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fois faites, coupent court à bien des impostures historiques et à de fausses peintures.

M. Fleury, à qui l'on doit déjà une biographie trèscomplète de Camille Desmoulins et qui habite à Laon,. s'est donné pour mission de rassembler tout ce qu'il pourrait trouver sur la vie et les actes des révolutionnaires fameux qui ont appartenu plus ou moins à ces départements de la Picardie. Il y mêle des considérations politiques qui sont toutes dans le sens de l'ordre et de la défense sociale: mais, même quand il serait plus sobre de ce genre de discussions, le seul tableau des faits, la suite même des textes, les pièces à l'appui qu'il produit avec étendue, fournissent une base de jugement irréfragable, et tout lecteur, en se laissant conduire par le biographe, peut statuer à son tour en connaissance de cause et en sûreté de conscience. C'est ce que nous ferons pour Saint-Just.

Antoine-Louis-Léon-Florelle de Saint-Just était fils d'un militaire, ancien maréchal-des-logis de gendarmerie et chevalier de Saint-Louis. Il naquit à Decize, petite ville du Nivernais, le 25 août 1769, ce qui le fait mourir (28 juillet 1794) à moins de vingt-cinq ans accomplis. Peu après sa naissance, sa famille quitta le Nivernais, et vint habiter la Picardie et la petite ville de Blérancourt. Ayant perdu son père de bonne heure, il fut confié par sa mère aux Oratoriens du collège Saint-Nicolas de Soissons, chez qui il fit ses études. Tout annonce qu'il s'y distingua, et l'on croira sans peine qu'en appréciant la précocité de son talent, ses maîtres eurent de bonne heure à reconnaître le tour peu maniable de son caractère. Il était joli homme, même beau de visage, et bien fait de sa personne. De retour à peine à Blérancourt, et tout en se livrant à toutes sortes de lectures, il eut des amourettes, il fit quelques fredaines, et l'on dit

même qu'il fut quelque temps enfermé dans la maison de correction des Pères Picpus de Vailly. Ce serait dans les loisirs forcés de cette réclusion qu'il aurait composé le poëme héroï-comique d'Organt.

Ce petit poëme que j'avais depuis plus de vingt ans dans ma bibliothèque sans le lire, est tout simplement une imitation, un pastiche de la Pucelle de Voltaire. Il porte le millésime 1789, avec cette indication dérisoire : Au Vatican; et pour toute préface, on lit ces mots qui font un singulier contraste avec la destinée prochaine de Saint-Just « J'ai vingt ans : j'ai mal fait; je pourrai faire mieux. » C'est tout ce que les amateurs qui possèdent ce livre se contentent ordinairement d'en lire, et ils font bien. Je viens de m'efforcer pour la première fois de le parcourir tout entier, et ce n'a certes pas été sans dégoût et sans ennui.

Et tout d'abord je dirai la pensée qui, pour moi, résulte de toute cette étude que je viens de faire sur Saint-Just, c'est qu'il est déplorable que des hommes encore si jeunes, si peu fajts, et qui périssent avant vingt-cinq ans, viennent ainsi s'imposer violemment au monde et condamner l'attention de l'histoire à les suivre dans leurs égarements d'écolier et de libertin. SaintJust lui-même, dans une première brochure de 1791 où il n'est pas encore jacobin, nous parle de l'homme qui n'a point vingt-cinq ans et qui ne peut être élu à la législature; il le définit l'homme dont l'âme n'est point sevrée. Il a raison; l'âme de Saint-Just, toute violente et concentrée qu'elle pouvait être, n'était point sevrée lorsqu'il fit en 1789 ce misérable poëme d'Organt, lorsqu'il publia en 1791 son incohérente brochure intitulée : Esprit de la Révolution. L'était-elle dans les vingt-deux derniers mois de sa vie, lorsqu'il se livra à tous ses appétits d'orgueil, de cruauté, de domination? Certes, il n'a donné à personne d'humain le désir de savoir quelle

eût été la suite, et ce qu'il aurait pu faire hors de sevrage et dans sa juste maturité; mais, physiologiquement, je maintiens qu'à aucune époque Saint-Just ne fut mûr. Ne nous laissons point imposer par une certaine rigueur de système et par une certaine emphase de talent je trouve en lui l'écolier d'abord, et puis aussitôt le tigre; dans l'intervalle il n'avait pas eu le temps de devenir homme.

Organt est donc un détestable poëme, passe-temps d'un jeune désœuvré qui vient de lire la Pucelle. L'analyser serait chose impossible, et je dirai de plus, inutile. On en citerait des passages qui jureraient avec les doctrines futures de Saint-Just; mais ce serait faire trop d'honneur à ces boutades rimées que d'en tirer la moindre conséquence un peu suivie. Voltaire a commencé l'un de ses chants par ces vers bien connus :

Si j'étais roi, je voudrais être juste.
Dans le repos maintenir mes sujets,
Et tous les jours de mon empire auguste
Seraient marqués par de nouveaux bienfaits.
Que si j'étais contrôleur des finances... etc.

