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d'un Ancien; il a parlé de Zulime comme il eût fait de l'Othon de Corneille, sans prétendre rabaisser le génie du poëte lui-même. Il avait mille fois raison, sauf un léger coin de convenance peut-être et d'à-propos, sur lequel il faisait, tout le premier, son Mea culpa d'assez bonne grâce. Il était évident que, dans ce cas comme dans bien d'autres, l'instinct du critique, de l'homme qui se sent une idée juste et qui ne résiste pas à la dire, l'avait emporté chez lui sur les considérations secondaires.

Cette querelle, dont je ne fais que signaler l'occasion et le prétexte, ne s'arrêta pas sitôt; elle cut des suites et des ricochets sans nombre. La Harpe fut obligé de renoncer à la rédaction en chef du Mercure; il avait eu le tort et s'était donné le ridicule d'y louer lui-même sa propre tragédie des Barmécides. Il était coutumier de ce fait de louange sur ses propres ouvrages. L'irritation où le jeta cette querelle, injuste à l'origine, l'engagea dans une série de disputes et de chamailleries indignes, où il se compromit de plus en plus. Il avait alors trenteneuf ans. Ceux qui ont été habitués dès l'enfance à entendre parler de La Harpe comme d'un oracle, d'un dictateur du goût, et du Quintilien français, seront étonnés de voir à quel degré de discrédit il était tombé à ce moment. Il justifiait ce joli mot de l'abbé de Boismont, son confrère à l'Académie : « Nous aimons tous infiniment M. de La Harpe notre confrère, mais on souffre en vérité de le voir arriver toujours l'oreille déchirée. » L'abbé Maury écrivait cette année même (9 décembre 1778), dans une lettre à Dureau de La Malle, la page suivante sur La Harpe; elle en dit plus que toutes nos réflexions; il est impossible de peindre d'une manière plus expressive le décri qui le poursuivait en ce moment, et l'injustice publique soulevée par de pures imprudences, mais dont il faillit demeurer victime:

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« Il n'est pas vrai, écrit l'abbé Maury, qu'on ait ôté à La Harpe le Mercure ; il n'est plus chargé de la rédaction de ce journal, et on a réduit ses honoraires à mille écus, en bornant son travail à un article de littérature et à la partie des spectacles. Un de ses amis fut arrêté dernièrement en vertu d'un décret des Consuls (le Tribunal du Commerce). On le conduisait en prison, et il pria les gens du Guet de l'accompagner chez M. de La Harpe, son ami, qui le cautionnerait et payerait peut-être les deux mille francs qui avaient donné lieu à ce décret de prise de corps. Il vint, en effet, à neuf heures du matin, et La Harpe se vit entouré de vingt recors (1) qui gardaient toutes les avenues de sa maison. On alla chez le créancier, qui vint recevoir ses deux cents pistoles; mais la scène dura plus de deux heures, et une bonne âme qui passait dans la rue Saint-Honoré répandit le bruit que La Harpe avait battu sa femme, et qu'une escouade du Guet, conduite par le commissaire du quartier, avait rétabli la paix dans le ménage. Cette calomnie a été imprimée et accueillie de tout Paris avec l'intérêt que l'on prend au pauvre diable qui en est l'objet. On n'a jamais été plus cruellement puni d'une bonne action. L'expulsion de l'Académie, le voyage de Londres, etc., n'ont pas de meilleur fondement. Il faut pourtant avouer que la lettre de La Harpe, insérée dans le Courrier de l'Europe du 27 octobre (une lettre d'injures en réponse à d'autres injures), lui a fait un tort irréparable, et lui nuit beaucoup plus que tous les libelles dont il est assailli. C'est une sottise inexcusable, mais il ne veut consulter personne, et, s'il écrit une seule ligne contre ses ennemis, il est perdu sans ressource. Le déchaînement du public est tel, qu'il n'est plus permis à La Harpe d'avoir raison. Je le lui ai dit avec tout le courage et peut-être toute la brutalité de l'amitié: on le bafouera, on lui crachera au visage, on le chassera de l'Académie et de Paris, s'il ne renonce pas absolument au pugilat qui lui a si mal réussi. Je ne lui connais plus, à présent, qu'un seul ennemi, c'est le public en corps qui se réunit en ce seul point, et qui ne veut ni écouter ses apologies ni lire ses ouvrages. »

Il y avait pour La Harpe à revenir de bien loin, comme on voit; il sut en revenir, et il lui fallut pour cela toute son énergie d'esprit et tout son courage. Sept ans sont écoulés : nous sommes au Lycée qui vient de s'ouvrir en 1786, au coin de la rue Saint-Honoré et de la rue de Valois, là même où est aujourd'hui (ô vicis

(1) Ceux qui prendront la peine de lire l'original de cette lettre à la Bibliothèque nationale, trouveront ici un autre mot (pousse-c...) que j'ai remplacé par un équivalent. L'abbé Maury, en causant ou en écrivant familièrement, ne haïssait pas le gros mot ou même le mot grossier.

