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accumulait depuis tant d'années, et qu'il continua plus longtemps qu'on ne le suppose, rien de tout cela n'est sorti, et pourtant tout cela existe nous le savions; mais quand on nous a dit que ce précieux dépôt de famille était confié à M. Hippolyte Fortoul (aujourd'hui ministre de l'Instruction publique et l'un de nos anciens amis), et qu'il préparait, avec ces matériaux de première main, une histoire complète de Sieyès, nous lui avons demandé de nous initier à l'avance à quelque portion de ce travail. Il l'a fait avec une entière générosité, et j'ai pu passer plusieurs matinées, seul et entouré de note's manuscrites, d'essais philosophiqueş, de projets de Constitutions, et surtout de lettres intimes, de confidences familières, de celles que le plus confiant ne fait qu'à soimême et que le plus méfiant n'épanche sur le papier qu'en ses heures de grande amertume. En un mot, j'ai pénétré dans le secret de Sieyès, et c'est pourquoi j'ose en venir parler.

Je m'attacherai avant tout à montrer l'homme et à bien dessiner cette formé d'esprit, l'une des plus hautes et des plus absolues qui soient sorties des mains de la nature. Emmanuel-Joseph Sieyès, que nous avons vu mourir le 20 juin 1836, à l'âge de quatre-vingt-huit ans, était né à Fréjus, dans le Var, le 3 mai 1748, ce qui luidonne quarante ans accomplis lorsque la Révolution de 89 éclata. A quoi se passèrent ces quarante premières années de méditation et de réforme solitaire? Sa famille était d'honnête bourgeoisie; il était le cinquième des enfants. Il fit ses premières études dans la maison paternelle et aux Jésuites de sa ville natale, et il les acheva chez les Doctrinaires à Draguignan. Il eût désiré entrer, comme plusieurs de ses camarades, dans l'artillerie ou le génie militaire; mais la faiblesse de şa santé et de sa complexion le fit destiner et, selon lui, condamner par sa famille à l'état ecclésiastique. Il fut

envoyé à Paris pour y faire ses études de philosophie et de théologie à Saint-Sulpice; il avait tout au plus quinze ans. Il y étudia beaucoup et sur d'autres matières encore que celles qu'on y enseignait, ou du moins il les prit dans un tout autre sens, et s'annonça dès cet âge comme un esprit philosophique et indépendant. Je dis indépendant, car il ne s'asservit à aucun des maitres du jour, ni aux Encyclopédistes, ni à Condillac, ni à Rousseau. Politiquement même, on ne peut dire que Sieyès ait été un disciple de Rousseau; il l'a jugé de bonne heure et réfuté. Sieyès était un esprit né maître, si on peut ainsi parler; et il refaisait la plume à la main chacun des ouvrages de métaphysique ou d'économie politique qu'il lisait. On possède tous ses manuscrits de cette époque de Saint-Sulpice ou des années qui suivirent, et l'on conçoit aisément que ses supérieurs, en parcourant de telles ébauches hardies, en aient pris quelque ombrage. Sieyès, avant la fin de son cours d'études, fut amicalement invité à se retirer dans un autre établissement, et il alla terminer le temps voulu pour la licence de Sorbonne au séminaire de Saint-Firmin, dans le quartier Saint-Victor. Après quoi, en 1772, il entra dans le monde à vingt-quatre ans ; mais le monde paraît s'être borné longtemps pour lui à quelques relations particulières assez rares. Même jeune, il vivait très-renfermé, bien qu'il fit preuve, assure-t-on (et je le crois sans peine), de l'esprit le plus fin et le plus gracieux, lorsqu'il consentait à s'ouvrir et à se développer.

Il avait appris la musique à Saint-Sulpice. Il avait une voix charmante, « un peu faible et voilée dans la conversation, mais douce et expressive dans le chant (1). »

J'ai eu sous les yeux quantité de réflexions de lui sur

(1) Notice de M. Fortoul.

la musique, des airs notés de sa main, et ce qu'il appelait le << Catalogue de ma petite musique, » c'est-à-dire de toutes les ariettes, ambigus ou romances tirées des opéras-comiques en vogue, et qu'il s'était procurées : on voit même une liste de celles qu'il désirait acquérir. Je lis à la première page de ce Catalogue:

AIRS FUGITIFS :

D'Albanèse « Bergère légère, je crains... » No 55.
De Trial: « Il faut voir Annette pour... » N° 19.

De La Borde : « Vois-tu ces coteaux se noircir... » N° 109, etc.

Puis viennent les Ambigus:

« Aimez-vous, aimez-vous sans cesse... » No 168.

« Jeunes amants, imitez le zéphire... » No 170, etc., etc.

Mais si, dans ce Catalogue, on ne peut entrevoir que le jeune abbé virtuose, celui dont une femme un jour dira: « Quel dommage qu'un homme si aimable ait voulu être profond! » tout à côté, dans ses réflexions sur la musique, le Sieyès philosophe reparaît: il est << à la recherche d'une langue philosophique universelle, mélodieuse, harmonique et instrumentale. » De bonne heure il rapporte tout, même la musique, à ses idées de réforme et de perfectionnement social, et il se promet bien de lui faire jouer un grand rôle dans les fêtes publiques, quand cette société idéale qu'il aime à concevoir sera établie.

