit de ne se point choquer des critiques modérées, ni de fermer les yeux sur les injures et les méchants procédés que l'envie oppose à tout succès, à toute célébrité naissante; et sa vie dès lors se composa de deux parties qui se mêlèrent sans cesse, et dans la confusion desquelles sa dignité d'homme et d'écrivain reçut de cruelles et irréparables blessures. Il engagea une guerre ou plutôt mille petites guerres avec la foule des amours-propres des auteurs du temps, se posant comme leur juge et comme leur fléau; et à la fois il aspira à l'honneur d'un restaurateur du goût et d'un modèle dans ses œuvres et ses productions de poëte. Et ici il était tout à fait insuffisant.

Poëte, La Harpe mérite peu qu'on le suive et qu'on l'étudie. Il eut dans son temps des succès ou des demisuccès mérités. Pourtant les esprits éclairés d'alors, Grimm, Diderot, les autres esprits aiguisés par la rivalité et par la pratique de l'art, tels que Le Brun, distinguent très-bien ses côtés faibles, communs dans leur fade élégance, et nous dénoncent en détail ses défauts que le temps en marchant a confondus aujourd'hui dans un seul, l'insipidité mortelle et l'ennui. Je dis

cela de tous les ouvrages de La Harpe en vers, soit qu'ils s'intitulent Warwick ou Mélanie, soit même qu'ils aient, comme dans Philoctete, une intention de goût plus sévère, mais à laquelle la vraie simplicité savante a manqué; soit que l'auteur se joue d'un air plus léger, et qui vise au gracieux, dans des poëmes tels que Tangu et Félime, genre de poésie dans lequel Voltaire est à la fois, chez nous, le seul maître et le seul supportable; car on ne peut lire que lui. M. Daunou, qui a composé sur La Harpe un morceau excellent, mais au point de vue strictement classique, se rabat à citer de lui, comme chef-d'œuvre dans le genre lyrique, une petite romance fort connue de nos mères : 0 ma tendre musette! et en cela il me paraît encore se hasarder beaucoup trop.

Voltaire avait adressé une Épître à Horace dont tout le monde sait les derniers vers délicieux; La Harpe fit la Réponse d'Horace; mais, en faisant parler l'aimable Romain, il se souvient trop de Linguet, de Maupertuis, de Fréron, de tous ces importuns du jour: il n'a que des idées de métier et de tracasserie littéraire, et le rayon qu'avait eu Voltaire en finissant lui a manqué.

C'est comme journaliste que, dès ses débuts, La Harpe se montre d'abord le plus remarquable, et avec une verve propre qui se produit moins dans son style que dans la suite de sa conduite même et de son zèle. Son goût n'est ni très-rare ni très-curieux, ni même exquis; mais, dans son ordre d'idées, ce goût est pur, sain et judicieux; il est prompt et n'hésite pas. Tel je trouve La Harpe dans la plupart des articles du Mercure qui lui ont valu tant de représailles et de rancunes; tel dans la Correspondance avec le Grand-Duc de Russie, où il se donne toute carrière en fait de décisif. Dès qu'on veut entrer à son tour dans ce genre de littérature un peu convenu et circonscrit du dix-huitième siècle pour en juger en détail et avec proportion, on

ne saurait mieux faire que d'entendre La Harpe; j'en ai mille fois profité. N'oublions pas qu'une grande partie de l'originalité de ses critiques a péri; joignons-y toujours la personne même de l'Aristarque qui y faisait commentaire, sa véhémence de geste et de ton, ce qu'il y avait de piquant (et même de choquant) à le voir se retourner sur des amis, des camarades de la veille, du moment qu'il y croyait le bon goût intéressé. Ses articles nous semblent assez froids aujourd'hui; mais les plaignants et les blessés appelaient cela des satires pleines de fiel, et si on le lui reprochait, comme l'honnête Dorat le fit un jour, il répondait naïvement : « Je ne puis m'en empêcher, cela est plus fort que moi. » Voilà le critique, celui à qui Voltaire n'avait pas besoin de crier Mucte animo, comme il fit tant de fois, celui dont il a eu tort de dire que « son courage était égal à son génie, » mais égal, et même supérieur à son goût, c'est ce qu'il eût fallu dire. La Harpe, comme tous les vrais critiques destinés à agir en leur temps, tels que Malherbe, Boileau, Samuel Johnson, a eu le courage de ses jugements, il en a eu l'intrépidité et jusqu'à la témérité imprudente, en face de la cohue des petits auteurs offensés. Chabanon nous le montre tout jeune, à l'âge de vingt-sept ans, installé chez Voltaire à Fer

