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temps plus d'une de ces réceptions académiques dans lesquelles le directeur s'est plu à traiter un peu trop peut-être le récipiendaire comme un novice ou comme un patient. Dans ce cas, le public est toujours de moitié pour le moins dans l'épigramme; quand il se mêle une fois d'être malin, il l'est impitoyablement. La Harpe l'éprouva. Il succédait à Colardeau Marmontel, chargé de le recevoir, fit naturellement l'éloge du prédéces-, seur. Il montra Colardeau semblable à ses écrits, doux, sentimental, modeste, affligé de la critique et se promettant bien de ne l'exercer jamais contre personne : « Voilà, Monsieur, dans un homme de lettres un caractère intéressant!» Ce simple mot devint le signal de l'applaudissement universel, et, à partir de là, tout le discours de Marmontel fut pris comme un persiflage, et tourné contre le nouvel élu : « L'homme de lettres que vous remplacez, — pacifique, — indulgent, — modeste, ou du moins attentif à ne pas rendre pénible aux autres l'opinion qu'il avait de lui-même, s'était annoncé par des talents heureux... » A chacun de ces mots flatteurs pour le défunt, on interrompait Marmontel, qui devenait malin à son tour, plus malin encore sans doute qu'il n'avait pensé l'être, et qui, par ses pauses marquées, se laissait très-bien interrompre. La Harpe cependant faisait bonne contenance, bien qu'il ait dit depuis qu'à un moment il fut tenté de prendre la parole et d'apostropher le public. La scène alors eût été complète. Telle qu'elle se passa, cette réception à l'Académie fut une espèce d'exécution. De telles disgrâces n'arrivent jamais aux guides supérieurs de l'opinion; dans les circonstances décisives ils retrouvent tous leurs alliés, et ils ont le public de leur bord.

Nous sentons de plus en plus, ce me semble, en quoi La Harpe, avec des parties si estimables et si utiles, n'a pas atteint les hauteurs de son art et a toujours

prêté le flanc. Il n'a pu à aucun moment, ou du moins ce n'est qu'à de rares moments qu'il a pu saisir toute l'autorité du rôle de critique, même en ce que ce rôle a de passager et de viager, J'arrive aux circonstances singulières qui marquèrent sa conduite dans la Révolution, et qui achèvent de prouver qu'au moral aussi il lui a manqué quelque chose, quelques lignes de plus pour être de la taille de ceux dont le courage domine les événements et ne s'y laissent point entraîner.

Duclos a terminé son Histoire de Louis XI en disant : << Tout mis en balance, c'était un roi. » Gaillard, en rappelant ce mot, essaye de l'appliquer à La Harpe, et il dit « qu'à tout prendre, c'était un homme. » Certes, à tout prendre, et surtout pour les contemporains, c'était quelqu'un que M. de La Harpe, et je crois l'avoir assez fait sentir dans mon premier jugement. Pourtant plusieurs des qualités essentielles à former un caractère d'homme, la modération, l'équilibre, un juste temps d'arrêt, un retour sage, la mémoire du passé, lui firent faute, et ses onze ou douze dernières années accusèrent cette impossibilité de mûrir qui est l'infirmité de quelques organisations vivės.

Voltaire, au milieu de tous les éloges qu'il prodigue à son disciple, a lâché un mot terrible, en ce qu'il va dans La Harpe au fond de l'homme même : « C'est un four qui toujours chauffe et où rien ne cuit, » Le fait est que, chez La Harpe, il y eut de tout temps une dépense de chaleur tout à fait stérile, et hors de proportion avec le résultat.

Il se laissa d'abord entraîner par la Révolution; rien de plus simple ou même de plus légitime et de plus excusable dans les commencements. Mais La Harpe ne s'arrêta pas aux beaux jours ou à ce qui pouvait passer pour tel son enthousiasme survécut au 10 août, au 2 septembre, au 21 janvier. On a recueilli une suite

de textes pris dans ses articles du Mercure, desquels il résulte que jusqu'en 93, et même jusqu'au commencement de 1794 (1), il égala en déclamation extravagante tout ce qu'on pouvait désirer alors. Il ne cessait de dénoncer, dans des phrases dignes de l'ancien et fougueux Raynal, « la superstition, disait-il, qui transforme l'homme en bête, le fanatisme qui en fait une bête féroce, le despotisme qui en fait une bête de somme.» Mais une fois jeté en prison (avril 1794), détenu au Luxembourg, La Harpe, avec cette âpre personnalité qu'on lui connaît, s'étonna plus qu'un autre d'avoir été atteint; l'idée de la mort lui apparut, son imagination lui fit tableau; il fut en proie à un grand tumulte, et, dans ce bouleversement de tout son être, il sentit une

(1) Le Journal de la Librairie, du samedi 14 décembre 1833, contient l'indication suivante qui est due à M. Ravenel :

«Dans le Catalogue des livres de M. Laya, sous le n° 285, était comprise l'Histoire de la Révolution française, par M. Thiers; l'exemplaire était couvert de notes au crayon dont quelques-unes m'ont paru curieuses; j'en citerai une qui concerne La Harpe. On sait qu'après avoir professé les principes du plus exagéré républicanisme, La Harpe en devint l'un des plus fougueux adversaires. Son Cours de Littérature est rempli de violentes diatribes contre des hommes dont les opinions avaient longtemps été les siennes. C'est à Robespierre surtout qu'il s'attache à porter les plus rudes coups: « Un Robespierre! s'écrie-t-il, un Robespierre (puisqu'il faut descendre à ce nom infâme, que je ne puis prononcer sans faire une sorte de violence au profond mépris que j'ai toujours eu pour lui, et qu'il n'a pas ignoré)! un Robespierre ! etc. » S'il faut en croire Laya, et rien ne permet de révoquer en doute son assertion, La Harpe se targue ici d'un courage qu'il n'eut pas. On trouva en effet, dans les papiers saisis chez Robespierre, une lettre, pleine de flagorneries, que lui avait adressée La Harpe à l'occasion du discours prononcé, le 20 prairial an II, en l'honneur de l'Étre-Suprême. Cette lettre ne figure point au nombre de celles qui furent imprimées dans le Rapport de Courtois (rédigé par Laya), parce que ce représentant, dit la note, eut la faiblesse de la rendre à La Harpe.

