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derai.» Fouquet entendit ces paroles sans y croire. S'il avait voulu sauver quelque portion de son crédit et de son pouvoir, il n'aurait pas eu un moment à perdre, et peut-être il était déjà trop tard. Le jeune roi était prévenu contre lui, ou plutôt éclairé sur lui. Mazarin l'avait mis en méfiance du surintendant, et, en même temps, il lui avait offert le remède : « Sire, je vous dois tout, avait-il dit à son lit de mort, mais je crois m'acquitter en quelque sorte avec Votre Majesté en lui donnant Colbert. » Depuis longtemps, Colbert avait l'œil sur les procédés de Fouquet, sur ses irrégularités et ses dilapidations; il avait adressé à Mazarin des mémoires détaillés à ce sujet; il allait continuer plus expressément le même rôle auprès de Louis XIV et par son ordre; et, s'il était poussé dans cette chasse ardente qu'il faisait au surintendant par tous les aiguillons de son ambition personnelle, il ne l'était pas moins par tous les instincts de sa nature exacte et rigide : intérêt à part, il devait en vouloir au surintendant de toute l'indignation et de toute la haine que peut avoir contre un magicien plein de maléfices et de prestiges le génie de la bonne administration et de l'économie.

Fouquet, comme Retz, était d'ailleurs un personnage aimable, séduisant, doué de qualités brillantes et de ressources infinies; d'un génie vaste, en prenant le mot vaste dans le sens de défaut, embrassant trop de choses à la fois, mais d'une âme élevée, d'un cœur libéral et généreux, aisément populaire. La sévérité même qu'on déploya contre lui témoigne de son importance et de l'idée qu'on avait de son audace et de son adresse. Louis XIV pardonna au cardinal de Retz, qui ne s'était révolté que contre Mazarin; il ne pardonna jamais à Fouquet, qu'il rencontra comme son premier adversaire personnel, et qu'il dut abattre pour commencer véritablement à régner.

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Trois chapitres de M. Walckenaer au tome second de ses Mémoires sur madame de Sévigné, un chapitre du livre de M. Clément sur l'Administration.de Colbert, ont parfaitement éclairci ce point d'histoire; il n'est plus permis aujourd'hui d'être aveuglément du parti de Fouquet, à la suite de madame de Sévigné, de Pellisson et de La Fontaine. Les raisons d'État qu'eut Louis XIV sont mieux comprises; il les a consignées en peu de mots dans les belles Instructions qu'il dicta pour son fils, et que ce même Pellisson, ancien premier commis de Fouquet et devenu secrétaire du monarque, écrivit de sa main (1).

Nicolas Fouquet, né à Paris en 1645, était fils d'un père breton, riche armateur, et que Richelieu avait fait entrer dans le Conseil de la marine et du commerce. A vingt ans, le jeune Fouquet eut une charge de maître des requêtes; à trente-cinq ans, il était procureur général auprès du Parlement de Paris. Son frère, l'abbé Fouquet, qui l'aida à ses débuts, était un homme actif, intrigant, dévoué à Mazarin les défauts de la famille se démasquaient en ce frère impétueux, et qui se montrait propre à tout dans les autres membres ils se présentaient sous forme plus spécieuse et plus décente, et les projets, les vues aventureuses affectaient un air de supériorité et de grandeur, qui apparaît d'abord dans le surintendant dont nous parlons, et qu'on revit plus tard dans MM. de Belle-Isle, ses petits-fils.

En 1653, Fouquet fut appelé à la surintendance des finances conjointement avec Servien, mais il n'eut toute l'autorité que depuis 1655. Ce qu'étaient alors les finances, et le désordre qui y régnait, ne pourrait s'expliquer que moyennant de longs éclaircissements, et

(1) I paraît prouvé aujourd'hui, d'après les recherches de M. Dreyss, que c'est M. de Périgny, plutôt que Pellisson, qui fut en ceci le principal secrétaire de Louis XIV.

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par de plus initiés que nous ne saurions l'être. Retz a pu accuser Mazarin d'avoir porté le filoutage jusque dans le ministère, et en ce point certes il n'a pas menti. Mais Mazarin, gorgé de richesses, ne voulait pas du moins que d'autres l'imitassent, et, dans ses dernières années, il paraît s'être préoccupé de réparer les licences dont lui-même avait tant profité et vécu.

Un des hommes les moins scrupuleux et les plus entendus de ce temps-là, Gourville, raconte dans ses Mémoires très-sincères comment il fit la connaissance de Fouquet, qui le goûta et l'employa à plus d'une sorte de négociations. Fouquet lui parlant un jour de la peine qu'il avait à faire vérifier les édits au Parlement, Gourville lui dit qu'il y avait dans toutes les Chambres des conseillers importants dont la voix décidait de celle des autres, et qu'il y aurait manière de les acquérir moyennant quelque gratification de 500 écus, et promesse d'autant aux futures étrennes :

