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qui les regardait : « Nous avions concerté, dit-il, de ne faire paroître sur le théâtre ces personnages que l'un après l'autre, parce que nous avions considéré que rien ne touche et n'émeut tant les peuples, et même les Compagnies, qui tiennent toujours beaucoup du peuple, que la variété des spectacles. » Dans tous ces passages, Retz se montre ouvertement dans ses récits comme un auteur ou un impresario habile, qui monte sa pièce. Il était déjà de cette race de ceux qui, en fait d'agitations et de révolutions, aiment le jeu encore plus que le dénoùment, grands artistes en intrigues et en influences et s'y complaisant, tandis que les plus ambitieux plus vrais et plus positifs tendent au but et aspirent au résultat. Il y a des endroits vraiment où, quand on lit les Mémoires de Retz, en ces scènes charmantes et si bien menées sous sa plume, il ne nous paraît pas tant faire la guerre à Mazarin que faire concurrence à Molière.

Pourtant n'exagérons pas cette vue jusqu'au point d'omettre ce qu'il y avait de sérieusement considérable et de politique, au moins à l'origine, dans les projets et les vues de Retz. Et n'oublions jamais ceci : Retz, 'après tout, n'a point triomphé, il a manqué l'objet de sa poursuite, qui était de chasser Mazarin et de le remplacer auprès de la reine Anne d'Autriche. Nous avons en lui l'agitateur au complet, le frondeur, le factieux dans tout son beau : nous n'avons pas eu le ministre. Nous ne savons pas ce qu'il aurait pu faire dans ce rôle tout nouveau. Ce ne serait pas la première fois qu'une nature supérieure se serait transformée en s'emparant du pouvoir et en l'exerçant; et même on n'est tout à fait supérieur qu'à cette condition d'avoir en soi ce qui transforme et renouvelle, ce qui suffit à toutes les situations grandes. Pour Retz comme pour Mirabeau, nous ne voyons que la lutte ardente, la vaste intrigue et la trame qui se déchire. L'homme de la seconde

époque, chez tous deux, n'a pas eu carrière à se dé velopper. Et Retz, dans cette comparaison, a le désavantage d'avoir survécu, d'avoir assisté à l'entier avortement de ses espérances, de s'y être en partie démoralisé, rabaissé et dégradé, comme il peut arriver aux plus fortes natures à qui le but échappe. Voyant la bataille perdue, dans les heures errantes de l'exil, de lâches distractions l'envahirent. Ce n'est que dans ses dernières années que Retz se relève, qu'il recouvre quelque dignité par une retraite noblement soutenue, qu'il réveille même l'idée de probité par d'immenses dettes complétement payées, et qu'il se rachète à nos yeux dans l'ordre de Kesprit par la composition de ses incomparables Mémoires. Il faut presque lui pardonner toutes ses intrigues et ses machinations, puisqu'il les a écrites. Mais, dans ses Mémoires, Retz, évincé de l'action et de la pratique, n'est de plus en plus qu'un écrivain, un peintre, un grand artiste; il lui est impossible désormais d'être autre chose, et l'on s'arme aisément contre lui-même, contre ce qu'il aurait pu être et devenir autrefois, de cette qualité dernière qui fait à jamais sa gloire.

J'ai voulu glisser cette réserve parce que j'admire toujours à quel point les natures étroites et négatives sont empressées de dire à tout génie supérieur : « Tu n'as fait que ceci dans ta vie jusqu'à présent; la fortune t'a empêché de t'essayer dans une plus large et plus ouverte carrière, donc tu n'aurais pu faire autre chose. » Ces gens-là ont besoin, de temps en temps, de recevoir quelques démentis comme celui que leur donne, par exemple, un Dumouriez aux défilés de l'Ar

gonne.

En ce qui est de Retz, il y a malheureusement beaucoup de raisons d'induire que chez lui l'aventurier, l'audacieux, le téméraire, comme disait Richelieu, faisaient la

partie la plus essentielle et le fond même de sa nature, et qu'ils eussent de tout temps compromis l'homme d'État dont il n'embrassait l'idée que par l'esprit. Il était de ceux en qui l'humeur domine le caractère; l'amour de son plaisir, le libertinage, l'intrigue pour l'intrigue, le goût des déguisements et des mascarades, un peu trop de Figaro, si je puis dire, gâtaient le sérieux et rompaient dans la pratique la suite des desseins que son beau et impétueux génie était d'ailleurs si capable de concevoir. Maintes fois, il le reconnaît luimême, il manquait de bon sens dans les déterminations, et il est des circonstances où il se reproche de n'en avoir pas eu un grain; il était sujet à des éblouissements, à des coups d'imagination dont savent se préserver les hommes de qui la pensée doit guider et gouverner les empires. Ses contemporains nous le disent, et lui-même ne nous le cache pas. Quand un La Rochefoucauld nous peint Retz et que Retz s'accorde avec lui pour se reconnaître dans les traits principaux de cette peinture, nous n'avons plus qu'à nous taire, pauvres observateurs du lointain, et à nous incliner.

