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sante l'une des extrémités de la chaîne des Destins, si tous ses ennemis ensemble osaient s'attacher à l'autre, et toujours certain de les entraîner tous. >>

Il était difficile assurément d'en dire plus, même dans un compliment académique. C'en est assez pour prouver que Raynouard, honnête homme et patriote par le cœur, doué de caractère d'ailleurs quand la circonstance l'exigeait, n'était nullement un républicain à la Caton.

« C'est un Provençal original et surtout indépendant, » il faut encore s'en tenir à cette définition que Fontanes donnait de lui à l'Empereur (1).

Dans les années qui suivirent, Raynouard essaya de pousser sa veine tragique en s'attachant à des sujets historiques nationaux il donna les Etats de Blois (1810) (2), qu'il publia ensuite avec toute sorte d'ac

(1) On a essayé depuis de faire honneur à Raynouard d'un trait de son Discours académique: parlant d'un Emilius Scaurus qui, dans une tragédie d'Atrée, avait imité quelques vers d'Euripide où les délateurs aperçurent et dénoncèrent quelque allusion politique, le récipiendaire disait : « Scaurus reçut l'ordre de mourir, et s'y soumit avec courage: Tibère régnait. » M. de Feletz, dans le compte rendu de la séance, se plaisait à remarquer que ce mot prononcé par Raynouard d'une voix forte avait été couvert d'applaudissements : « Le trait était hardi en 1807, » ajoute-t-il en note. On vient de voir que, si c'était là une hardiesse, Raynouard erut devoir aussitôt la racheter par la plus énorme louange : mieux valait rester tout d'abord dans la justesse. Mais dans ces séances académiques, il faut bien, avant tout, être applaudi. Le Moniteur du 29 novembre 1807, en insérant en entier le Discours de Raynouard, semble indiquer que le Pouvoir d'alors ne prit pour lui que la louange, et il eut raison.

(2) Cette tragédie en cinq actes et en vers fut représentée pour la première fois le 22 juin 1810, à Saint-Cloud, devant l'Empereur, « qui, avant de la laisser jouer au Théâtre-Français, voulut qu'elle fût donnée à la Cour. » Stanislas Girardin, qui rapporte ce fait, ajoute, après avoir donné une analyse détaillée de la pièce : « Une chose passablement singulière est de l'avoir vu représenter devant l'Empereur. Il est probable qu'elle ne sera pas donnée à Paris. L'inconvénient de l'y représenter a été développé avec force et vérité à l'Empe

compagnements et de pièces justificatives; mais il ne retrouva plus la même chance. C'est que le succès prolongé au théâtre n'appartient point à tel ou tel genre qu'on croit neuf, mais au talent seul qui anime et fertilise les genres et les sujets. Le talent tragique de M. Raynouard était réel en partie, mais sec et borné : il eut le bon sens de le sentir. Il ne se le fit pas répéter deux fois pour se mettre sous la remise, comme il disait. Plus tard même, quand on voulut reprendre au ThéâtreFrançais les Templiers sans Talma, il s'y opposa. « Je vais applaudir ce soir vos Templiers, lui dit un matin quelqu'un qui les avait vus sur l'affiche. »- « Vous n'irez pas et vous ne les verrez pas, répliqua-t-il à l'instant je ne suis pas si sot, et je ne veux pas qu'on me siffle. » Et après cette boutade première comme il en avait, il donna sérieusement ses raisons.

Dès 1844, il était entré tout entier dans les voies de l'érudition, où l'attendait sa vraie gloire. A peine admis à l'Académie française, il avait songé aux moyens de corriger et d'améliorer le Dictionnaire, et cette pensée le porta à s'occuper des origines de la langue; c'est ainsi qu'il fut insensiblement conduit à rechercher ce qui restait des anciens Troubadours, et bientôt, l'hori"zon s'étendant devant lui, il découvrit tout un monde.

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L'étude de l'ancien provençal était alors très-peu répandue, et M. Raynouard pouvait dire, en 1815, à M. Guillaume de Schlegel, qui s'occupait de la même étude, « qu'il ne comptait que cinq personnes en France qui sussent le provençal classique : » M. de Schlegel, M. Fauriel, M. de Rochegude, M. Raynouard, en voilà

reur par le prince de Neuchâtel. L'Empereur en a paru convaincu, et a dit qu'ayant été trompé une fois à la lecture d'une tragédie, il n'en laisserait désormais jouer aucune qu'elle n'eût été préalablement représentée sur le théâtre de la Cour.» (Journal et Souvenirs de Stanislas Girardin, t. II, p. 392).

quatre bien comptés; c'est tout au plus si l'on aurait pu trouver le cinquième.

