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le vaisseau le Vengeur et sur ce naufrage victorieux sont ce qu'a produit poétiquement de mieux l'époque républicaine; mais à quel prix ces énergiques élans furentils achetés? Le Brun, comme le peintre David son ami, trempa son pinceau à plaisir dans les couleurs sanglantes et livides. Les strophes les plus exécrables qu'on puisse citer d'alors sont de lui, du chantre et du pensionné de Calonne : et à la fois, oubliant ces gages publics qu'il avait donnés si récemment encore, il se proclamait un républicain de tous les temps; il prenait son humeur invétérée pour des principes. Il avait fait autrefois un certain vers par lequel il qualifiait un roi

L'insecte usurpateur qu'on nomme Majesté !

Il s'armait de ce méchant vers comme d'une preuve de sa conviction invariable depuis trente ans. Le Brun disait de Louis XVI captif, à la fin de 1792 :

Venez voir, Conseillers sinistres,
Un Roi sans peuple, sans amis !
Vous seuls fûtes ses ennemis,
Vils Courtisans, lâches Ministres !

Mais de quels ministres parlait-il donc, encore une fois, lui qui avait comparé Calonne à Sully? Il disait de Louis XVI au Temple, et en le dévouant à l'échafaud du 24 janvier :

Il pouvait régner sur les cœurs,
Ce monarque faible... et parjure!
Il prétend régner sur des morts !
Vainement la pitié murmure:

Le Ciel veut plus que des remords.

Il poursuivait Marie-Antoinette en des vers non moins hideux, qu'il faut rappeler à jamais pour le flétrir:

Oh! que Vienne aux Français fit un présent funeste!
Toi qui de la Discorde allumas le flambeau,

Reine que nous donna la Colère céleste,

Que la foudre n'a-t-elle embrasé ton berceau !

Combien ce coup heureux eût épargné de crimes!
Ivre de notre sang, désastreuse Beauté,

Femme horrible!

Et c'était le même qui, dans des vers adressés à Voltaire lors de son dernier voyage à Paris (1778), avait dit:

Oh! qu'il te sera doux, aux jeux de Melpomène,
De voir Aménaïde en pleurs

Intéresser à ses douleurs

Les larmes de ta jeune Reine!

Les Grâces, triomphant sur le trône des Lys,
Ont ramené les Arts à la Cour de Louis.

C'était le même qui, le jour où il avait reçu sa pension de Louis XVI, rimait un remercîment qui finissait par ces deux vers:

Larmes que n'avait pu m'arracher le malheur,

Coulez pour la reconnaissance!

C'était le même enfin qui, dans ce fameux Exegi monumentum, parlant de la Seine, s'était écrié d'un ton de prophète :

Mais tant que son onde charmée
Baignera l'Empire des Lys,

Elle entendra ma Lyre encore

D'un Roi généreux qui l'honore
Chanter les augustes bienfaits!

Honte et dégoût! De sa même trompette lyrique, en 92,

Le Brun demandait, dans une strophe infernale, que les tombes royales de Saint-Denis fussent violées :

Purgeons le sol des patriotes,

Par des rois encore infecté :
La terre de la Liberté
Rejette les os des despotes.

De ces monstres divinisés

Que tous les cercueils soient brisés !...

Mais qu'avons-nous à apprendre à ceux qui ont lu son ancienne invocation à Némésis, et quelle rage pourrait étonner de sa part après l'imprécation contre sa mère ?

J'ai cru devoir étaler la plaie sans réserve. Je ne sais si le talent poétique de Le Brun eût jamais été susceptible de se développer et de grandir en des régions plus heureuses; mais à coup sûr, par une telle habitude de sentiments et de pensées, il s'en était interdit les moyens; il avait tari en lui les sources jaillissantes et fécondes. Toute la douceur compatible même avec la puissance avait fui dès longtemps de son âme.

Comme lyrique, il a du souffle, mais aride; il a l'amour ou plutôt la recherche des beaux mots, il en a surtout la fatigue et l'abus. De la roideur, de l'inégalité, de la sécheresse et de la maigreur, nulle grâce ni mollesse, les rochers plus que les vallons du Parnasse (comme le disait de lui Bernardin de Saint-Pierre), le voilà dans l'ode. Il n'a pas le détail fertile ni riant aux yeux de l'esprit. Il manque d'idées. Il n'est pas nom- . breux avec suite ni d'une manière soutenue; ses jets de talent sont isolés et attestent une force ingrate, à laquelle le Ciel ni les parents n'ont jamais souri... Cui non risere parentes.

