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plus dangereux pour la belle Louison, qu'il ne regarde au passage qu'en rougissant, et qu'il écoute chaque soir quand elle chante. « Vivre à l'ombre de la beauté qu'on aime, à la regarder, à l'entendre, savez-vous une plus belle vie : une paresse agitée et contente, une oisiveté pleine de caprices?... » Ce M. Eugène, qui se sent d'ailleurs peu de goût pour la basoche, et qui ne connaît pas son père, nous à dès l'abord tout l'air d'être le fils de quelque grand seigneur qui a oublié de le reconnaître, et qui lui a légué de ses instincts. Un jour, après un songe d'avril qui lui a parlé clairement de sa voisine la belle Louison, il s'est décidé enfin à se déclarer à elle et à ne plus se contenter de la regarder en silence. Il lui offre, pour commencer, de faire ensemble une petite promenade au premier beau matin de dimanche jusqu'au bois de Vincennes. Aussitôt dit, aussitôt accepté, et voilà, le jour venu, ces deux jeunes gens en route avec l'aurore.

Rien de plus simple, on le voit; c'est le début de Manon Lescaut, ou de Daphnis et Chloé demeurant rue Saint-Denis, et de tant d'autres romans où la passion n'ira pas si loin; c'est le commencement de toutes les faciles amours. M. Janin, qui intervient à chaque moment en tiers avec ses amoureux, relève ces riens par de jolis traits, par des fraîcheurs de plume comme il en a volontiers: un sang rose à la joue, une goutte de rosée au front, un rire étincelant, l'élan naturel et le découplé de la jeunesse. Il entend à ravir, et sans y trop insister, toute cette diablerie naïve des sens chez les amoureux de dix-sept ans.

D'ailleurs, ces amoureux, qui s'en vont de Paris à Vincennes, ne laissent rien derrière eux qui les rappelle, pas un parent, pas un regret. Ils sont partis, ce semble, pour une promenade au bois; mais, à eux comme à l'auteur, l'idée vient en marchant, et ils vont

plus loin sans songer seulement à se retourner et sans s'être dit qu'ils iraient plus loin. Ils vont tout droit devant eux comme aux jours d'Ève on allait dans le jardin du monde.

Cependant on ne saurait marcher toujours; une voiture passe, une charrette attelée d'un petit cheval vigoureux et conduite par un manant assez poli, qui engage l'entretien. Eugène se souvient qu'il a quelque part en Brie, au château de Fontenay, un ami, Hubert, le fils du régisseur. La charrette va justement de ce côté il y monte avec Louison qui ne dit non à rien, et

le roman continue.

On monte, on descend, c'est le plaisir de ces sortes de voyages. Le voiturier s'arrête pendant une heure pour rafraîchir à une auberge du chemin; une fontaine est dans la cour: « Pendant que l'hôte et le voiturier buvaient le coup de l'étrier: Buvons le coup de l'étrier, disait Louise à son ami. Et les voilà, elle et lui, penchés à la goulotte de la fontaine, qui reçoivent cette eau fraîche dans leur gueule fraîche et rosée... » On découperait çà et là dans ces pages de Janin de ces coins de vignettes à la Johannot.

Le long du chemin, du côté de Chenevières, à une montée, il faut passer devant la terrasse d'un château. Ce château appartient à un financier, et la terrasse se trouve en ce moment peuplée du plus beau monde de Paris et de Versailles, du monde le plus fat et le plus élégant. Nos amoureux ont été vus de loin et lorgnés tandis qu'ils s'ébattaient sans soupçonner de témoins. Louison est de celles que le regard ne quitte plus dès qu'on les a remarquées. Aussi force est bientôt aux amoureux de passer au pied de la terrasse sous le feu des lorgnettes et des brocards. Un accident arrivé à la charrette prolonge encore ce passage périlleux. Eugène en prend malaisément son parti; Louison, qui a en elle

ce fonds de coquetterie naturelle, propre à toute fille d'Eve, est bientôt consolée et plutôt orgueilleuse de ce triomphe mêlé de malice et d'insolence. Elle reçoit au passage plus d'un mot galant, plus d'un fichu brodé, plus d'une épingle de diamants et d'une croix de Malte, qui lui pleut du haut de la folle terrasse qu'une gageure soudaine a mise en gaieté. Elle-même ne disparaît pas au tournant du chemin, sans se retourner une dernière fois et sans saluer de loin la compagnie de son mouchoir.

Dès ce moment, Eugène a beau faire et se croire heureux, il est bien clair que sa Manon, même quand elle l'aimerait autant que l'autre Manon faisait pour Des Grieux, ne lui sera pas plus fidèle. Mais Eugène l'ignore, et il paraît être de ceux qui, pour peu qu'ils aient le présent, se soucient peu de l'éternité.

Pourtant la charrette arrive dans la plaine et l'on est en Brie. La nuit tombe, le voiturier approche du gîte, mais une femme acariâtre qu'il a au logis l'empêche d'offrir l'hospitalité au jeune couple. Il se contente à un endroit de leur indiquer le chemin qui mène au château de Fontenay, où demeure l'ami d'Eugène.