« J'en fis une liste particulière, ajoute-t-il, et je fus chargé d'en voir une partie que je connaissais. On en fit de même pour d'autres. M. Fouquet me parla de M. le président Le Coigneux comme d'une personne qu'il fallait tâcher de voir; je lui dis que j'allais quelquefois à la chasse avec lui, et que je verrais de quelle manière je pourrais m'y prendre. Un jour, me parlant des ajustements qu'il faisait faire à sa maison de campagne, je lui dis qu'il fallait essayer de faire en sorte que M. le Surintendant aidât à achever une terrasse qu'il avait commencée. Deux jours après, j'eus ordre de lui porter deux mille écus, et de lui faire espérer que cela pourrait avoir de la suite. Quelque temps après, il se présenta une occasion au Parlement, où M. Fouquet jugea bien que ce qu'il avait fait avait utilement réussi. Il me chargea encore de quelques autres affaires; et, étant fort content de moi, cela me fit espérer que je pourrais faire quelque chose par ce chemin-là. »

Les chemins étaient assez indifférents à Gourville, pourvu qu'ils menassent au but. Fouquet, quand il le jugea stylé, l'employa à faire rentrer de l'argent. Gourville raconte l'état de désordre où était dans ce temps (1657) l'administration des finances; la place était rem

plie de billets décriés qui provenaient de la banqueroute qu'avait faite quelques années auparavant le maréchal de La Meilleraye (alors surintendant) on achetait ces anciens billets pour rien, et, en faisant des affaires avec le roi, on obtenait de Fouquet, comme condition, qu'il réassignât ces billets pour les sommes entières << Cela fit beaucoup de personnes extrêmement riches, dit Gourville; cependant, parmi ce grand désordre, le roi ne manquait point d'argent, et, ayant tous ces exemples devant moi, j'en profitai beaucoup. »

Le roi ne manquait point d'argent, là est un point essentiel dont Pellisson s'est ensuite servi très-habilement dans les Défenses qu'il a données de Fouquet. Soyons juste, et rappelons ces parties de la cause, aussi ingénieuses qu'éloquentes, et qui seraient solides s'il n'y avait eu dans le cas de Fouquet que des irrégularités et des négligences de forme. Pellisson demande ce. qu'on dirait si on lisait un jour dans une histoire, dans une de ces relations où l'on se plaît à faire remarquer. combien les grands événements tiennent souvent à de petites causes :

« Cette année nous manquâmes deux grands succès, non pas tant faute d'argent que par quelques formalités des finances. On attendait un grand et infaillible secours de quelques affaires extraordinaires, rentes et augmentations de gages, mais la vérification. n'en put être faite assez promptement. Un rapporteur de l'Edit s'alla malheureusement promener aux champs, un autre perdit sa femme; on tomba dans les fêtes, et, après la vérification même, les expéditions de l'Épargne étaient longues par la multitude des quittances et des contrats. Girardin, le plus hardi des hommes d'affaires, avait promis deux millions d'avance, mais il était malade à l'extrémité; Monnerot le jeune, qui ne lui cédait ni en crédit ni en courage, pour quelque indisposition était aux eaux de Bourbon, etc.. Le Surintendant trouvait de l'argent sur ses promesses (personnelles), mais la prudence ne lui conseillait pas d'engager si avant sa fortune particulière dans la publique ; il allait pourtant passer par-dessus, quand de grands et doctes personnages lui montrèrent clairement qu'il ne le pouvait; car de prêter ces grandes sommes sans en tirer aucun dédommagement, c'était ruiner impitoyablement sa famille; d'en prendre le même

intérêt qu'un homme d'affaires, cela était indigne et même usuraire ; de faire un prêt supposé sous le nom d'un autre, c'était une fausseté. Et par toutes ces circonstances malheureuses, l'armée manquant de toutes choses, et le mal étant plus prompt que le remède, nous ne pûmes jamais prendre Stenay, ni secourir Arras. »

Revenant à plus d'une reprise sur ce même ordre d'argumentation et usant de son droit d'avocat, Pellisson suppose, en lieu et place de Fouquet, le cardinal Mazarin en personne, questionné et chicané sur ce fait du maniement d'argent et obligé de rendre compte :

«En conscience, dit-il, quel homme de bon sens lui eût pu conseiller d'autre harangue que celle de Scipion: Voici mes registres, je les apporte, mais c'est pour les déchirer. En ce même jour, je signai, il y a un an, la Paix générale et le mariage du roi, qui ont rendu le repos à l'Europe; allons en renouveler la mémoire au pied des autels. »

Mais on peut répondre à Pellisson, premièrement, que Fouquet n'avait pas fait ces actes mémorables dont Mazarin pouvait revendiquer hautement l'honneur; qu'il n'avait encore rien réalisé de grand en son nom pour l'Etat; que s'il avait rendu des services en ces temps de difficultés et de gêne, ce n'était pas de ces services éclatants qui couvrent et qui rachètent tout. En second lieu, l'argumentation de Pellisson ne s'applique qu'à des irrégularités, à des transactions utiles. et indispensables, et non à des déprédations personnelles, profitables seulement à ceux qui les commettaient, ruineuses à l'État, dont elles augmentaient la gêne et dont elles aggravaient les charges.

Tout le monde alors dans les finances faisait des affaires; le tort de Fouquet fut d'en faire plus qu'un autre, avec profusion, avec scandale, et de ne pas s'apercevoir que le moment était venu où il fallait changer de méthode et compter avec le maître. Il paya cruellement cette erreur, il paya pour tous; on put le plaindre d'avoir été si complétement immolé; mais, au point de

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