Ce jugement général souffrirait quelque exception, si l'on examinait son ode intitulée le Triomphe de nos Paysages, où il y a des peintures assez fraîches, et celle

qui a pour titre Mes Souvenirs ou les deux Rives de la Seine, où il a mis quelque sensibilité, mais de cette sensibilité où l'on n'a que soi-même pour objet (1).

Le Brun, vieillissant et presque aveugle, avait obtenu du Gouvernement un logement au Louvre en face le pont des Arts, tout à côté du peintre David. Il contracta, sous le Directoire, un second mariage, ignoble et malheureux, qui le punit des torts qu'il avait eus dans le premier. Sa servante devint sa femme; elle le trompait (2) et le maîtrisait. Lorsque le Gouvernement retira aux gens de lettres les logements du Louvre, Le Brun'alla (3) se loger au Palais-Royal, maison du café de Foy, dans les combles. Il réunissait volontiers chez lui quelques gens de lettres, même quelques femmes sensibles à l'esprit. Sa conversation était toute littéraire et sur les matières de poésie : l'histoire, la politique l'occupaient peu, ou, s'il touchait à la politique, c'était uniquement pour en tirer quelque occasion d'ode ou d'épigramme. Comme tant de poëtes vieillissants, il aimait à parler de lui-même et s'y renfermait. Galant de

(1) Dans l'ode sur le Triomphe de nos Paysages, où le poëte a déployé un si ingénieux abus de la mythologie, je trouve pourtant quelque mollesse heureuse d'expression, dans cette strophe par exemple:

Serait-ce l'onde du Pénée

Qui serpente dans ces vallons?
Tivoli, Blanduse, Albunée,

Vous n'êtes plus que de vains noms...

J'indique aussi, dans ce ton de suavité et de mollesse qui est si rare chez Le Brun, la neuvième strophe de l'ode XXIe du livre premier : Par elle un berger de Sicile... On compte chez lui ces aimables

endroits.

(2) Avec le chevalier Du Puy-des-Islets, un ancien chevau-léger, qui sema longtemps de ses petits vers les Almanachs des Muses.

(3) Il alla ou retourna loger au Palais-Royal; car il y logeait déjà au moment de la Révolution, après qu'il eut quitté l'Hôtel de Conti. C'est là que le chevalier de Chateaubriand visitait Le Brun en 1789.

tout temps auprès des femmes, il avait le madrigal (1) aussi prompt que l'épigramme. Sa vraie, son incomparable supériorité était dans ce dernier genre. Il en a trop fait; mais on tirerait des siennes un choix varié et excellent. Je n'en citerai aucune après celle que j'ai rappelée l'autre jour à l'occasion de La Harpe (Ce petit homme à son petit compas...) : c'est ce qu'on peut appeler la reine des épigrammes.

Si Le Brun en faisait de bonnes et même de médiocres ou de mauvaises, il en essuyait aussi, et qui n'étaient pas des pires. Dans son duel prolongé avec le poëte-grammairien Urbain Domergue ou avec BaourLormian, il n'eut pas toujours l'avantage; il avait appris son secret à ses adversaires. Un jour qu'il avait été tout simplement grossier en disant et redisant sur tous les tons:

Sottise entretient la santé :
Baour s'est toujours bien porté.

Sottise entretient l'embonpoint :
Aussi Baour ne maigrit point.

Baour-Lormian ripostait plus gaiement et avec plus d'esprit, cette fois, que de coutume:

Le Brun de gloire se nourrit ;
Aussi voyez comme il maigrit!

(1) Sa cécité n'était elle-même pour lui, le plus souvent, qu'une occasion de madrigal. Un jour que, voulant reconduire une dame dans un escalier sombre, il s'aperçut qu'il avait trop présumé de son reste de vue, il improvisa à l'instant ces vers:

Las! j'y vois peu; l'Amour qui n'y voit guère
Veut me guider. Dans ce péril commun,
Conduisez-nous, bel Ange de lumière :
Vous conduirez deux aveugles pour un.

Il avait de la galanterie plus que du sentiment, mais souvent une galanterie fort ingénieuse et délicate (lire de lui, au premier livre des Épigrammes, la Méprise, ou les Flambeaux changés).

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