« Lorsque je devins votre serviteur, ajoute-t-il, je ne regardai point à vos mains. Ce cœur que rien ne peut vaincre, cette bonté qu'on ne peut assez admirer, tous ces dons si précieux dont le Ciel vous a si heureusement comblé, me donnèrent à votre Éminence. Ce n'est, Monseigneur, ni votre pourpre, ni la splendeur ou les couronnes de votre maison, c'est quelque chose de plus grand, c'est vous-même, c'est votre vertu qui m'attache; et ces liens ne peuvent se rompre, qu'on ne perde ou la vie ou la raison. » C'est plaisir d'opposer ce noble témoignage d'un homme d'esprit si estimable comme contre-poids aux imputations sans mesure de Gui Joly. Mais c'est madame de Sévigné qui nous fait le mieux connaître le cardinal de Retz après son retour; et qui nous le fait aimer. Elle est inépuisable sur son compte. Retz l'avait gagnée par son faible en se prenant d'une affection particulière pour madame de Grignan. Quand il venait à Paris sans la voir, il ne s'en consolait pas : <«< Vous lui faites souhaiter la mort du pape, » écrivait madame de Sévigné. En effet, quand le pape mourait, le cardinal de Retz ne manquait pas d'aller au Conclave pour y servir avec application les intérêts de Louis XIV, et, à son passage en Provence, il pouvait voir madame de Grignan. Quoique d'un âge encore peu avancé et avant d'atteindre à la soixantaine, le cardinal de Retz était très-usé de santé. Madame de Sévigné travaillait de tout son pouvoir à le distraire : << Nous tâchons d'amuser notre bon cardinal (9 mars 1672) Corneille lui a lu une pièce qui sera jouée dans quelque temps, et qui fait souvenir des anciennes; Molière lui lira samedi Trissotin, qui est une fort plaisante chose; Despréaux lui donnera son Lutrin et sa Poétique: voilà tout ce qu'on peut faire pour son service. » Siècle à jamais heureux et incomparable, où les illustres naufragés de la politique, quand ils s'appelaient Retz, avaient comme pis-aller, pour se consoler dans le courant d'une semaine, un Corneille, un Des préaux et un Molière en personne, leurs œuvres à la main, et madame de Sévigné sur le tout! Cet homme qui, comme je l'ai dit, n'avait jamais été qu'un demi-séditieux, et non un Catilina, comme l'a nommé Voltaire, et qui, jusque dans ses plus grandes révoltes, avait toujours respecté, en ce qui regardait l'autorité royale, ce qu'il appelait le titre du sanctuaire, était devenu le plus réconcilié et le plus zélé des cardinaux français pour les intérêts de Louis XIV. Malgré ses infirmités croissantes, il fit par trois fois (1667, 1669 et 1676) le voyage de Rome pour y poursuivre et y faire prévaloir les intentions du roi dans les Conclaves. En 1675 pourtant, il fut saisi d'une idée qui parut extraordinaire et qui causa une grande admiration à ses contemporains: c'était de renoncer au chapeau, et, se dépouillant de la dignité de cardinal, d'aller vivre en Lorraine dans une retraite absolue. La politique de Rome et celle de France s'unirent pour s'opposer à un genre de renonciation qui aurait pu devenir un précédent et, dans l'avenir, un moyen de politique aux mains des puissances. Retz dut se résigner à garder le chapeau et à rester pour ses amis « le très-bon cardinal. » Il réduisit d'ailleurs beaucoup sa dépense, dans le noble but d'arriver à payer tous ses créanciers; il y mettait son honneur. Cette dernière et brusque idée d'humilité solennelle, qui visait à la pénitence, fit beaucoup causer et en divers sens : « Je ne vois, Dieu merci, écrivait madame de Sévigné (24 juillet 1675), que des gens qui envisagent son action dans toute sa beauté, et qui l'aiment comme nous. Ses amis veulent qu'il ne se cloue point à Saint-Mihiel, et lui conseillent d'aller à Commercy et quelquefois à Saint-Denis. Il gardera son équipage en faveur de sa pourpre; je suis persuadée avec joie que sa vie n'est point finie. » Chacun, à cette occasion, lui écrivit pour lui faire compliment de sa grandeur d'âme. L'exilé Bussy-Rabutin, qui en jugeait plus philosophiquement, lui en adresse cependant une lettre pleine d'éloge. Madame de Sévigné conseillait à sa fille de lui écrire également à ce sujet et de rentrer par là en correspondance avec lui Quand vous aurez écrit cette première