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l'éloquence se plaît à jeter le réseau autour d'elle (1). Sieyès nous apparaît sous sa première forme, tel qu'il sera plus tard et jusqu'à la fin, tout d'une pièce quant à la pensée, voulant la liaison exacte, rigoureuse, le parfait enchaînement et l'ordre un dans tous les objets de chaque science, et même dans la somme totale de nos connaissances : « Sans cela, dit-il, on n'a que des cerveaux décousus dont les connaissances ne tiennent à rien ils ne savent rien, quoiqu'il y ait beaucoup dans leur mémoire, et ne sont d'aucun usage. » Rien n'égale son mépris pour ces cerveaux décousus qui constituent malheureusement l'immense majorité des hommes, et même des hommes distingués. Il les compare à des pièces de musique qui manquent de l'unité de mélodie: << Les gens de lettres ressemblent trop à la musique sans unité. » Pour lui, dans toute cette première partie de sa vie, et quand on le surprend comme je l'ai pu faire, grâce à cette masse de témoignages de sa main, dans l'intimité de sa méditation et de son intelligence, on le reconnaît et on le salue tout d'abord (indépendamment de ses erreurs) un grand harmoniste social, un esprit qui a sincèrement le désir d'améliorer l'hu

(1) L'esprit humain, en définitive, ne fait jamais que ce qu'il est obligé et mis en demeure de faire. Bossuet, par exemple, doué d'une parole naturelle puissante, abondante, qui se verse d'elle-même et tombe, comme les fleuves, du sein de Jupiter, n'a pas besoin de chercher des idées, ni un ordre de choses autre part qu'autour de lui. Aussi n'est-il, à le bien prendre, et comme on l'a dit, que « le sublime orateur des idées communes. » Au contraire un esprit à parole difficile comme Hégel (ou à parole rare comme Sieyès) s'ingénie, cherche midi à quatorze heures et creuse. L'un creuse des puits dans le rocher neuf : l'autre fait des tableaux et des fresques sur toutes les murailles et sous toutes les coupoles connues.-Je ne sais pas d'esprits qui soient plus à l'opposite et aux antipodes que Bossuet, le panégyriste et l'apologiste magnifique de toutes les choses établies, de toutes les doctrines reçues et dominantes, un esprit qui n'a jamais eu un doute! et Sieyès réédifiant, réinventant la société et l'entendement humain de la base au sommet, de fond en comble!

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manité et d'en perfectionner le régime; qui a en lui, sinon l'amour qui tient à l'âme et aux entrailles, du moins le haut et sévère enthousiasme qui brille au front de l'artiste philosophe pour la grande architecture politique et morale.

Cependant on n'est pas du Midi impunément, et un coup d'œil positif et pratique, prompt à saisir les occasions, ne laisse pas de se mêler chez Sieyès à ce qui, chez un philosophe du Nord, deviendrait aisément du rêve. Si timide, si fier et si ombrageux qu'il fût, le jeune abbé cherchait à se faire sa place dans ce vieux monde si mal ordonné. Ses hautes facultés, appréciées de tous ceux qui l'avaient vu dès l'enfance, le firent attacher en qualité de chanoine (1775) à l'évêque de Tréguier, et il le suivit dans son diocèse. Durant ces années, il assista comme député de ce diocèse aux États de Bretagne, et il en rapporta une horreur profonde contre la classe privilégiée qu'il y avait vue en plein exercice dans cette rude province. Plus tard, nommé par le diocèse de Chartres conseiller-commissaire à la Chambre supérieure du Clergé de France, il vécut à Paris, hautement estimé dans son Ordre pour sa capacité administrative, allant dans les meilleures sociétés sans s'y prodiguer, et poursuivant les études profondes auxquelles les événements allaient donner un soudain à-propos.

Bertrand de Moleville, dans une note du premier volume de son Histoire de la Révolution, semble dire qu'il ne tint qu'à une abbaye de 12,000 livres de rente, et à une étourderie de moins de la part du ministre Brienne, archevêque de Sens, que l'abbé Sieyès ne fût un des apôtres les plus zélés de l'ancien régime. Sieyès s'était fait remarquer en 1787, à l'Assemblée provinciale d'Orléans, par son opposition continuelle et souvent embarrassante aux vues du Gouvernement; on en

parla au ministre comme d'un adversaire très-dangereux, et dont il importait de s'assurer. Voici le dialogue supposé entre le ministre et l'informateur officieux :

་ Mais quel moyen de s'en assurer? - Il n'y en a qu'un, c'est de l'enchaîner, non avec du fer, mais avec des chaînes de bon or. Quoi vous croyez qu'on pourrait le gagner? Je n'en doute pas;

il n'est pas riche, il aime la dépense, la bonne chère, et par conséCombien faudrait-il lui donner? Croyez-vous

quent l'argent. qu'une pension de six mille livres sur une abbaye fût assez ? Non, il vaut mieux que ça.-Eh bien! douze. - Fort bien; mais au lieu de les lui donner en pension, donnez-lui une abbaye de la même valeur.»>

