Images de page
PDF
ePub

Tacite appelle imperatoria brevitas : ce caractère incisit du conquérant et du despote, ce rhythme court, pressé, saccadé, sous lequel on sent palpiter le génie de l'action et le démon des batailles, diffère complétement du style plus tranquille, plus plein et, en quelque sorte, héréditaire de Louis XIV.. Quand ce monarque s'oublie et se néglige, il a la phrase longue, de ces phrases qui ont été depuis l'apanage de la branche cadette et dont on ne voit pas la fin: c'est là où Louis XIV en vient quand il sommeille. Mais d'ordinaire, et dans le courant habituel, il est dans la bonne mesure, dans les conditions de l'exacte et juste milieu de la plus saine des langues. Henri IV, ce premier roi Bourbon, a gardé dans son style vif quelque chose de guerroyant et de gascon que Louis XIV n'a plus. Le pitoyable Louis XV, qui ne manquait pas d'esprit et dont on cite quelques mots piquants, avait dans l'habitude de la conversation des longueurs sans fin et du rabâchage; c'était le style bourbonien dans ce qui était déjà son affaiblissement et son ramollissement. Le seul Louis XIV nous offre ce style dans toute sa vraie plénitude et sa perfection, et comme dans sa juste et royale stature.

On a dit de Louis XIV que personne ne contait mieux que lui: «< il faisait un conte mieux qu'homme du monde, et aussi bien un récit. » Il y portait « des grâces infinies, un tour noble et fin qu'on n'a vu qu'à lui. » On a un échantillon de sa manière de décrire et de peindre, dans sa lettre écrite de Montargis à madame de Maintenon sur l'arrivée en France de la duchesse de Bourgogne; mais de récit proprement dit ou de conte, nous n'en avons pas.

Pellisson, qui fut un peu le Fontanes de ce temps-là, et que Louis XIV tira de la Bastille pour se l'attacher et pour en faire son rhéteur ordinaire, nous a transmis une Conversation, ou plutôt un discours qu'on recueillit au

siége devant Lille, le 23 août 1667, de la bouche même du roi. C'est un discours sur la gloire et sur les mobiles qui remplissaient l'âme de ce prince à ce moment. Il s'était exposé à une affaire deux jours auparavant, et, comme on le lui reprochait, il en donne les raisons avec une solennité naïve. Ce discours nous livre à nu Louis XIV jeune, dans son premier appareil d'ambition: <<< Il me semble, dit-il, qu'on m'ôte de ma gloire quand on en peut avoir sans moi. » Ce mot de gloire revient à chaque instant dans sa bouche, et il finit lui-même par s'en apercevoir: « Mais il me siérait mal de parler plus longtemps de ma gloire devant ceux qui en sont témoins. » Dans cette exaltation et ce commencement d'apothéose où on le surprend, on le trouve pourtant meilleur et valant mieux que plus tard: il a quelques mots de sympathie pour les amis, pour les serviteurs qui s'exposent et se dévouent sous ses yeux : « Il n'y a point de roi, dit-il, pour peu qu'il ait le cœur bien fait, qui voie tant de braves gens faire litière de leur vie pour son service, et qui puisse demeurer les bras croisés. » C'est pourquoi il s'est décidé à sortir de la tranchée et à rester exposé au feu à découvert dans une occasion surtout, dit-il, « où toutes les apparences sont que l'on verra quelque belle action, et où ma présence fait tout, j'ai cru que je devais faire voir en plein jour quelque chose de plus qu'une vaillance enterrée. »

Louis XIV était peu militaire, et il avait la prétention de l'être; rien au besoin ne prouverait mieux son faible que cette discussion, cette apologie extraordinaire à laquelle il croit devoir se livrer parce qu'il est allé une fois à la tranchée, et une autre fois un peu plus avant.

