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Ces traits spirituels sont rares dans sa critique écrite: il les réservait d'ordinaire pour sa conversation. Mais ici le sentiment vif de l'équité l'a fait écrire comme il aurait parlé.

Il disait assez plaisamment, pour indiquer qu'il n'écrivait pas toujours et partout ce qu'il avait de meilleur dans l'esprit : « Quand j'ai une bonne idée, je ne suis pas si bête que de la mettre dans le Journal des Savants, je la garde. » Les articles nombreux qu'il a insérés dans ce Journal justifieraient trop en effet cette parole et cette méthode de réserve et d'économie : ils sont judicieux, mais en général faits de pièces et de morceaux, et peu significatifs.

Homme plein d'adresse et de finesse dans le détail et dans la pratique des mots, plein de force et de constance dans l'ensemble du labeur, Raynouard, bon grammairien et avec des éclairs du génie philologique, manquait, j'ose le dire, par l'idée philosophique élevée qui embrasse, qui lie naturellement tous les rapports 'd'un sujet, et que Fauriel et Guillaume de Schlegel, comme savants, entendaient bien autrement que lui. Trois fois et en trois rencontres, ję surprends chez Raynouard la même faute de raisonnement, le même faux pli: une première fois, par rapport à la prétendue innocence absolue des Templiers; une seconde fois, par rapport à la prétendue universalité de la langue ro* mane primitive; une troisième fois, par rapport à la prétendue permanence ininterrompue des institutions municipales. Dans ces trois cas il procède de même, s'emparant de quelques points de la question, s'y fixant et s'y affectionnant avec sagacité et opiniâtreté, et concluant du particulier au général sans s'inquiéter de ce qui le gêne et en le sacrifiant. Il a quelque chose de court, dé brisé, de pas assez ouvert et étendu dans le raisonnement comme dans la phrase. Il avait des coins,

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il n'avait pas l'ensemble. Ce défaut, que ne corrigeaient pas suffisamment son bon sens et son exactitude de détail, me paraît essentiel dans la forme de son esprit.

Tel qu'il était, il a rendu de grands services et a exercé une influence utile. Il était l'un des derniers de cette race d'autrefois qui inspirait à tout ce qui l'approchait affection et respect. On souriait du bonhomme Raynouard, mais on sentait la nature énergique en lui, on le reconnaissait pour maître et on l'aimait. Les traits piquants qu'on pourrait raconter à son sujet seraient nombreux, et il faudrait être un Fontenelle pour les présenter avec la discrétion qui sied. Dans les dernières années, il vivait retiré à Passy, dans l'étude, levé de grand matin, et se plaignant de ne pouvoir pousser encore son travail dans la soirée : « Ah! disait-il avec regret, si j'avais pu travailler après le diner, j'aurais fait des encyclopédies. » Il s'était démis en 1829 de ses fonctions de Secrétaire perpétuel de l'Académie française, soit pour vaquer plus entièrement à ses études, soit pour quelque autre motif qu'il ne disait pas. Il n'était point marié. Un jour, à propos de je ne sais quel travail, comme on lui disait : « Vous le feriez si vous le vouliez, monsieur Raynouard; vous pouvez faire tout ce que vous voulez. » — << Ah! mon cher ami, répondit-il, il y a pourtant une chose que je n'ai jamais pu faire, c'est de me marier. J'en ai bien eu envie une fois. Mais allant chez ma future, j'entrai un jour par la cuisine, où la domestique venait de laisser fuir le lait qui était sur le feu, et elle la grondait, mais sur un tel ton, que je me suis dit : Ce ne sera pas pour cette fois encore. » Mettez-y toujours l'accent.

On le disait parcimonieux à l'excès le temps a révélé le secret de ses générosités envers sa famille, et plus d'un acte de bonté sobre et bien entendue. « Tout faire pour conserver, rien pour acquérir, » disait-il un

jour un ami dont les yeux s'étaient un peu machinalement fixés sur un vieux tapis qui était dans l'appartement.

