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temps, du soleil, de l'amour, de la jeunesse ; à se promener même (si la jeunesse est passée) un livre à la main, et à vivre avec un auteur d'un autre âge, sauf à en raffoler tout un jour et à demander ensuite, en rentrant dans la ville, à chaque passant qu'on rencontre : L'avez-vous lu? M. Janin maintient ce droit, et je le maintiens avec lui, bien que j'aie de moins bonnes raisons pour cela, et que depuis longtemps je ne hante plus guère, même de loin, printemps ni jeunesse; mais je tiens à ce que le promeneur et le rêveur ait toujours droit de lire le vieux livre, fût-ce le livre le plus indifférent à nos querelles du jour, et de s'y absorber un moment.

Encore une fois, je reconnais que ce droit de promenade buissonnière, qui est celui de toute littérature un peu vive et libre, et pas trop prosaïque, est suspendu dans les jours d'orage, de tempête civile, dans ces affreux moments où la lutte est engagée comme nous l'avons trop vu; mais, le lendemain, le soleil se lève, le nuage s'entr'ouvre; les cœurs restent encore émus et attristés, pourtant le droit que j'appelle le droit littéraire recommence. En recommençant après ces affreuses crises, il est plus limité, j'en conviens; la verte lande où l'on peut errer en promenant ses pensées et en cherchant l'inspiration imprévue est plus étroite; elle ne s'étend que peu à peu et à mesure que la tranquillité renaît dans les cités et dans les âmes. Mais l'essentiel est que ce droit un peu vague, bien que si réel, ne soit jamais supprimé, et que jamais les doctrines régnantes, au nom même du salut commun, ne puissent dire au poëte, au littérateur, à l'érudit curieux, comme dans la banlieue d'une place de guerre le génie militaire dit à l'honnête homme, qui a sa métairie avec son petit bois et sa source d'eau vive : « Monsieur, nous avons besoin de ce petit coin qui vous sourit : il entre

dans nos lignes, il nous le faut; voilà le prix, soyez content, mais vous n'y rentrerez pas..>>

Ceux qui vivent des Lettres, de l'amour des livres et des études, de ces passions après tout innocentes et désintéressées, peuvent céder un moment ce coin de leur être et le prêter à la chose et à la pensée publique, ils le doivent dans les cas urgents; mais, ce cas cessant, ils rentrent de plein droit dans leur domaine.

Ce domaine, c'est une certaine liberté honnête, difficile à définir, mais très-aisée à sentir, qui fait qu'on n'est pas d'un parti, qu'on n'est pas toujours sur l'attaque et la défensive, qu'on cherche le bien, le beau ou l'agréable en plus d'un endroit, qu'on tient son esprit ouvert comme sa fenêtre au rayon qui entre, à l'oiseau qui passe, à la matinée qui sourit. Ceci est vrai nonseulement pour la poésie, mais pour la critique et pour toutes les formes de la pensée. La vie humaine, l'histoire, la nature, sont plus larges assurément qu'on ne les voit quand on s'accoutume à les regarder seulement à travers la fente d'un créneau ou par l'embrasure où fume la mèche d'un canon. Oh! ce n'était pas ainsi que Montaigne envisageait le monde du haut de sa tour de Montaigne, ni La Fontaine dans ses rêveries de tout un jour, à la lisière des blés, à l'ombre des bois.

Ceux qui croient que la vérité est une non-seulement en morale, mais en religion, en politique, en tout, qui croient posséder cette vérité en eux et la démontrer à tous par des signes clairs et manifestes, voudraient à chaque instant que la littérature ne s'éloignât jamais des lignes exactes qu'ils lui ont tracées; mais comme il est à chaque époque plus d'une sorte d'esprits vigoureux et considérables (je ne parle ici ni des charlatans ni des imposteurs) qui croient posséder cette vérité unique et absolue, et qui voudraient également l'imposer, comme ces esprits sont en guerre et en opposi

tion les uns avec les autres, il s'ensuit que la littérature, la libre pensée poétique ou studieuse, tirée ainsi en divers sens, serait bien embarrassée dans le choix de sa soumission. Elle n'a donc qu'un parti à prendre: dans les moments où il faut se décider absolument à choisir un drapeau, adopter celui qui lui paraît le plus ressembler au drapeau de la cause qu'elle croit juste; puis, le reste du temps, revenir à elle-même, rentrer dans ses propres voies moins militaires et moins stratégiques, et suivre sur la lisière les sentiers où de tout temps ont aimé à se rencontrer la méditation, la fantaisie, l'étude; en un mot, tantôt gracieuse ou tantôt sévère, quelqu'une des Muses.