La suite de ces réflexions écrites de 1772 à 1775 sur toutes les matières et sur tous les livres dont il s'occupe, qu'il réfute ou qu'il refait, sur Condillac, sur Bonnet, sur Helvétius, sur les Économistes, demanderait une suite de chapitres, et je ne puis ici donner qu'un aperçu général. Mais je remarque d'abord que, dans cette masse d'études de Sieyès, il est question de tout de métaphysique, d'économie politique, de lan

gues, de mathématiques, de musique, oui, de tout, hormis de l'histoire. Celle-ci en effet fut toujours en défaveur auprès de cet esprit absolu qui visait à tout tirer de la raison. Voici un morceau qui porte la date de 1772 et qui est inscrit sous le titre d'Économie politique; tout le dédain des faits existants, tout ce premier dessein de politique idéale qui occupa et passionna si longtemps l'intelligence de Sieyès, s'y déclarent et s'y accusent sans détour:

« Je laisse les nations formées au hasard. Je suppose que la raison tardive va présider à l'établissement d'une société humaine, et je veux offrir le tableau analytique de sa Constitution.

« On me dira que c'est un roman que je vais faire. Je répondrai : Tant pis! j'aurais mieux aimé trouver dans la suite des faits ce qu'il m'a fallu chercher dans l'ordre des possibles. Assez d'autres se sont occupés à combiner des idées serviles, toujours d'accord avec les événements. Quand on les médite plein du seul désir de l'intérêt public, on est obligé à chaque page de se dire que la saine politique n'est pas la science de ce qui est, mais de ce qui doit être. Peut-être un jour se confondront-elles, et l'on saura bien alors distinguer l'histoire des sottises humaines de la science politique.

« Si nous donnons le nom de roman au plan d'un édifice qui n'existe pas encore, un roman est à coup sûr une folie en physique : ce peut être une excellente chose en politique. Je ne devine pas pourquoi on a voulu prescrire une même marche à toutes les sciences, sans consulter la différence essentielle de leur objet et de leur génie. Que le physicien se contente d'observer, de récueillir des faits, rien de plus sensé. Il a pour objet de connaître la nature, et, puisqu'il n'a pas été appelé à mettre la main au plan de la machine du monde, qu'elle existe et se maintient indépendamment de ses méditations correctrices, il faut bien qu'il se borne à l'expérience. La physique ne peut être que la connaissance de ce qui est. Mais l'art, dont l'objet est de plier et d'accommoder les faits à nos besoins et à nos jouissances, l'art est à nous. La spéculation et l'opération nous appartiennent également. Il est bon non-seulement d'observer, mais de prévoir les effets et de les gouverner, soit en rapprochant ou séparant les causes, soit en les fortifiant ou les affaiblissant. Convenez qu'ici l'agent le plus utile n'est pas celui qui ne sait et ne veut pas voir au delà de ce qui

est. »

Voilà qui est formel. Il est curieux de remarquer qu'une partie de ce morceau, écrit dès 1772, a été in

séré par Sieyes quinze ans après, en 1788, dans sa première brochure intitulée : Vues sur les moyens d'exécution, dans laquelle il traçait leur marche et leur code aux États-Généraux prochains. Il y ajouta alors une note, pour dire qu'il ne niait pas « que le tableau historique des peuples ne pût fournir d'utiles sujets de méditation. » Il y faisait une sorte de réserve pour l'histoire étudiée sans superstition. Mais ce n'était là qu'une politesse du métaphysicien et un coup de chapeau pour la forme. Sieyès ne croyait guère plus à l'histoire qu'à la théologie ou à la mythologie :

a me semble, disait-il nettement, que juger de ce qui se passe par ce qui s'est passé, c'est juger du connu par l'inconnu. Il est plus juste de juger le passé sur le présent, et de convenir que les prétendues vérités historiques n'ont pas plus de réalité que les prétendues vérités religieuses. >>

Aussi rien ne fut d'abord plus opposé que sa méthode à celle de Montesquieu, toute fondée sur des considérations historiques, et qui tient compte de tous les précédents de l'humanité.

Sieyès, qui se sépare si décisivement de Montesquieu, ne se rapproche-t-il point par cela, même de JeanJacques Rousseau? Pas autant qu'on le croirait. Il accorde de prime-abord à la société tout ce que Rousseau lui refuse; il l'accorde, non pas à la société telle qu'on l'avait alors sous les yeux, et qu'on la subissait dans tous les développements de la vie, mais à une société vraiment moderne qu'il concevait, et où l'art du réformateur eût présidé. Il a écrit plus tard, en 1794, au sortir de la Terreur, en parlant de Rousseau :

« Hélas! un écrivain justement célèbre, qui serait mort de douleur s'il avait connu ses disciples, un philosophe aussi parfait de sentiment que faible de vues, n'a-t-il pas, dans ses pages éloquentes, riches en détails accessoires, pauvres au fond, confondu lui-même les principes de l'art social avec les commencements de la société humaine? >>

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