ney, où il passa toute une année (La Harpe y était avec

sa femme, une assez jolie femme, la fille d'un limonadier, qui faisait elle-même des vers et qui jouait la comédie). Eh bien! La Harpe à Ferney, tout jeune, critiquait Voltaire, relevait ses vers faibles dans les pièces où il jouait un rôle, les lui corrigeait quelquefois sans l'en avertir. Voltaire le plus souvent cédait et criait de sa place, en s'apercevant du changement : « Le petit a raison; c'est mieux comme cela. » Tel il était jeune à Ferney près de Voltaire, tel près de Chateaubriand à la fin de sa carrière, quand il disait à

l'auteur du Génie du Christianisme : « Enfermez-vous avec moi pendant quelques matinées, et nous ôterons tous ces défauts qui les font crier, pour n'y laisser que les beautés qui les offensent. » Je tiens à bien marquer en La Harpe cette nature essentielle de critique qui, à travers tous ses écarts, est son titre respectable; qui fait que Voltaire a pu l'appeler à un certain moment << un jeune homme plein de vertu » (ce que les Latins auraient appelé animosus infans), et qui fait aussi que Chateaubriand l'a défini, « somme toute, un esprit droit, éclairé, impartial au milieu de ses passions, capable de sentir le talent, de l'admirer, de pleurer à de beaux vers ou à une belle action. » J'aime à citer ici ces paroles reconnaissantes et à les opposer à tant d'autres récits moqueurs et dénigrants, parce qu'en effet, malgré bien des fautes et des emportements qui prêtaient au ridicule, j'ai cru sentir un fonds généreux chez La Harpe, et que nul n'a été plus cruellement exposé à la férocité des amours-propres, que le sien, du reste, ménageait si peu.

L'année 1778 fut la plus pénible de sa vie d'écrivain, et il faut dire quelque chose des épreuves et tribulations qu'il eut à y supporter. Voltaire venait de mourir à Paris (30 mai), et la foule des petits auteurs, ennemis de La Harpe, n'attendait qu'une occasion pour tomber sur le disciple que la protection du maître ne couvrait plus. La, Harpe faisait son métier de critique dans le Mercure, et à la fois il poursuivait péniblement sa carrière dramatique. Sa tragédie des Barmécides était à la veille d'être représentée au Théâtre-Français. Le Gouvernement, afin d'éviter les querelles indécentes, avait désiré que les journaux gardassent le silence sur Voltaire, lorsque, cinq semaines environ après sa mort, La Harpe, rendant compte dans le Mercure (5 juillet 1778) des pièces que venait de jouer la Comédie-Fran

çaise, Tancrède et Bajazet, se permit quelques observations sur cette dernière tragédie, regardée généralement, disait-il, comme l'une des plus faibles de Racine. Il en indiquait les défauts, il en montrait les beautés toutefois, et remarquait que Voltaire, qui s'était essayé sur un sujet à peu près semblable dans Zulime, était loin d'avoir réussi à égaler Racine : « C'est donc une terrible entreprise, concluait-il, que de refaire une pièce de Racine, même quand Racine n'a pas très-bien fait. »

Que La Harpe, lié comme il était à Voltaire par les liens d'une reconnaissance presque filiale; à qui Voltaire écrivait « Mes entrailles paternelles s'émeuvent de tendresse à chacun de vos succès; » que La Harpe eût pu choisir un autre moment et une autre circons-. tance pour parler de Voltaire dans cette trêve de silence qui s'observait depuis sa mort, on le conçoit aisé. ment mais, quand on a lu le judicieux et innocent article dans le Mercure même, on a peine toutefois à comprendre la colère et l'indignation factices qu'il excita au sein de la coterie vóltairienne. Une confrérie 'de moines, troublée dans l'œuvre de canonisation de son saint, n'eût pas été plus outrée et plus intolérante. Condorcet (car il paraît que c'est bien lui), avec cette acrimonie réfléchie qui était un de ses talents, fit insérer dans le Journal de Paris une lettre, dans laquelle l'article était dénoncé à la vindicte des frères et amis, et que signa le marquis de Villevieille. La publication de cette lettre, le 10 juillet, tombait juste à la veille de la première représentation des Barmécides qui avait lieu le lendemain. On conçoit le trouble où un tel éclat dut mettre l'âme irritable de La Harpe. Il n'eut que le temps d'écrire une première lettre où se trahit son émotion violente; il s'excuse, il se justifie; il a parlé de Voltaire, dit-il, comme il eût parlé d'un classique,

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