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Telle est ma pensée sur les bonnes et saines parties du Cours de Littérature. Il arriva à ce Cours un grave accident, il fut coupé en deux par la Révolution françaisé. Il en fut extrêmement troublé (bien d'autres choses le furent), et ce trouble s'est accusé par des contradictions flagrantes. On ne saurait s'en étonner, et il convient à ceux qui vivent en des temps plus calmes, mais qui n'ont point su échapper eux-mêmes à quelques contradictions et rétractations littéraires, de montrer pour celles de La Harpe quelque indulgence.

Dans le Cours de Littérature, c'est le dix-huitième siècle surtout qui a été le théâtre et comme l'arène des luttes et des combats de La Harpe lorsqu'il se convertit un jour et qu'il se retourna contre lui-même. Il avait été très-avant dans les idées de la Révolution; il ne s'était guère arrêté qu'en 93, et lorsqu'il s'était vu averti personnellement par la violence et jeté en prison. Le voile alors tomba de ses yeux, et la violence générale lui apparut dans tout ce qu'elle avait d'odieux et de criminel. L'idée religieuse aussi l'illumina en ce moment comme dans un éclair: il tomba à genoux et il pleura. Cette conversion soudaine de La Harpe, ce qu'elle laissa subsister du vieil homme en lui, ce qu'elle y modifia peut-être par endroits, mériterait toute une étude morale. Jamais converti ne se contraignit moins en apparence dans ses humeurs ni dans son caractère, ni même dans ses sensualités (au moins en ce qui était de la bonne chère). Mais ses animosités surtout n'avaient fait, ce semble, que changer de direction et de sens, en s'exaspérant. Quand il sortit de prison à cinquante-cinq ans, on le vit plus ardent, plus enflammé que jamais, incandescent comme un jeune homme, ou peut-être déjà comme un vieillard. Son cerveau n'avait plus évidemment sa santé parfaite ni son équilibre; il

avait reçu un ébranlement. Sa vanité était continuellement surexcitée, et elle se combinait avec des effusions d'humilité singulières. Il remonta, dès le 34 décembre 1794, dans sa chaire du Lycée, y déclarant une guerre courageuse aux tyrans, à peine abattus et encore menaçants, de la raison, de la morale, des lettres et des arts; il y invectiva la langue révolutionnaire dans un langage qui s'en ressentait quelque peu à son tour. Il oubliait que dans cette même chaire, environ deux ans auparavant, il avait paru, lui, La Harpe, en bonnet rouge. Cette guerre qu'il déclarait aux oppresseurs politiques de la veille, il ne la poursuivit pas moins dans l'ordre littéraire contre les propagateurs des idées philosophiques, qu'il en était venu à considérer comme les premiers auteurs du mal. Au milieu des excès déclamatoires et qui sentent la réaction, cette seconde moitié du Cours de Littérature offre des morceaux pleins de verve et d'une chaude sincérité, et il y subsiste des parties de bon jugement.

Le tort de La Harpe, ce n'est pas d'avoir varié, mais de s'être exprimé dans la disposition nouvelle de son esprit avec la même confiance aveugle et despotique, avec bien plus de confiance encore qu'il n'en avait montré dans sa première forme de pensée. Il n'avait fait qu'abonder de plus en plus et se confirmer chaque jour dans son penchant naturel à imposer à soi et aux autres, quand il parlait, une conviction invariable. Il semblait que l'expérience ne lui eût pas appris « que ce qui nous a paru vrai dans un temps, peut ensuite nous sembler faux dans un autre (1). » Il continua de vivre quelques années dans cette exaltation honorable, mais un peu maladive, dont se ressentent ses derniers écrits, et il mourut le 14 février 1803, à l'âge seulement de soixante-quatre ans.

(1) Volney, dans sa Réponse au docteur Priestley.