lettre, croyez-moi, ne vous contraignez point; s'il vous vient quelque folie au bout de votre plume, il en est charmé aussi bien que du sérieux le fond de religion n'empêche point encore ces petites chamarrures. » C'était mieux pourtant ou pis que des chamarrures que les Mémoires où se complaisait en secret le cardinal de Retz, et qu'il venait d'achever à cette date, pour obéir à madame de Caumartin, qui lui avait demandé le récit de sa vie. Il est difficile d'admettre que celui qui les écrivait fût le moins du monde touché d'une pensée religieuse. Pourtant, comme on suppose que les dernières parties en ont été écrites vers cette époque de 1675-1676, il serait téméraire de dire qu'une pensée de ce genre n'ait pas fini par germer dans le cœur du cardinal de Retz. Il nous suffit que plusieurs de ses contemporains, et qui l'approchaient de près, aient paru croire à sa persuasion finale du christianisme et d'une autre vie, pour nous imposer la réserve et le respect sur ce point suprême. Vers la fin, Retz s'amusait dans ses loisirs de Commercy à causer et à discourir de la philosophie de Descartes, qui était alors dans sa plus grande vogue. Un dom Robert Desgabets, prieur de l'abbaye de Breuil, située dans un faubourg même de Commercy, était un cartésien à demi émancipé et qui prétendait rectifier le maître. Dom Hennezon, abbé de Saint-Mihiel, à trois lieues de là, ne goûtait pas ces prétendues rectifications de dom Desgabets de là, une dispute philosophique en règle, dans laquelle on prit pour arbitre le bon cardinal. M. Cousin a publié la sentence très-judicieuse et prudente de Retz. Sa conclusion sur la question fondamentale de cette métaphysique était, tout bien examiné, que l'on ne savait ce qui en est. C'est une conclusion qui s'applique ici-bas à bien des choses. Ce grand frondeur qui, dans sa jeunesse, avait cherché vainement à tenir la balance entre les partis, entre Monsieur, le Parlement et la Cour, et qui, à défaut de balance, avait pris l'épée, et même contre M. le Prince, en était venu dans sa vieillesse à cet arbitrage innocent. Cette retraite du cardinal de Retz en Lorraine ne tint pas, et il revint à son abbaye de Saint-Denis. Les railleurs essayèrent d'en jaser et d'y voir une infraction à son grand dessein. Madame de Sévigné l'a pleinement justifié : « Vous savez, écrit-elle à Bussy, qui ne demandait pas mieux que d'être des railleurs (27 juin 1678), vous savez qu'il s'est acquitté de onze cent mille écus. Il n'a reçu cet exemple de personne, et personne ne le suivra. Enfin il faut se fier à lui de soutenir sa gageure. Il est bien plus régulier qu'en Lorraine, et il est toujours très-digne d'être honoré. Ceux qui veulent s'en dispenser l'auraient aussi bien fait quand il serait demeuré à Commercy qu'étant revenu à Saint-Denis. » Il mourut le 24 août 1678, tendrement regretté d'elle et loué dans des termes qui sont la plus belle oraison funèbre, laissant l'idée de l'homme le plus aimable et du commerce le plus aisé, et d'un délicieux et parfait ami. Ainsi finit avec douceur et dignité celui qui n'avait jamais eu en lui ce qu'il fallait pour être un révolutionnaire complet, et qui, dans ses plus grandes hardiesses, s'arrêta toujours plus qu'à mi-chemin en deçà de Machiavel ou de Cromwell. Je le remarque à la fois comme défaut et comme titre d'éloge. Une idée me tient à l'esprit depuis quelques instants, et je ne résisterai pas à la dire. Nous approchons d'une époque de vœux et de souhaits; je ferai le mien : Puissent tous les factieux, tous les agitateurs, tous ceux qui ont passé leur vie à remuer les parlements et les peuples, finir aussi doucement, aussi décemment que le cardinal de Retz, se ranger comme lui sous la loi de la nécessité et du temps, jouer comme lui en vieillissant au whist, au cartésianisme, à la philosophie de leur temps (s'il y a encore de la philosophie), rester ou redevenir parfaitement aimables, causer avec des Sévigné s'ils en rencontrent, et, en écrivant leurs Mémoires, les remplir des maximes de leur expérience, les rendre piquants, amusants, instructifs, mais pas tellement entraînants toutefois qu'ils donnent envie après eux de les imiter et de recommencer de plus belle! |