« Ce fait, déjà révélé par M. Garat (Mémoires historiques sur la Vie de M. Suard, t. II, p. 339), acquiert un nouveau degré de certitude du témoignage de Laya. »

révolution s'opérer en lui: il eut le coup de foudre, ce qu'on appelle le coup de la Grâce, qui le renversa et le retourna. Cette révolution intérieure, si brusque qu'elle ait paru, avait été préparée depuis quelques semaines par des compagnons de captivité; on cite, pour y avoir contribué, deux évêques, l'évêque de Montauban et celui de Saint-Brieuc, sans oublier « la belle et intéressante veuve du comte Stanislas de ClermontTonnerre. » Sous ces influences combinées, La Harpe s'était mis à lire pour la première fois les livres saints, les Psaumes, l'Imitation de Jésus-Christ, lorsqu'il reçut la secousse intérieure décisive dont il a rendu compte en ces termes :

« J'étais dans ma prison, seul dans une petite chambre et profondément triste. Depuis quelques jours, j'avais lu les Psaumes, l'Évangile et quelques bons livres. Leur effet avait été rapide, quoique gradué. Déjà j'étais rendu à la Foi, je voyais une lumière nouvelle, mais elle m'épouvantait et me consternait en me montrant un abîme, celui de quarante années d'égarement. Je voyais tout le mal et aucun remède. Rien autour de moi qui m'offrît les secours de la Religion. D'un côté, ma vie était devant mes yeux, telle que je la voyais au flambeau de la vérité céleste, et de l'autre la mort, la mort que j'attendais tous les jours, telle qu'on la recevait alors. Le prêtre ne paraissait plus sur l'échafaud pour consoler celui qui allait mourir : il n'y montait que pour mourir lui-même. Plein de ces désolantes idées, mon cœur était abattu et s'adressait tout bas à Dieu que je venais de retrouver, et qu'à peine connaissais-je encore. Je lui disais: Que dois-je faire? Que vais-je devenir? J'avais sur ma table l'Imitation, et l'on m'avait dit que, dans cet excellent livre, je trouverais souvent la réponse à mes pensées. Je l'ouvre au hasard, et je tombe, en l'ouvrant, sur ces paroles: Me voici, mon Fils! je viens à vous parce que vous m'avez invoqué. Je n'en lus pas davantage; l'impression subite que j'éprouvai est au-dessus de toute expression, et il ne m'est pas plus possible de la rendre que de l'oublier. Je tombai la face contre terre, baigné de larmes, étouffé de sanglots, jetant des cris et des paroles entrecoupées. Je sentais mon cœur soulagé et dilaté, mais en même temps comme prêt à se fendre. Assailli d'une foule d'idées et de sentiments, je pleurai assez longtemps sans qu'il me reste d'ailleurs d'autre souvenir de cette situation, si ce n'est que c'est, sans aucune comparaison, ce que mon cœur a jamais senti de plus violent et de plus délicieux, et que ces mots : Me voici, mon Fils! ne cessaient de

retentir dans mon âme et d'en ébranler puissamment toutes les facultés. »

Quelque jugement qu'on porte sur ce genre d'émotion singulière que confesse ici La Harpe et qui rappelle beaucoup d'autres exemples analogues dans l'ordre spirituel, on n'en saurait suspecter la sincérité, et il est dommage que sa conduite n'ait pas mieux répondu dans la suite à une révolution de cœur décrite d'une manière si touchante. Mais, au lieu d'en conclure qu'après s'être si violemment trompé, il n'avait rien de mieux à faire qu'à se repentir et à se taire, La Harpe ne songea pas seulement à s'imposer cette mortification du silence, la plus pénible de toutes pour l'amour-propre, et on le vit, au sortir de sa prison, se lancer avec plus de ferveur que jamais dans toutes les mêlées; son ardeur n'avait fait que changer de signal et de drapeau. Il s'engagea dans une polémique nouvelle avec Marie-Joseph Chénier, organe de la Convention; il fit la guerre à la Convention elle-même. A la veille du 13 vendémiaire, il a mérité d'être cité dans les Mémoires de Napoléon en tête des orateurs les plus virulents qui occupaient les tribunes des quarante-huit Sections de Paris et qui chauffaient l'insurrection royaliste. On le vit se multiplier en ces années orageuses, retrouver au Lycée, aux Écoles normales où il avait été nommé professeur, quelques-unes de ses inspirations littéraires faciles et lucides, et à la fois se disperser et s'exalter de plus en plus dans la politique des journaux. Le 48 Fructidor, en le frappant et en l'obligeant de se cacher à la campagne, le rendit pour quelque temps au calme et à une meilleure santé du corps et de l'esprit. Quand La Harpe était à Paris, il ne résistait pas au monde qui le reprenait, et, en homme qui se gouvernait peu lui-même, il se laissait aller à ses goûts, à son faible pour la table, sauf ensuite à se repentir de ses

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