Images de page
PDF
ePub

que les procédés de Le Brun envers sa femme dénotèrent des défauts et même des vices de nature, dont toute sa destinée s'est ressentie. Nous avons les détails de son intérieur, et quel intérieur!

«Né avec un caractère violent, infatué de son propre mérite, il comptait pour rien tout ce que sa femme faisait pour lui : c'était une dette dont il recevait le payement sans reconnaissance; et, à la plus légère contradiction, il s'irritait comme d'un attentat à son autorité. Alors le mépris, la fureur, la haine éclataient les expressions les plus avilissantes sortaient de sa bouche, et presque toujours étaient accompagnées de traitements barbares. >>

J'extrais ces paroles d'un factum ou Mémoire publié pàr madame Le Brun en 1781, dans le procès qu'elle soutenait contre son mari depuis le mois de mars 1774. Accusée elle-même, elle se défend, et mon dessein n'est pas de pénétrer dans les particularités de cette triste et vilaine affaire, ni d'y établir les torts de part et d'autre: il me suffira d'en tirer quelques conséquences incontestables.

Ce qu'on ne lit nullement dans les pièces du procès et ce qui a été beaucoup dit dans le temps, c'est que Le Brun avait vendu sa femme au prince de Conti de qui il dépendait. Quand il serait vrai qu'un tel marché honteux eût été conclu, et que le prince eût, dans les premiers temps, acheté ou obtenu de Le Brun le droit du seigneur, toute allusion de la part du mari ou de la femme, dans le procès, devenait impossible à cause de l'inviolabilité du personnage sérénissime. Mais on n'a pas même besoin d'en venir à cette conjecture infamante pour juger Le Brun bien sévèrement; il ressort du factum et des dépositions des témoins que, quels qu'aient pu être les torts de la femme, ceux du marifurent tels qu'aucun honnête homme, aucun homme bien né ne s'en permettra jamais de semblables, soit en paroles, soit en actes. La grossièreté, l'injure ordu

rière, les coups, étaient son procédé ordinaire dans le ménage, et ne cessèrent pas durant près de quatorze ans. Ce qui reste presque plaisant, et ce qui ne laisse pas de donner une petite leçon littéraire, c'est que les vers, les petites élégies galantes, s'entremêlaient fort bien aux injures, au moins dans les commencements :

"Dans les premiers temps, ses torts semblaient être involontaires. Revenu à lui-même, il affectait toute la vivacité du repentir le plus sincère. Voici des vers qu'il fit en 1760 à la suite d'une scène et pour obtenir son pardon :

A TOI.

Si nous versons des pleurs, si de légers nuages
Menacent de troubler nos destins les plus doux,
Un Zéphyr enchanteur, apaisant ces orages,
Calme aisément des flots qui grondaient sans courroux.
Qu'un regard de Misis dissipe tes alarmes,

[ocr errors]

Chère amante! crois-en Misis à tes genoux, etc.

« Mais bientôt il dédaigna de jouer un rôle qui coûtait à son amourpropre. Il se livra de nouveau à toutes ses fureurs, et il ne songea plus à les expier par des larmes. Déjà il n'est plus Misis, la dame Le Brun n'est plus Fanny (1). »

Notez que Le Brun, dans son Mémoire judiciaire, argumentait de ses vers et de ses chansons pour prouver qu'il rendait sa femme heureuse :

Qu'un enfant des neuf Sœurs est facile à tromper!

s'écriait-il ingénument. Je me suis demandé quelquefois, en lisant les Élégies de Le Brun, comment il se peut qu'elles soient si sèches, si dénuées de vraie sensibilité. On comprend maintenant pourquoi il avait trop logé en lui la haine et l'injure pour laisser place à la tendresse et à l'accent d'une délicate volupté!

(1) Ceci est tiré, comme la citation précédente, du Mémoire pour Marie-Anne de Surcourt, femme du sieur Le Brun, plaidant pour la séparation de corps (1781). Il est démontré que Le Brun vivait avec la femme de chambre de sa femme, et chez sa femme même.

Dans ce fatal procès qui rompit la carrière de Le Brun et envenima son âme, une circonstance bien singulière et unique, ce fut de voir sa propre mère et sa propre sœur venir déposer en justice pour sa femme et contre lui. Aussi, rien n'égala la fureur du poëte, et il en a consacré l'expression dans une pièce atroce à Némésis, qu'on a placée à la fin du premier livre de ses Élégies. Il y ramasse tous les exemples mythologiques qui peuvent attiser sa colère: Méléagre, victime de son effroyable mère; le frère de Médée, massacré et mis en lambeaux par sa sœur; les époux des Danaïdes égorgés par leurs femmes, et il ajoute :

Mais aucun d'eux n'a vu, dans ses derniers abois,
Épouse, et mère, et sœur, le frapper à la fois.