Eh bien! dans sa préface, dans la dédicace à son ami le docteur Ménière, M. Janin dit très-bien quelque chose de tout cela. Il se compare, faisant son livre, à un homme de santé et de loisir qui, déjà à son aise, s'en va au printemps acheter loin de la ville, sur quelque colline favorable, un enclos modeste où il se promène aux heures choisies: « Pensez-vous, dit-il, que cet homme se soit informé, à l'avance, du revenu de son jardin? Il se trouve payé, et au delà, s'il rencontre quelques fleurs dans ses plates-bandes, quelques fruits oubliés sur ses arbres, un peu d'ombre en été, un chaud rayon en automne. Il n'en demande pas davantage, il ne se plaint pas d'avoir été trompé par son vendeur. Ainsi pour les livres que nous lisons ou que nous écrivons. »

Et il ajoute, dans un sentiment excellent, qui trouve de lui-même l'expression simple : « On ne peut attendre des belles-lettres d'autre récompense qu'un peu de consolation et d'espérance; et si, par bonheur, les hommes et les esprits que j'aime se trouvent de moitié dans ma récompense, eh bien ! je n'ai rien à demander à mon livre. »

Se souvenant des vœux qu'il a lus tant de fois chez

les poëtes latins de sa connaissance, et les combinant avec les siens, il en compose sa devise: « Honnêtes gens, dit-il en s'adressant au docteur son ami, et dont vous êtes un si parfait modèle! ils ont adopté pour leur usage personnel cette heureuse définition du bonheur dans une cité paisible: un facile travail, une pauvreté contente, unejoie ingénue et sérieuse, une patriehonorée, un ciel clément, des hommes et des dieux indulgents. » Quant au livre même qu'il annonce, l'auteur, je vous assure, ne se surfait pas, et il parle de lui avec modestie c'est, dit-il, « un conte léger en deux gros tomes. » Mais il l'a écrit avec joie, avec passion, avec zèle aussi et recherche, il en convient. Pour lui, écrire un feuilleton est devenu trop facile, il veut plus, il veut quelque chose qui lui coûte : « Car enfin, disent les coquettes de profession, s'il n'y avait pas un brin de peine, où serait le plaisir? » Ses défauts, il les avoue, et il ne les avoue pas comme on fait trop souvent avec ses défauts, en se frappant sur la joue pour se mieux caresser, en confessant le petit défaut pour dissimuler le plus gros. Non pas. Il lui est arrivé une fois d'être un critique de lui-même des plus insistants et des plus sévères. On avait emprunté à l'un de ses romans, le Chemin de traverse, le sujet d'un vaudeville rendant compte de la première représentation de ce vaudeville (octobre 1848), M. Janin se prit à partie sur son roman et d'une façon directe, analytique, piquante, qui ne ressemblait pas à un faux-fuyant, je vous jure. Il se prenait en détail dans chaque élément constitutif du genre et se confrontait avec quelqu'un des romanciers. du jour qu'il reconnaissait supérieurs. Si, en louant de lui cette page d'alors, on semble retirer beaucoup au romancier, ce n'est que pour accorder d'autant plus au critique.

Cette fois, il parle encore de son présent ouvrage

:

avec laisser-aller et en toute franchise : « A faire un livre, je l'avoue, dit-il, il faut que je trouve mon compte, à savoir la peine et le travail, la cadence et la recherche. Il me faut le tour, le détour et le contour. La singularité me convient, la subtilité ne me déplaît pas; l'excès est un écueil, un bel écueil... C'est le droit de l'écrivain, qui ne cherche qu'à plaire un instant, de chercher avant tout la forme, le son, le bruit, la couleur, l'ornement, la prodigalité, l'excès. » Il s'est attaché avant tout au style; lui, qui écrit au courant de la plume, qui n'a qu'à laisser trotter la sienne, et qu'elle emporte au galop si aisément, il l'a forcée cette fois à mille retours, à de savants manéges; il s'est plus d'une fois surpris, dans son effort, à s'essuyer le front et à se ronger les ongles. Il nous le dit avec un mélange de modestie et d'orgueil, en nous demandant grâce pour ce qui n'a la prétention d'être au fond qu'une fable mythologique à la Louis XV, une idylle mouchetée, comme il l'appelle.

Analyser le roman, c'est en ôter précisément ce que l'auteur a voulu y mettre, c'est isoler le fil et le présenter sans la broderie. J'essayerai pourtant de donner idée de ce récit souvent interrompu, dont l'inspiration dans les meilleures parties me paraît être de faire sentir tout ce qu'il y a de frais, de léger, de fugitif et d'oublieux dans la jeunesse.

On est au dix-huitième siècle; la date trop précise, ne la demandez pas. Louison, jolie personne de dix-sept à dix-huit ans, brille au comptoir de la Balance d'or, boutique un peu sombre de la rue Saint-Denis. Elle n'a plus de mère; son père, riche marchand et avare, paraît être son père aussi peu que possible. Dans la même maison est une étude de procureur, avec force clercs bruyants et libertins. Mais le troisième clerc, le plus sage et le plus rangé de tous, M. Eugène, est aussi le

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