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s'attache aussi à combattre l'idée que l'uniformité dans la législation soit nécessairement un bien, et ici, en se faisant l'organe des vieilles mœurs, des vieilles coutumes cantonnées sur divers points de la France, il se mettait en contradiction avec ce qu'il devait plus tard accomplir comme l'un des principaux rédacteurs du Code civil.

A cette date, l'idée d'uniformité dans la législation de l'empire ne lui paraît pas un bien: « l'uniformité dans la législation, dit-il, a toujours été un des grands moyens de préparer le despotisme. » Il considère la France, telle qu'elle était en effet alors, comme une fédération de petits États, plutôt unis que confondus, chaque petit État possédant sa législation propre, et restant indépendant jusqu'à un certain point dans les moyens de la diriger et de la contrôler. Cela était vrai surtout de la Provence, de la Nation provençale comme on disait, chez laquelle le roi n'était admis à faire les lois qu'à titre d'héritier des Comtes souverains du pays. Dans ce statu quo de l'ancien régime, Portalis va jusqu'à penser qu'une législation uniforme, qui peut convenir à une cité et à un gouvernement de peu d'étendue, ne saurait s'appliquer dans la pratique à un grand État, composé de peuples divers, ayant des besoins et des caractères différents, des lois fondamentales antérieures, des capitulations et des traités « que les souverains sont dans l'heureuse impuissance de changer. » Rien ne démontrerait mieux, à notre sens, la légitimité de 89 que cette argumentation habile de la part d'un homme aussi éclairé, et de laquelle il résulte que la France n'était pas un seul État ni un corps mû d'un même esprit. Portalis disait en termes exprès : « Dans une vaste monarchie comme la France, dont le gouvernement est à la fois commerçant, religieux, militaire et civil, et qui est composée de divers peuples gouvernés par des cou

tumes différentes, il est impossible d'avoir un corps. complet de législation. » Cette possibilité d'un Code. uniforme, il en doutera encore longtemps, et même sous le Directoire; il ne prévoyait pas la main énergique et héroïque, l'épée toute-puissante sous laquelle il travaillerait en paix, pendant le Consulat, en tête du groupe des Prudents.

Taut il est vrai qu'à chacun appartient sa tâche et son role; celui de Portalis était de ne point innover en détruisant : « Le mal de détruire, disait-il, est infiniment plus grand que celui de souffrir. » — « Il est plus dangereux de changer, disait-il encore, qu'il n'est incommode de souffrir. » Mais la destruction faite, et quand la violence aveugle ne régnait plus, il arrivait, il se levait avec calme, il trouvait des paroles de douceur, d'équité, de renaissance et presque de convalescence sociale, et il excellait à infuser quelque chose de la moralité ancienne dans le fait nouveau.

Je n'insiste pas davantage sur ces premiers écrits à demi politiques, pleins de vues libérales ou même déjà législatrices entremêlées dans l'esprit de corps, et où la doctrine des anciens Parlements se retrouve dans toute sa plénitude et sa beauté en expirant: mais Portalis ne s'y montrait encore que comme l'avocat d'une province, et j'ai hâte de l'atteindre au moment où il devient le conseiller et la lumière de toute la France.

Voyant la ruine des Parlements et la Révolution engagée dès le premier jour dans des expériences inconnues, Portalis se tint à l'écart. L'influence de Mirabeau, souveraine dans la Provence, l'écarta des Étatsgénéraux; il n'en eut point de regret et se retira à la campagne, s'y occupant de méditer un ouvrage Sur les Sociétés politiques. La Provence "devenant inhabitable pour lui, il se rendit à Lyon avec sa famille, et dut s'en éloigner ensuite quand la guerre civile s'y alluma.

Mais toujours et en tout temps, malgré les menaces de mort qui s'approchaient de lui, il se refusa à quitter le sol de la France. J'ai eu le plaisir d'entendre, sur sa vie errante et sur la suite de ses dangers à cette époque désastreuse, un récit touchant de la bouche même de de son fils (M. le comte Portalis) qui l'accompagna partout, jusqu'au seuil de la prison, et qui, par une piété aussi dévouée qu'ingénieuse, réussit à retarder l'instant de son jugement et à le sauver. Portalis, qui était depuis plusieurs mois dans l'une des prisons de Paris, en sortit après le 9 Thermidor. C'est à dater de là que son rôle vraiment politique commence.