Et les voilà, eux partis le matin de leur rue SaintDenis, cheminant en belle nuit par un chemin creux, pour gagner la plaine et de là, à travers champs, découvrir le château inespéré. Toute cette marche en silence, à l'aventure, à l'aveuglette, est semée de jolis détails. L'auteur y prodigue encore, selon son usage, les images mythologiques, les allusions de tout genre : mais ici, dans le silence d'une belle nuit, elles sont plus naturellement placées et plus compatibles avec la réalité.

Connaissez-vous le Moretum de Virgile? C'est une idylle rustique empruntée à la vie réelle, et peut-être imitée des Grecs, dans laquelle le poëte nous repré

sente un pauvre laboureur se levant avant l'aube et préparant avec peine, avant de se rendre à l'ouvrage, son mets frugal composé d'ail et d'autres ingrédients : c'est ce mets qui avait nom Moretum. M. Janin a imité l'idylle avec bonheur, et, pour que ce passage de son roman soit plus remarqué, il ne lui manque que d'être moins mêlé aux autres imitations mythologiques et de fantaisie qui précèdent et qui suivent. Mais supposez que le récit soit partout sur le ton simple et de la vérité, représentez-vous nos amoureux en peine, à travers champs, dans cette marche de nuit, et cherchant depuis une heure ou deux leur invisible château. L'auteur continue et dit :

« Ils arrivèrent ainsi, elle et lui, dans les parages de quelques maisons habitées; tout dormait, excepté l'horloge et le coq, qui disent les heures aux étoiles. Réveillé par le chant de l'oiseau, le bonhomme Hilaire, colon d'une masure et d'un petit champ voisin, secoue, en bâillant, le sommeil de ses yeux; il quitte à regret ce lit si dur, il s'habille à tâtons, et, dans son foyer froid, il cherche quelque étincelle du feu de la veille.

« Bientôt, sous le souffle ardent du bonhomme, se réveille une flamme oubliée et qui suffit à rallumer la lampe, ranimée elle-même par un peu d'huile que lui verse une main avare; la faible clarté remplit à peine un coin obscur de cette masure. Allons, au travail, mon pauvre Hilaire ! tu es seul, fais ton pain de la semaine. Il y avait encore au fond du sac en peau de chèvre un reste de farine bise; il verse le sac dans le pétrin où déjà fermente un peu de levain emprunté à la ferme voisine. Un peu d'eau tiède a bientôt délayé cette pâte, et ici l'œuvre commence du pain de chaque jour.

«En ce moment, une main légère frappait à la porte de l'humble colon. «Entrez, dit-il, car à peine la porte fermait au loquet. C'étaient Eugène et Louison qui demandaient leur chemin.

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Nous nous sommes égarés, disaient-ils; nous avons voulu courir, et nous avons perdu la trace indiquée. Heureusement, nous avons vu briller un peu de lumière à votre fenêtre, et nous avons pensé que vous nous remettriez dans notre chemin. »>

« L'homme avait les mains à la pâte; il dégagea ses mains avec cette attention prudente d'un pauvre diable qui ne veut pas perdre un seul grain de ce blé noir qui lui a coûté tant de sueurs; même il retenait son souffle pour ne pas faire envoler un brin de farine. (Oh! le joli sujet de tableau pour un Meissonnier!) — « Enfants, dit-il, voilà

une heure mal choisie pour aller à travers champs comme vous faites; cependant vous êtes plus heureux que sages, et vous arriverez dans un instant à Fontenay. »>

« Disant ces mots, il renfermait dans le pétrin sa miche commencée, et du pas de la porte il indiquait leur chemin aux voyageurs. « A cent pas de là s'élevait la croix de bois... »

Isolée ainsi, cette page du roman de M. Janin ne perd rien; par son ton juste et sobre, elle se charge mieux que nous d'éclairer ce qu'il y a de trop agité et de trop enivré tout à l'entour.

Je ne vais pas continuer l'analyse bien longtemps: le château est trouvé, on y arrive à travers les fossés sur une planche fragile. Louise, par sa présence, par son prestige de femme, fait taire les chiens qui hurlent, et Eugène va réveiller son ami Hubert, qui ne l'attend pas. Celui-ci, dès l'abord, à la manière dont il saisit Louise qui s'est enfuie, et dont il l'introduit sous son toit, laisse deviner ce qui adviendra un jour. En général, ces personnages du romancier sont fragiles: ils ne sont point bâtis ni constitués d'une argile terrestre bien forte, ni embrasés d'une étincelle du ciel bien ardente; ils sont nés d'un souffle, animés d'un caprice, humides d'une goutte de rosée; leur nom est jeunesse, beauté de dix-huit ans, facilité volage, oubli. Leur passion n'est qu'un déjeuner de soleil. Ils changent au gré du rayon et du zéphyr. Louise passera ainsi de l'amour pour Eugène au caprice pour Hubert, et finalement les quittera tous deux pour aller retrouver un des beaux seigneurs de la terrasse, qui l'a relancée jusqu'à ce château. J'oubliais presque une certaine Denise, paysanne et boulangère, qui vient à la traverse et qui dit bien des choses << dans le patois fleuri de ses doux yeux. » Dans la seconde partie de son roman, l'auteur essayera d'attribuer la conduite légère de sa Louise à la philosophie du siècle, à cet esprit de débauche, autorisé par

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