L'affaire ainsi commencée, puis bientôt négociée auprès de l'abbé Sieyès, qui y donna les mains, n'aurait manqué, selon Bertrand de Moleville, que par une dis traction du ministre qui, deux fois, ne se souvint ni de sa promesse ni de celui qui en était l'objet. Rien n'empêche d'admettre en gros cette anecdote, sans pour cela qu'on soit obligé d'en tirer la même conséquence. Croire que l'homme qui, dès 1772, réformait solitairement la société et préparait en silence ce qu'il appelait ses délinéaments politiques, aurait subitement changé de vue et de marche à l'aurore de 1789, et se serait retourné de fond en comble au gré de la Cour, c'est une méprise qui tient à l'ignorance complète du fond. Chez Sieyès, à cette date, il y avait tout autre chose qu'un homme délicat et dégoûté, aimant les aises de la vie et la bonne chère; il y avait le philosophe artiste, ardemment préoccupé de son œuvre, de son plan chéri, et qui ne pouvait résister bientôt à le produire, eût-il dû être un peu gêné et retardé un moment par une grâce du ministre. Son orgueil et sa conviction d'inventeur, et j'ose ajouter, son amour du bien public à ce début, l'auraient bien vite fait sauter à pieds joints sur cette difficulté-là.

Trois brochures capitales de Sieyès parurent dans l'intervalle qui s'écoula entre la dissolution de l'Assem

blée des Notables et la réunion de l'Assemblée constituante 4o la brochure intitulée Vues sur les Moyens d'exécution, 1788...; 2o l'Essai sur les Priviléges, 1788; et 3o la fameuse brochure : Qu'est-ce que le Tiers-État? janvier 1789. Par ces trois écrits, Sieyes fut un des précurseurs de la Révolution de 89, de cette même Révolution que, dix ans après, il congédiait, pour ainsi dire, en la remettant, au 18 Brumaire, entre les mains de Bonaparte; car il eut cette singulière destinée d'être le même à l'ouvrir et à la fermer, et de jouer un premier rôle le premier jour comme le dernier.

On n'attend pas que j'analyse en détail ces brochures; et tout d'abord je dirai en quoi il me semble que Sieyès a échoué et erré, et en quoi il a réussi. Il a complétement erré en croyant que la raison pouvait s'enseigner en masse aux hommes et devenir la loi des sociétés à venir. Parlant de l'ancien régime et de l'ancien monde, il écrivait, vers 1774 : « Le genre humain est un corps gangrené d'une part, et dont les mouvements sont convulsifs de l'autre. Les hommes qui pensent sont la partie vive et libre qui redonnera la vie à tout le corps. Si la pensée était perdue, adieu le genre humain ! » Il s'est trompé en posant si absolument le problème, en condamnant, comme il l'a fait, tout le passé, et en se promettant tout de la pensée pour les âges futurs. Il a bien plus erré lorsqu'il s'est figuré que le bonheur du monde allait tenir à telle ou telle forme de Constitution qu'il ne cessait de méditer dans ses veilles législatrices, et qu'il demandait à la mécanique sociale la plus rationnelle et la plus compliquée. Un moment il s'est cru, comme madame de Staël le disait de lui, le grand promulgateur de la loi de l'avenir. Ce sont des ambitions gigantesques et que la nature des choses a bientôt déjouées. Mais là où il a complétement réussi, c'est dans sa guerre à mort aux

priviléges, c'est dans la conception d'une société qui en serait entièrement purgée et chez qui l'égalité civile ferait loi. Cette conquête de 89, à laquelle Sieyès a pour jamais attaché son nom, subsiste: elle a traversé les différentes formes de Gouvernement depuis 89, et elle semble destinée à les traverser encore, comme une condition désormais inhérente de tout ce qui veut durer. Je ne sais si Descartes a réellement fondé une philosophie, et, quoique quelques-uns de ses soi-disant disciples me l'assurent, j'en doute; mais je sais bien qu'il a fait main basse sur les derniers empêchements que la Scolastique mettait à l'esprit humain, et c'est là sa gloire. Je dirai la même chose de Sieyès par rapport aux priviléges que, plus que personne alors, il a combattus et contribué à détruire.

Historiquement, comme Descartes, il est injuste; il ne daigne pas se rendre compte du passé; il considère tout d'abord les priviléges comme d'informes excroissances du Corps social, et que la barbarie seule a pu considérer comme des beautés. Il méconnaît l'élément généreux que la Noblesse, vue à son jour et à son heure, introduisit dans la Constitution de l'État. Il la poursuit en toute rencontre d'une âcre et dénigrante ironie. Chose remarquable! toutes les fois qu'il a à parler du Clergé, il est plus sage. Lui qui méprise tant les faits, ici il en tient compte. C'est que les faits du Clergé le touchent, et qu'en cette matière l'intérêt personnel l'avertit de ne pas s'en remettre à la théorie pure.

Un des principaux titres de Sieyès, avec l'abolition des priviléges, et qui n'en est qu'une application et une conséquence, ç'a été la destruction des barrières des provinces, la nouvelle division égale du territoire par départements, d'où est sortie plus entière et définitive l'unité de la France; il en a été le promoteur et l'un des grands coopérateurs.

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