Son premier mot fut un cri d'humanité. Il publia au commencement de 1795 une brochure qui avait pour titre De la Révision des Jugements, et pour épigraphe le vers de Crébillon: Hérite-t-on, grands Dieux! de ceux qu'on assassine! Il s'agissait de savoir si, de peur de porter atteinte à l'hypothèque et au crédit des assignats, la Convention redevenue libre resterait sourde aux cris des familles, réclamant contre les confiscations qui avaient suivi les jugements iniques rendus sous la Terreur. Portalis faisait de cette affreuse époque de la veille un tableau vrai, avec des traits tirés de Tacite; il ajoutait avec une observation fine qui n'était qu'à lui :

<< On poursuivait les talents, on redoutait la science, on bannissait 'les arts; la fortune, l'éducation, les qualités aimables, les manières douces, un tour heureux de physionomie, les grâces du corps, la culture de l'esprit, tous les dons de la nature, étaient autant de causes infaillibles de proscription... Par un genre d'hypocrisie inconnu jusqu'à nos jours, des hommes qui n'étaient pas vicieux se croyaient obligés de le paraître... On craignait même d'être soi; on changeait de nom; on se déguisait sous des costumes grossiers et dégoûtants; chacun redoutait de se ressembler à lui-même. »>

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En flétrissant ces choses atroces, la plume de Portalis n'est pas tout à fait le burin d'un Ancien; on a pu

dire de quelques autres publicistes d'alors qu'ils écrivaient avec un fer rouge: lui, il a surtout sa précision et sa force quand il exprime des idées de probité et de morale sociale « Des familles honnêtes, dit-il, se trouvent dépouillées de leur patrimoine par des jugements qui n'ont été que des crimes... Mais, dira-t-on, l'État ne peut réparer tous les maux inévitables d'une Révolution. On ne demande pas qu'il les répare; on demande seulement qu'il n'en profite pas. » Il insiste sur le grand point' à ce moment, sur ce qui va indiquer tout d'abord de quelle qualité est la politique nouvelle qu'on va inaugurer: « Tout ne se borne pas dans le moment à réparer des désastres, il faut encore former l'esprit public; il faut rétablir la morale dans le gouvernement... L'iniquité est aussi mauvaise ménagère du crédit que de la puissance... Nos finances ne doivent point être arrosées du sang innocent. » Nous saisissons, dès ce premier écrit de circonstance, la forme et le fond du discours habituel de Portalis, cet enchaînement et cette suite de maximes sages, miséricordieuses, appropriées, où respire comme un souffle du génie de Numa, aphorismes tout de réparation, tout de consolation et de santé, et qui allaient faire la plus salutaire impression sur le Corps social si longtemps soumis à ces autres aphorismes de Saint-Just, concentrés et mortels comme le poison.

Un autre écrit, intitulé: Il est temps de parler, ou Mémoire pour la Commune d'Arles, est également de ces premiers mois de 1795. Portalis, rendant hommage dès le début à cette unité de l'empire et à cette patrie française commune, à laquelle il n'avait pas cru d'abord et qui venait de sortir, comme par miracle, du broiement de toutes les parties et de la confusion même, dénonçait à la Convention délivrée et humanisée l'incroyable proscription en masse de plus de

dix-huit cents électeurs de la ville d'Arles, la prise d'assaut et de possession de cette innocente cité par les féroces Marseillais, la démolition des antiques murailles bâties sous Clovis, le pillage des rives du Rhône comme au temps des pirates sarrasins, l'impôt forcé de quatorze cent mille livres levé par les brigands et la lie de la populace sur tous les citoyens aisés, enfin des horreurs telles qu'au lendemain toute la politique se réduisait à dire avec lui: « On ne doit plus distinguer que deux classes d'hommes dans la République, les bons et les mauvais citoyens. » Cette histoire de l'oppression et de la dévastation de la commune d'Arles est un des épisodes les plus singuliers et les plus significatifs de la Terreur. Dans ce Mémoire, si plein de justice, de vérité et de toutes les droites inspirations humaines, on voudrait vers la fin quelques accents de plus, je ne sais lesquels, mais comme un Cicéron en aurait su trouver. L'artiste (si l'on ose employer ce mot en pareille matière), le metteur en œuvre chez Portalis fait un peu défaut quand il écrit: l'honnête homme n'en était que plus à nu quand il parlait.

Nommé membre du Corps législatif en 95, il fut appelé par son âge à faire partie du Conseil des Anciens, et il appartient désormais à toute la France. Qu'on ne se figure nullement Portalis arrivant pour la première fois dans cette Assemblée politique, comme un royaliste qui a son arrière-pensée de restauration monarchique, et qui s'entend avec des collègues du même bord pour ménager des chances de triomphe à son opinion. Rien ne serait plus faux qu'une telle vue. Portalis, en entrant dans les Conseils avec Siméon, dont il avait épousé la sœur, vit tout d'abord Thibaudeau, qui s'était honoré dans les derniers temps de la Convention par sa résistance aux mesures exceptionnelles et révolutionnaires trop prolongées « Nous vous prenons

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