Puisqu'il fait appel à l'Antiquité, nous dirons que Le Brun, dans ces vers odieux, nous rappelle un ancien poëte grec, d'un bien vilain nom, Hipponax, « dont la médisance, dit Bayle, n'épargna pas même ceux à qui il devait la vie, qui etiam parentes suos allatravit. » Ce qu'on a dit de cet affreux Hipponax se trouve vérifié de nouveau, à la lettre, dans Le Brun.

Ce qui manqua donc à Le Brun pour aider son génie lyrique naturel et pour le nourrir dignement, nous le voyons, ce fut une vie chaste et pure au sens poétique, une vie studieuse et recueillie au sein de laquelle il aurait invoqué dans le silence des nuits, non les Furies, mais les Muses. Un second coup d'un autre genre qu'il éprouva et qui acheva de rompre ses projets de poëmes et de longs travaux, fut la banqueroute du prince de Guémenée, chez qui il avait placé sa modique fortune (1783). Il y eut un moment où il se vit réduit à l'exacte pauvreté même quand il allait dans le monde, il était vêtu misérablement. M. de Vaudreuil, homme d'esprit, ambitieux, généreux, et qui aspirait sous

Louis XVI à un rôle de Mécène, ayant rencontré Le Brun, s'éprit de son talent, comme il avait fait de celui de Chamfort. Commençant par l'essentiel, il lui envoya délicatement, « sans se faire connaître, un grand coffre rempli de linge et d'habits. » Il le prônait partout; il lut de ses vers à la reine; il le poussa auprès de M. de Calonne. Celui-ci, à son tour, s'enflamma pour le poëte, et, au moment où l'on convoqua l'Assemblée des Notables, il lui envoya le plan, non pas d'une réforme de finances, mais d'une ode ou d'un dithyrambe destiné à célébrer ce grand moment. Quand on a lu ce plan de poésie ministérielle, adressé « au poëte vertueux que j'admire et que j'aime, » c'est-à-dire, à Le Brun, on trouve que celui-ci l'a exécuté presque avec indépendance, bien qu'il n'ait pu s'empêcher de comparer M. de Calonne à l'aigle :

Le hibou peut-il voir de son regard timide

Ce que l'aigle et Calonne ont vu d'un œil rapide?

Mais pouvait-il faire moins pour celui qui le saluait vertueux? Chose plus étrange ! Le Brun comparait aussi M. de Calonne à Sully, en même temps qu'il comparait Louis XVI à Henri IV:

Digne sang de Henri, puis-je te méconnaître?
Que dis-je ? il vit encore, et Sully va renaître.

N'oubliez pas que, trois mois auparavant, il recevait 2,000 livres de pension du Contrôleur général, pour l'encourager dans cette bonne voie.

Cette pièce de vers de Le Brun dégoûta dans le temps par l'indécence de l'adulation. Il dut s'en justifier, et il le fit par une sorte de madrigal dans lequel il disait qu'en célébrant Calonne, il avait, au défaut du bonheur, voulu chanter l'espérance.

C'est vers cette époque qu'eut lieu chez l'aimable peintre madame Lebrun (laquelle n'était nullement parente du poëte) un souper improvisé qui fit bruit, et où tout se passa à la grecque. Le Voyage du jeune Anacharsis venait de paraître, et le beau monde raffolait du brouet noir. Madame Lebrun, qui attendait ce soir-là de fort jolies femmes, imagina de costumer tout son monde à l'antique pour faire une surprise à M. de Vaudreuil : << Mon atelier, dit-elle, plein de tout ce qui me servait à draper mes modèles, devait me fournir assez de vêtements, et le comte de Parois, qui logeait dans ma maison rue de Cléry, avait une superbe collection de vases étrusques.» Chaque jolie femme qui entrait était à l'instant même déshabillée, drapée, coiffée en Aspasie ou en Hélène. « Le Brun-Pindare entre; on lui ôte sa poudre, on défait ses boucles de côté, et je lui ajuste sur la tête, dit madame Lebrun, une couronne de laurier, avec laquelle je venais de peindre le jeune prince Henri Lubomirski en Amour de la Gloire. Le comte de Parois avait justement un grand manteau pourpre, qui me servit à draper mon poëte, dont je fis en un clin d'œil Pindare, Anacréon. Puis vint le marquis de Cubières, etc... » Ce n'était là qu'une fantaisie de femme artiste et l'amusement d'une soirée; mais ce qui me frappe, c'est que, dans plus d'une ode de Le Brun, le travestissement est plus durable et subsiste encore. On sent trop jusque dans son talent cette parodie sérieuse et guindée de Pindare ou d'Anacréon.

Le Brun n'avait pas moins de soixante ans : la Révolution vint faire subir à son caractère une dernière épreuve, dont il sut moins que personne se tirer avec honneur et avec pureté; il était en avance et en fonds du côté de la haine. Son talent sans doute, dans ces circonstances publiques enflammées, rencontra quelques vrais accents, et quatre ou cinq strophes de l'ode sur

« PrécédentContinuer »