situdes des choses humaines!) l'Estaminet des Nations. Le Lycée alors était une fondation à la fois scientifique et littéraire, une élégante Sorbonne à l'usage des gens du monde. La Harpe monte dans sa chaire vers deux heures de l'après-midi. L'élite des jeunes dames, des gens d'esprit et des littérateurs, tout ce qu'il y a de plus brillant à cette florissante époque de Louis XVI, entoure sa chaire. Il s'y assied avec calme, avec assurance, avec dignité. Par son attitude, par son excellent débit de lecture comme par la qualité de sa parole, il justifie bien ce mot de Voltaire : « Vous avez toujours été fait pour le noble et l'élégant, c'est votre caractère. » Nous avons là un La Harpe critique encore, mais non plus polémiste, professeur et non plus journaliste. Pour la première fois en France, l'enseignement tout à fait littéraire commence et se met en frais d'agrément; pour la première fois, quand on n'est ni frivole, ni érudit, et qu'on cherche une juste et moyenne culture, on voit se dérouler des cadres faciles qui étendent et reposent la vue de l'esprit, même quand le professeur n'a pas réussi complétement à les remplir. Sur l'Antiquité, il ne fait que courir sans doute, il est léger; pour un homme aussi instruit et dont c'est le métier de l'être, il a des ignorances singulières et des oublis; il n'en a pas de moins fortes et de moins frappantes à nos yeux sur les époques intermédiaires qu'il franchit rapidement, et où son auditoire ne lui demandait du reste que des esquisses, très-suffisantes alors. Mais, à mesure qu'il approche des belles époques de la littérature française, ses jugements se fixent et s'affermissent; le dix-septième siècle, en quelques-unes de ses parties et de ses œuvres, n'a jamais été mieux analysé. On n'a jamais mieux parlé de la tragédie de Racine et selon Racine. Entendons-nous bien ne demandons à La Harpe aucune de ces vues supérieures qui sortent de

certaines habitudes et de certaines limites, et qui supposent des comparaisons neuves et étendues. Il y a des régions pour les esprits et les talents: celle de La Harpe, c'était la région moyenne des esprits cultivés de son temps; et c'est pour s'y être tenu et y avoir rassemblé toutes ses forces, qu'il a si utilement agi et si réellement influé autour de lui. Dès ce temps-là il n'était pas très-rare de trouver de libres et hardis causeurs qui, parlant de La Harpe à propos de son Éloge de Racine, disaient « L'Eloge de M. de La Harpe manque d'idées et de vues... Un coup d'œil neuf et profond porté sur la tragédie et sur l'art dramatique, voilà par où il fallait honorer la cendre du grand Racine (1). » De telles vues, de telles questions, qui allaient jusqu'à Sophocle et à Shakspeare, pouvaient être particulières alors à quelques esprits; elles eussent excédé la portée d'un auditoire à cette date, et encore durant les trente ou trente-cinq années suivantes. Mais, dans son Cours de Littérature, en reprenant une à une les pièces de Racine, La Harpe développe d'heureuses ressources d'analyse, et il fait l'éducation de ses auditeurs. L'ancienne tragédie française (je dis ancienne, parce qu'elle n'existe plus) avait ses règles, ses artifices, ses convenances, que Racine surtout avait connus et portés à la perfection, et dont il était devenu l'exemplaire accompli. La Harpe, après Voltaire, les entendait et les sentait plus que personne, et il est le meilleur guide en effet, du moment qu'on veut entrer dans l'économie même et dans chaque partie de ce genre de composition pathétique et savante. Nous aujourd'hui, même quand nous voyons Phèdre, nous ne sommes guère sensibles qu'aux trois ou quatre grandes scènes et à l'admirable style; mais l'ordre de la pièce, la suite des

(1) Correspondance de Grimm.

scènes intermédiaires, leur arrangement et une foule de détails ne nous arrivent plus; nous n'y entrons plus complétement. Nous savons trop bien ce que fait ce même arrangement, quand il n'est plus entre les mains de Racine cette illusion-là est détruite comme tant d'autres. L'admiration pour Racine subsiste à jamais; mais la religion pour le genre de Racine est atteinte, et plus qu'atteinte. Elle était entière du temps de La Harpe, et nul n'a plus que lui contribué à l'environner de raisons justes et lumineuses.

Sur d'autres sujets voisins de Racine, il est incomplet; il sent peu Molière, et ne fait pas à la grande comédie la part qu'elle mérite. Sur Bossuet, sur Bourdaloue, sur La Rochefoucauld et Retz, on est allé depuis plus avant que lui: il n'exprime guère sur leur compte que ce qu'une première lecture courante peut suggérer d'impressions et d'idées à un esprit facile, abondant, éloquent en ces matières. N'importe; il est bon que cette première impression se donne, dût-on ensuite la pousser plus loin; il est bon de se laisser. faire avec lui, d'accueillir et de ressentir ce premier jugement, situé, si je puis dire, dans le vrai milieu de la tradition française; il est bon en un mot d'avoir passé par La Harpe, même quand on doit bientôt en sortir.

Ce n'est pas un critique curieux et studieusement investigateur que La Harpe, c'est un professeur pur, lucide, animé. Il étend, il développe et il applique les principes de goût de Voltaire; et sans avoir de son imprévu ni de son piquant, il a quelque chose de son agrément clair, aisé et naturel. Dans l'expression comme dans les idées, il trouve ce qui se présente d'abord et ce qui est à l'usage de tous. Il a l'élégance facile, celle qui, jusqu'à un certain point, s'enseigne; il n'a pas l'élégance exquise et suprême. Il était excellent pour donner aux esprits une première et générale teinture.

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