Je ne puis qu'indiquer de loin le champ dans lequel M. Raynouard s'exerça et où il fut défricheur et inventeur. Qu'on essaye de se représenter par la pensée l'état de l'ancienne France, de la Gaule, au moment où la domination romaine qui y régnait s'y brisa de toutes parts, et où les barbares, les Visigoths, les Burgondes, les Franks, y firent invasion. La langue romaine, le latin, qu'on parlait dans toutes les villes et dans les environs des villes, cessa d'être la langue de l'administration et de se parler régulièrement. Les idiomes rustiques reparurent et prirent le dessus : ils se heurtèrent avec les idiomes des vainqueurs, et, même en en triomphant, il se décomposèrent. C'est du cinquième au dixième siècle que se fit ce grand mélange, le travail sourd et comme le broiement d'où sortirent les idiomes modernes. Qui dira le mystère exact de cette formation? Il y a des choses qui ne s'écrivent point. Le propre de la langue rustique, vulgaire, populaire, est de se pratiquer sans s'écrire. A peine si on peut en saisir quelque indice, quelque vestige imprévu qui se glisse dans des écrits d'un autre ordre, et qui est ainsi arrivé par hasard jusqu'à nous.

Ce sont ces vestiges, ces quatre ou cinq mots égarés çà et là dans des textes latins, ces quelques phrases de patois recueillies plus ou moins inexactement pour la première fois par des historiens qui n'en font pas leur affaire, que M. Raynouard s'attache à découvrir, à comparer, à serrer de près, et qui lui servent de point de départ. Nul n'est plus habile que lui à tirer parti du moindre détail. Or, il lui parut que ces premiers indices de la langue moderne qui perçaient chez les auteurs, appartenaient à sa langue du Midi plutôt qu'à la future langue française du Nord; il en conclut aus

sitôt que son cher idiome provençal avait commencé par s'étendre au nord beaucoup plus haut et plus avant qu'il ne put se maintenir plus tard. Cette première idée, fondée sur des preuves si légères, en vérité, que les gens de bon sens et neufs à la question souriraient si je pouvais les leur exposer; cette première idée lui fut si précieuse, qu'il imagina là-dessus tout un système, à savoir que du sixième au neuvième siècle, dans l'intervalle de la domination des Visigoths à celle de Charlemagne, il s'était formé et parlé en France une langue romane unique, type et matrice de toutes les autres qui se sont produites depuis, et servant comme de médiateur entre le latin et elles toutes. Ainsi la langue du Midi de la France, celle des Provençaux, celle de Brignoles, aurait commencé par être la mère du vieux français tout entier, la mère aussi du catalan, de l'espagnol, de l'italien, du portugais, au lieu d'être tout simplement une sœur un peu plus tôt formée si l'on veut, et plus précocement dotée, mais nullement investie de cette dignité génératrice et maternelle.

J'indique le faible du système, ce qu'on a appelé l'enfant gûté de l'érudition de M. Raynouard; mais, tout en suivant et caressant cet enfant gâté, l'érudit laborieux et sagace déchiffrait des manuscrits, recueillait d'anciens textes, retrouvait des poésies charmantes; il trouvait même, sans trop le dire, ou du moins en ne le disant qu'incidemment, des grammaires en vieux langage où étaient indiquées avec précision les règles de l'ancienne langue des Troubadours il s'en prévalait adroitement pour dénoncer ces règles, pour les découvrir, pour remettre l'ordre et la régularité là où, au premier coup-d'œil, on aurait été tenté de ne voir que hasard et confusion. Enfin, après avoir rassemblé en six volumes dissertations, grammaire, textes choisis, tout le trésor des Troubadours, et en préparant six

autres volumes de Lexique, qui n'ont achevé de paraître qu'après sa mort, il faisait plus, il franchissait la Loire, non pas en conquérant cette fois, mais en auxiliaire, et condescendait jusqu'à nous autres Picards et Normands; il faisait sur notre vieille langue française l'application et la vérification des mêmes règles grammaticales essentielles qu'il avait reconnues dans l'ancienne langue du Midi, et montrait que nos bons vieux auteurs du douzième siècle n'écrivaient pas au hasard (1); de sorte que tous ceux qui s'occupent maintenant de la publication des vieux textes rencontrent à l'origine M. Raynouard comme guide et régulateur. Les contradictions même qu'il provoque n'atteignent pas le fond de son mérite; car nul n'a soulevé et versé dans la circulation un plus grand nombre de matériaux et d'instruments qu'il ne l'a fait durant vingt années.

Avec cela, homme bon sous son écorce rude, loyal avec sa finesse, ami sincère des études et de ceux qui les cultivent, éloigné de toute brigue, et sachant se pré-. server des haines et des colères qui empoisonnent et déshonorent trop souvent l'érudition. A propos d'une querelle injurieuse et sans mesure, qui avait été faite par un jeune et vif érudit au digne M. Fauriel, Raynouard, rendant compte d'une publication de ce jeune érudit dans le Journal des Savants (août et septembre 1833), disait, en terminant:

«Mais dans ces recherches, dans ces discussions auxquelles de jeunes littérateurs sont pareillement appelés à se livrer avec nous tous vétérans des études, n'oublions jamais, ni les uns ni les autres, qu'il s'agit de discuter et non de disputer. Voltaire a dit avec autant d'esprit que de raison:

De nos cailloux frottés il sort des étincelles.

Il faut donc frotter nos cailloux pour en faire jaillir une lumière utile; mais gardons-nous bien de nous les jeter à la tête. »

(1) Observations sur le Roman de Rou, 1829.

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