Avec tous ses défauts et toutes ses imperfections de nature, donnant en mourant la main à Chateaubriand, à Fontanes, à tout ce jeune groupe littéraire en qui était alors l'avenir, il transmit le flambeau vivant de la tradition, et il justifia le premier pronostic de Voltaire à son égard : « Quelque chose qui arrive, je vous regarde comme le restaurateur des Belles-lettres. » C'est le mot magnifique, mais juste après tout (si l'on considère l'ensemble du rôle et de l'influence), qu'il faudrait graver sur son tombeau.

Je dirai ici, comme je l'ai dit précédemment à propos du cardinal de Retz: ce n'est là qu'une esquisse et comme un premier article, qui en demanderait un second pour fixer bien des particularités et pour y développer mes jugements.

Lundi, 17 novembre 1851.

LA HARPE

ANECDOTES.

Il y a tant à dire sur La Harpe, que je ne puis m'empêcher d'en venir reparler encore. Je n'ai fait qu'effleurer le La Harpe converti; mais, avant de le développer sous cet aspect, je demande à rappeler devant des générations qui les ont oubliées, ou qui même peut-être ne les ont jamais sues, quelques-unes des anecdotes qui couraient le monde littéraire il y a cinquante ans, et qui ne sont pas toutes sans agrément.

Tout homme de lettres proprement dit, s'il a été célèbre et s'il a eu de l'action sur son temps, s'il a été centre à quelque degré, excite plus de curiosité et soulève plus de propos et d'intérêt en divers sens que souvent il n'en mérite. Sur ceux qui ont beaucoup écrit et surtout qui ont jugé les écrivains, on écrit beaucoup. La plume appelle la plume, et les amours propres intéressés ont beaucoup de babil. Sur Malherbe, sur Boileau, sur Pope, sur Johnson, non content de les juger par leurs ouvrages, on a fait des livres, on a recueilli leurs moindres mots, on les a étudiés et poursuivis jusque dans le détail domestique de leur vie. La Harpe, qui n'est pas à beaucoup près au premier rang de ce groupe de critiques-poëtes, mais qui y appartient à quelque degré, a partagé cet honneur et cet inconvé

nient. Dès ses débuts, bien qu'il semblât aspirer avant tout à la gloire du poëte tragique, il avait quelque chose qui décelait le juge et l'arbitre, et qui excluait l'idée de camarade : cela déplaisait, et, même avant qu'il eût pris le sceptre ou la férule au Mercure et ailleurs, on le traita sans aucune indulgence et presque comme un ennemi commun.

Il se fit à l'instant toute une suite d'historiettes et comme une légende sur ses premières années. On allait jusqu'à dire que, le jour de son baptême, et pendant la cérémonie, il avait annoncé par ses cris son caractère irascible, et présagé son goût pour les futurs vacarmes littéraires. A la veille de son début au théâtre, quand on allait représenter sa tragédie de Warwick (novembre 1763), il avait déjà, grâce à ses bons amis les auteurs, une réputation affreuse; on racontait, en l'exagérant, l'histoire des couplets satiriques composés au sortir du collège : « Cette petite horreur, nous dit Collé dans son Journal, m'a déjà été confirmée par deux ou trois personnes, et je n'ai encore vu qui que ce soit qui ait contredit ou nié le fait. » Lorsque cette tragédie de Warwick, qui, malgré tout, avait fort bien réussi, fut reprise en janvier 1765, les ennemis s'arrangèrent si bien, que le cinquième acte fut hué : « Je n'ai jamais vu de ma vie, nous dit encore Collé, arriver un pareil échec à une reprise; le contraire arrive plus ordinairement, les applaudissements redoublent au lieu de diminuer. Il faut que M. de La Harpe ait un secret particulier pour se faire plus d'ennemis qu'un autre. » En tête de sa seconde tragédie, Timoléon, lorsqu'il l'imprima, La Harpe se crut obligé de mettre une justification expresse sur les couplets de collége qui lui étaient imputés à crime, et il ajouta quelques réflexions sensées qui nous peignent très-bien le moment où il parut :

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