Il mourut le 26 octobre 1836, à soixante-quinze ans. Si grand que fût cet âge, sa constitution semblait lui promettre plus. Nous l'avons tous rencontré, dans ses dernières années, arrivant de Passy, déjà fatigué et voûté, courant de l'Institut à l'imprimerie Crapelet, corrigeant lui-même ses épreuves, tout au travail et à l'affaire qui l'amenait, l'impression de son Lexique. Il portait habituellement culottes courtes, bas de laine gris, habit marron, chapeau à larges bords, cheveux blancs, un peu à la Franklin. Il était pressé, familier et brusque; sa physionomie expressive s'animait d'un œil vif sous un sourcil fin et prudent.

Lundi, 13 octobre 1851.

LES GAIETÉS CHAMPÊTRES

PAR

M. JULES JANIN.

Voilà deux ans passés que je converse sans interruption avec mes indulgents lecteurs, et je voudrais pourtant bien par moments, comme tout écolier émérite, prendre quelque semaine de congé. Mon congé et mon repos cette semaine sera, s'il vous plaît, de parler à propos et autour d'un livre que vient de donner un de nos camaradés et amis, et qui l'est aussi du public, M. Janin. C'est tâche facile, puisque tout le monde cette fois est au fait là-dessus autant que nous et nous devance. M. Janin, comme on sait, ne se contente pas de faire de ces feuilletons où il emporte en courant tant de choses légères, plus d'une chose sérieuse se trouvant prise dans les plis de la gaze par aventure. Cette course aux papillons et aux abeilles qu'il fait depuis vingt ans déjà lui a réussi; sa verve d'écrire n'y est pas épuisée : il aime tant son métier et son art, il y est si bien dans son élément, que ce qui mettrait un autre. hors de combat ne fait que le mettre, lui, plus en train et en haleine. C'est ainsi que, l'année dernière, il publiait sa Religieuse de Toulouse dans laquelle il traversait de son air le plus grave un coin du règne de Louis XIV Aujourd'hui, sous le titre de Gaie

tés champêtres, il rentre dans l'époque de Louis XV et se livre plus à cœur-joie que jamais à ses goûts instinctifs de style, de fantaisie et de couleur. Toutes les fois que j'ai lu une page, un chapitre ou un livre de M. Janin, je me dis: Ce n'est pas un livre, c'est une nature.

La préface des Gaietés est adressée au docteur Prosper Ménière, un des amis de l'auteur. Franchissez les parenthèses, sortez des deux ou trois apologues qui compliquent le chemin, il y a dans cette préface nonseulement de gracieux détails, mais une idée juste. Ce qui est, selon moi, très-juste, le voici c'est de maintenir aux choses aimables, légères, leur droit d'exister non-seulement à côté des grandes choses, mais au lendemain des chocs terribles et jusque dans les moindres intervalles lucides que nous laissent les révolutions de la société. Il ne manque pas d'esprits sérieux, solides et dignes d'estime, qui parce que la société vient d'échapper à un péril ou va bientôt avoir à en affronter un autre, voudraient tout rallier autour d'eux dans le combat, tout discipliner, et imposer à chaque écrivain une mission, une faction dans l'œuvre commune. Loin de moi l'idée que l'écrivain littéraire puisse rester indifférent à de certaines heures, qu'il puisse venir parler au public en des jours d'émotion universelle sans laisser lui-même éclater ses vœux, ses émotions, ses sympathies généreuses! La question n'est pas là: elle est pour le lendemain et pour les intervalles, pour ce qui est le courant de la vie littéraire en un mot. Peut-il exister en dehors des divers systèmes politiques, aux confins des doctrines qui se combattent et se font la, guerre, un terrain plus ou moins neutre, une sorte de lisière, où l'on est bien venu à errer un moment, à rêver, à se souvenir de ces choses vieilles comme le monde et éternellement jeunes comme lui, du prin

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