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Et le tout se couronne par cette gageure de forcené :

«Le jour où je me serai convaincu qu'il est impossible de donner au peuple français des mœurs douces, énergiques, sensibles, et inexorables pour la tyrannie et l'injustice, je me poignarderai. »

En attendant, il ne recule devant aucun moyen pour tenter d'établir ces mœurs à la fois sensibles et inexorables. Toutes les fois que Robespierre a besoin d'un rapporteur impassible, sophistique, aux lèvres d'airain et au front de marbre, pour épurer la Convention et envoyer à l'échafaud, sous couleur de bien public, d'anciens amis et complices, il met en avant SaintJust, qui s'acquitte de cette tâche comme d'un sacerdoce.

Comme tous les fanatiques, Saint-Just confondait le triomphe de ses passions avec celui de ses idées, et avec le règne de la vérité absolue. Tout dissident lui paraissait à l'instant, et du même coup, méprisable, haïssable et criminel: c'était à ses yeux un homme à supprimer, un homme ou une classe d'hommes, le chiffre ne l'arrêtait pas; et le tout, disait-il, en vue d'assurer le plus grand bien futur.

Au Comité de salut public ou dans ses missions aux armées, Saint-Just sera le même. Pour parvenir à ses fins, il est sans remords ni scrupule sur les moyens. Que quantité d'innocents soient confondus avec un seul coupable, peu lui importe. A la réclamation que lui adressait un jour le maire de Strasbourg en faveur de quelques détenus, il répondait : « Un aveugle qui cherche une épingle dans un tas de poussière, saisit le tas de poussière. » Voilà bien l'homme (1), et aussi sa

(1) Un témoin dont on ne saurait récuser le patriotisme et l'im partialité, Gouvion Saint-Cyr qui servait alors dans l'armée du Rhin (1793), n'a pu s'empêcher de parler incidemment de la mission de

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manière de dire. « Tu n'es qu'une boîte à apophtheg-. mes,» lui disait Collot-d'Herbois. Et un écrivain aussi a très-bien défini Saint-Just: « C'est un monstre bien peigné et qui débite des apophthegmes. >>

Dans sa parole brève, concise et coupante, et assez habilement relevée de rares images, il ne doutait de rien:

« Travaillons enfin pour le bonheur du peuple, disait-il magistra

Saint-Just et de Lebas auprès de cette armée, et il le fait en ces termes (Mémoires sur les Campagnes des Armées du Rhin, tome 1, p. 136):

«Dans ce temps Saint-Just et Lebas, commissaires extraordinaires de la Convention, établirent au quartier général un tribunal qu'ils appelèrent révolutionnaire, mais qui était tel qu'aucun nom ne pourrait le caractériser. Le dénonciateur n'était ni connu ni confronté ; on n'y souffrait point de défenseurs, point d'écritures, pas même pour libeller le jugement, point d'instructions, mais un simple interrogatoire dont on ne prenait point note; le prévenu arrêté à huit heures était jugé à neuf et fusillé à dix.

« On envoyait des agents à tous les Corps pour engager les soldats à dénoncer leurs chefs; ces invitations ne produisant aucun effet, on promit des récompenses pécuniaires aux délateurs que l'on cherchait, avec l'assurance de tenir toujours leurs noms cachés. C'est avec des moyens aussi infâmes qu'ils obtinrent enfin quelques victimes dont le sang ne pouvait assouvir la soif de ces cannibales. >>

Une circonstance particulière a contribué à atténuer parmi les générations nouvelles l'horreur de cette mission de Saint-Just et de Lebas. La femme et le fils de Lebas, personnes très-honorables et que nous avons tous connus, ont, pendant soixante ans, plaidé ou directement ou insensiblement pour la mémoire de ces représentants terribles et qui, pour leur famille, n'étaient que d'intègres et purs citoyens, immolés et calomniés par une faction. Quand on avait causé avec la respectable madame Lebas, on était tenté de croire que l'homme dont elle ne parlait que les larmes aux yeux et avec cet accent attendri, avait été, en effet, moins un bourreau qu'une victime; et ainsi de l'ami Saint-Just, de l'ami Maximilien. Et c'est à la faveur de cette tradition domestique que s'accréditait doucement et se dessinait peu à peu dans les jeunes esprits candides la réputation immaculée du vertueux SaintJust, du vertueux Robespierre.