Saint-Just, qui n'est qu'un imitateur, commence son chant troisième par un vou, par un élan tout pareil de sensibilité:

Je veux bâtir une belle chimère;

Cela m'amuse et remplit mon loisir.
Pour un moment, je suis roi de la terre;
Tremble, méchant, ton bonheur va finir!
Humbles vertus, approchez de mon trône;
Le front levé, marchez auprès de moi;
Faible orphelin, partage ma couronne...
Mais, à ce mot, mon erreur m'abandonne ;
L'orphelin pleure; ah! je ne suis pas roi!

Ce ne sont là, je le répète, que des hasards et des curiosités d'où l'on ne peut rien conclure. La seule conclu

sion que permette le poëme d'Organt, et qui porte sur l'ensemble, c'est que l'âme de jeune homme, qui se complut à vingt ans dans ces combinaisons et ces images, était dure, grossière, sensuelle, sans délicatesse. L'âne y joue un rôle perpétuel, et y revient comme la métamorphose robuste et de prédilection. L'auteur avait déjà flétri en lui la fleur de l'idéal, et même celle de la volupté, s'il l'avait jamais connue. Son imagination était sombre, bilieuse et dépravée, capable d'une débauche lente et froide. Des portions sérieuses, des complications de systèmes sur le monde physique et moral s'y mêlaient. Il méprisait l'homme, ce vil roi de l'univers; il le croyait sot, destiné de tout temps à toutes les sottises, et il jouissait de le lui dire en face; il prenait plaisir à salir le genre humain, à la veille de le vouloir régénérer. Saint-Just bientôt va jouer au Caton et au Lycurgue; mais, à l'exemple de tous les réformateurs de la fin du dix-huitième siècle, ce Lycurgue a été contemporain de De Sade, et on le sent d'abord. Les vices. honteux avaient précédé en lui les vices féroces; au fond de ce cœur il y avait une caverne toute préparée.

Pourtant d'autres hommes très-corrompus du siècle ne furent point cruels quand l'heure sanglante fut venue; il y en eut même, comme Louvet, qui eurent de beaux élans d'humanité. Il fallait donc qu'il y eût chez SaintJust, indépendamment de ce fonds de volupté sombre, une prédisposition instinctive à la cruauté.

Le talent poétique qu'on peut entrevoir dans Organt est à peu près nul; il y a de la facilité, çà et là un vers spirituel, rien de plus. Vers la fin, il semble par moments que l'auteur se forme. Quelques tableaux s'animent de détails plus vifs; je remarque dans une suite de vers insipides ces deux vers coquets:

Ses blonds cheveux, bouclés par la nature,
D'un front d'ivoire agaçaient la blancheur.

Cela promettait un petit-maître jusque dans le futur jacobin. Mais ce qui restera surtout à Saint-Just, ce sera l'habitude et l'usage des comparaisons, qu'il transportera plus tard dans sa prose oratoire avec concision et sobriété, et qui y seront parfois d'un effet réel.

Vers ce temps, Saint-Just, amoureux d'une jeune personne de Blérancourt, manqua sa poursuite, et on la maria à un notaire du pays. Il se fit aimer d'elle, l'emmena plus tard à Paris et en fit publiquement sa maîtresse. Madame Thorin (c'était son nom) se joint au poëme d'Organt, pour réfuter les historiens complaisants ou crédules qui ont voulu faire du jeune oracle de la Montagne une espèce d'Hippolytė, un modèle de chaste et farouche pudeur (1).

Ces désordres de tempérament n'empêchaient pas Saint-Just de s'occuper ardemment des choses publiques, et de travailler à s'instruire et à se produire. Il venait assez souvent à Paris, y voyait Camille Desmoulins et quelques autres de cette jeunesse révolutionnaire. Nommé lieutenant-colonel de la garde nationale de Blérancourt, et l'un des meneurs du pays, il s'exerçait à la parole dans les questions d'intérêt local; mais par goût il la faisait toujours laconique et brève. Un jour, il se rendit en visite à la tête des paysans de Blérancourt au château de Manicamp, chez le comte de Lauraguais,

(1) Un admirateur de Saint-Just, M. Hamel, qui a publié en 1859 une Histoire de Saint-Just dans laquelle il s'attache à réfuter pied à pied M. Édouard Fleury, m'a reproché d'avoir été, en cet endroit, trop crédule moi-même aux assertions de ce dernier. Je ne puis que renvoyer les curieux à l'Histoire fort étudiée et, ce semble, fort consciencieuse, de M. Hamel. Mon appréciation du caractère de SaintJust ne dépend point, d'ailleurs, de ces premiers actes de jeunesse, même quand ils se seraient passés comme M. Édouard Fleury les raconte; et je pourrais accorder à M. Hamel que Saint-Just n'ait pas été plus débauché que Robespierre, sans que cela préjudiciât à mon jugement sur tous deux leur crime n'est pas là.

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