Si nous le poussions par ces côtés de gloire vaine, il nous serait trop aisé aujourd'hui d'être léger et irrévérent à son égard. De temps en temps, dans ses propres discours, on le voit qui s'arrête et se retourne vers lui

ས་

même pour se congratuler avec raisonnement et réflexion; il se prend naturellement comme type et figure du prince accompli; il se voit en pied déjà et en attitude devant la postérité. Mais il est plus utile d'insister sur les ressorts élevés qu'il trouvait dans cette foi et dans cette conscience royale, ce qui lui faisait dire au milieu des hasards de la politique « Mais au moins, quel qu'en soit l'événement, j'aurai toujours en moi toute la satisfaction que doit avoir une âme généreuse quand elle a contenté sa propre vertu. »

Parlant de ces six volumes de Mémoires au moment où ils parurent, M. de Chateaubriand les a très-bien jugés en disant :

« Les Mémoires de Louis XIV augmenteront sa renommée : ils ne dévoilent aucune bassesse, ils ne révèlent aucun de ces honteux secrets que le cœur humain cache trop souvent dans ses abîmes. Vu de plus près et dans l'intimité de la vie, Louis XIV ne cesse point d'être Louis le Grand; on est charmé qu'un si beau buste n'ait point une tête vide, et que l'âme réponde à la noblesse des dehors. »>

Ce sentiment est celui qui domine à la lecture, et qui triomphe de toutes les critiques et de toutes les restrictions qu'un esprit juste est en droit d'y apporter.

Et, puisqu'il est question cette fois de Louis XIV écrivain et l'un des modèles de la parole, je signalerai de lui en finissant un bienfait direct et qui embrasse tout l'ordre littéraire. Je montrais l'autre jour, j'énumérais les gens de lettres qui se groupaient autour du surintendant Fouquet, et qui florissaient à l'envi sous ses auspices. Si l'on suppose un instant Fouquet restant au pouvoir et s'y établissant, et Louis XIV le laissant faire, on peut très-bien distinguer les éléments et l'esprit de la littérature qui aurait prévalu : ç'aurait été une littérature plus libre en tous sens que sous Louis XIV, et le dix-huitième siècle eût été en partie devancé. On

aurait eu La Fontaine sans aucune contrainte, SaintÉvremond, Bussy, les Scarron, les Bachaumont, les Hesnault; bien des épicuriens et des libertins se seraient glissés sur le premier plan. Cette première littérature du lendemain de la Fronde, et antérieure à Boileau et à Racine, n'étant pas contenue par le regard du maître, se serait développée et de plus en plus émancipée sous un Mécène peu sévère. Elle était toute prête, on la voit déjà; le libertinage et le bel-esprit en auraient été le double écueil; un fonds de corruption s'y décelait. Le jeune roi vint, et il amena, il suscita avec lui sa jeune littérature; il mit le correctif à l'ancienne, et, sauf des infractions brillantes, il imprima à l'ensemble des productions de son temps un caractère de solidité, et finalement de moralité, qui est aussi celui qui règne dans ses propres écrits et dans l'habitude de sa pensée (1).

(1) En réimprimant cette étude, le mot de La Bruyère m'est souvent revenu à la mémoire : « Le caractère des Français demande du sérieux dans le souverain. >>

[blocks in formation]

Dans les premiers moments où ce livre parut, je me suis abstenu d'en parler, estimant qu'un tel sujet revenait de droit à notre vaillant et hardi collaborateur, M. Granier de Cassagnac; je ne voulais point chasser sur ses terres et, dans le cas présent, c'eût été chasser le tigre. Mais, M. Granier de Cassagnac ne devant point donner de chapitre spécial sur Saint-Just (1), je me décide à dire quelque chose de cet homme odieux, parce que le travail de M. Fleury mérite de ne pas être passé sous silence, et que des biographies de ce genre, une

:

(1) M. Granier de Cassagnac publiait alors dans le Constitutionnel, où j'écrivais mes articles, une série de chapitres sur les hommes de la Révolution de là une relation de voisinage. Je n'ai jamais considéré, d'ailleurs, la Révolution française au point de vue de cet aufeur, adversaire à outrance, qui a pu compulser et produire bien des documents et les interpréter dans le sens de ses systèmes, mais qui n'a pas la tradition des choses dont il parle : la tradition, cette voix divine, comme disaient les Anciens, et qui maintient et remet le chanteur dans le ton juste. De ce qu'on a un talent polémique remarquable, ou même redoutable, et qui a fait ses preuves dans des circonstances déterminées, de ce qu'on a des coups de force et de vigueur précise dans la lutte, on ne possède pas pour cela les qualités complexes qui font l'historien et le critique.

A

« PrécédentContinuer »