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lement, et que les législateurs qui doivent éclairer le monde prennent leur course d'un pied hardi, comme le soleil. »

Du talent, il y en a dans ses discours; je dirai de quel genre. Il a, pour exprimer des choses assez simples, de ces expressions denses, de ces formules qui se retiennent aisément et qui jouent la profondeur. Venant proposer une mesure qui a pour but de diminuer la misère des patriotes indigents, il dira:

«Que l'Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français; que cet exemple fructifie sur la terre; qu'il y propage l'amour des vertus et le bonheur bonheur est une idée neuve en Europe! »

le

En ce sens Saint-Just fut le doctrinaire de la Montagne : il le fut par le tour comme par les idées. Il a gardé de son premier métier de poëte la faculté des images: seulement les siennes sont sobres, d'une nature sombre et forte; on dirait qu'il les a trempées dans le Styx : <<< Pour vous, s'écriera-t-il, détruisez le parti rebelle, bronzez la liberté ! » Il aime et affecte ces métaphores de foudre, de coups de tonnerre: « La Révolution est comme un coup de foudre, il faut frapper. » C'est ainsi encore qu'il dira en paroles d'airain, que l'Histoire cependant ne peut s'empêcher de graver, car elles apportaient avec elles leurs actes terribles:

«Que le cours rapide de votre politique entraîne toutes les intrigues de l'étranger. Un grand coup que vous frappez retentit sur le trône et sur le cœur de tous les rois; les lois et les mesures de détail sont les piqûres que l'aveuglement endurci ne sent pas... On trompe les peuples de l'Europe sur ce qui se passe chez nous; on travestit vos discussions, mais on ne travestit point les lois fortes elles pénètrent tout à coup les pays étrangers comme l'éclair inextinguible. »

Il dira des factions révolutionnaires au moment où il les dénonce :

« Ces factions, nées avec la Révolution, l'ont suivie dans son cours, comme les reptiles suivent le cours des torrents. »>

On voit quel est cet ordre d'images: les torrents, l'orage, le tonnerre, le vautour, le soleil, en font les frais. C'est un talent qui deviendrait bien vite monotone, et qui n'a toute sa valeur qu'en raison des reflets sanglants qui s'y mêlaient.

Ce jeune homme blond, à la coiffure soignée, si plein de respect pour lui-même, et qui portait sa tête comme un Saint-Sacrement, débitait ses discours écrits, à la tribune, carrément, symétriquement, d'un air impassible et compassé, d'une voix âpre et sèche, mais quelquefois aussi avec des adoucissements hypocrites de ton qui simulaient les caresses et les ondulations perfides du chat-tigre. Il était vêtu aux grands jours, nous dit M. Fleury, d'un habit de couleur chamois, avec une vaste cravate qu'attachait un nœud d'une prétentieuse négligence. Son grand gilet blanc se fermait sur une culotte gris-tendre, et il avait souvent un œillet rouge à la boutonnière. Cette cravate, ce gilet, cet œillet ne sont pas très-difficiles à emprunter, et il me semble que cette forme de style et de phrase se peuvent assez aisément imiter aussi.

De l'aimable, Saint-Just les touchants opuscules
Reposaient sur mon cœur,

fait dire spirituellement M. Alfred de Musset à l'un de ces parodistes de Saint-Just, comme nous en avons vu plus d'un de nos jours.

Barère, un faux frère, qui a échappé au supplice et qui s'est vengé par des révélations, nous a montré Saint-Just au naturel dans l'intimité des séances du Comité de salut public. Un jour, Saint-Just vint froidement proposer un moyen de terminer la lutte de la Révolution contre les nobles suspects et détenus:

« Il y a mille ans, dit-il, que la noblesse opprime le peuple fran

çais par des exactions et des vexations féodales de tout genre: la féodalité et la noblesse n'existent plus; vous avez besoin de faire réparer les routes des départements frontières pour le passage de l'artillerie, des convois, des transports de nos armées: ordonnez que les nobles détenus iront par corvée travailler tous les jours à la réparation des randes routes. >>

On peut juger du raffinement et de l'infernale intention qui allait à humilier et à dégrader autant que possible ceux même qu'on n'égorgeait pas. Il a rendu ce méchant sentiment avec toute l'énergie dont il était capable, dans un de ses Rapports où il est dit : « Il serait juste que le peuple régnât à son tour sur ses oppresseurs, et que la sueur baignât l'orgueil de leur front. » Selon Barère, une telle proposition ne trouva que résistance au sein même du Comité; on répondit que nos mœurs répugnaient à un tel genre de supplice; que la noblesse pouvait bien être abolie par les lois politiques, mais que les nobles conservaient toujours dans la masse du peuple un rang d'opinion, une distinction. due à l'éducation, et qui ne permettait pas d'agir à Paris comme Marius agissait à Rome :

«Eh bien s'écria Saint-Just, Marius était plus politique et plus homme d'État que vous ne le serez jamais! J'ai voulu essayer les forces, le tempérament et l'opinion du Comité de salut public. Vous n'êtes pas de taille à lutter contre la noblesse, puisque vous ne savez pas la détruire; c'est elle qui dévorera la Révolution et les révolutionnaires. Je me retire du Comité. »

Saint-Just s'éloigna en effet peu après, et partit pour l'une de ses missions aux armées.

M. Fleury nous le fait suivre en détail dans ses missions militaires, à Strasbourg d'abord, puis à l'armée du Nord, où il paraît qu'il rendit des services en rétablissant à tout prix la discipline. Un collègue de SaintJust, le conventionnel Levasseur, qui, peut-être par jalousie de métier, lui conteste le courage physique, lui reconnaît la force de tête et des parties d'organisa

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