Le second livre des Mémoires de Retz est celui qui nous le montre le plus à son avantage, dans l'élévation de sa pensée politique et dans tous les agréments de ses peintures. Il n'est pas de plus beau et de plus véridique tableau (je dis véridique, car cela se sent comme la vie même) que celui du début de la Régence et de cet établissement presque insensible, et par voie d'insinuation, auquel on assista alors, de la puissance du cardinal Mazarin. Cette douceur et cette facilité des quatre premières années de la Régence, suivies tout d'un coup et sans cause apparente d'un mécontentement subit et d'un souffle de tempête, sont décrites et traduites dans ces pages de manière à défier et à déjouer tous les historiens futurs. Je ne comprends pas

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que M. Bazin, en lisant cela, n'ait pas à l'instant reconnu et salué Retz comme un maître, sauf ensuite à le contredire en bien des cas, s'il y avait lieu; mais l'historien qui rencontre, dès les premiers pas, dans le sujet qu'il traite, un tel observateur et peintre pour devancier, et qui n'en tire sujet que de s'efforcer à tout amoindrir et à tout éteindre après lui, me paraît faire preuve d'un esprit de taquinerie et de chicane qui l'exclut à l'instant de la large voie dans la carrière. Notez que Retz en peignant explique, et que la raison politique et profonde des choses se glisse dans le trait de son pinceau. Après ces quatre premières années de la Régence, durant lesquelles le mouvement d'impulsion donné par le cardinal de Richelieu continua de pousser le vaisseau de l'État sans qu'il fût besoin d'imprimer de secousse nouvelle, après ces quatre années de calme parfait, de sourire et d'indulgence, on entre, sans s'en apercevoir d'abord, dans de nouvelles eaux, et un nouveau souffle peu à peu se fait sentir c'est le souffle des réformes, des révolutions. D'où vient-il? à quelle occasion? quels furent les minces sujets qui amenèrent des secousses si violentes? C'est ce que Retz excelle à nous rendre, et ces pages de ses Mémoires, qu'on pourrait intituler: Comment les révolutions commencent, tiennent à la fois, par leur hauteur et par leur fermeté, de Bossuet et de Montesquieu.

« 11 y a plus de douze cents ans que la France a des rois, dit Retz; mais ces rois n'ont pas toujours été absolus au point qu'ils le sont. » Et dans un résumé rapide et brillant, il cherche à montrer que si la monarchie française n'a jamais été réglée et limitée par des lois écrites, par des chartes, comme les royautés d'Angleterre et d'Aragon, il avait toutefois existé dans les temps anciens un sage milieu « que nos pères avoient trouvé entre la licence des rois et le libertinage des

peuples. » Ce sage et juste milieu qui, en France, a toujours été plutôt à l'état de vœu, de regret ou d'espérance, qu'à l'état de pratique réelle, avait pourtant quelque ombre d'effet et de coutume dans le pouvoir attribué au Parlement, et Retz montre tous les rois sages, saint Louis, Charles V, Louis XII, Henri IV, empressés à se modérer eux-mêmes et à s'environner d'une limite de justice. Au contraire, tout ce que nous appellerions dans notre langue d'aujourd'hui tendance à la centralisation, tous les efforts de Louis XI, de Richelieu, qui allaient se consommer sous Louis XIV, tout ce qui devait rendre la monarchie maîtresse unique, lui semble une voie au despotisme; et on ne peut nier que ce ne fût du pur despotisme en effet, avant que cette unité dans l'administration se fût rejointe et combinée, après 89 et après 1814, avec le régime constitutionnel et de liberté. Quand l'œuvre n'était qu'à moitié chemin et faite seulement d'un côté, comme du temps de Retz, au lendemain de la mort de Richelieu, cet envahissement sans contrôle du pouvoir royal et ministériel était bien du despotisme s'il en fut, et il n'y a rien d'étonnant si, dans l'intervalle de répit qui s'écoula entre Richelieu et Louis XIV, la pensée vint de s'y opposer et d'élever une digue par une sorte de Constitution. Ce fut là la première pensée sérieuse d'où sortit la Fronde, pensée qui ne se produisit dans le Parlement qu'à l'occasion de griefs particuliers, et qui, lorsque les troubles éclatèrent, fut bien vite emportée dans le tourbillon des intrigues et des ambitions personnelles, mais que Retz exprime nettement au début, que le Parlement ne consacra pas moins formellement dans sa Déclaration du 24 octobre 1648 (une vraie Charte en germe), et qu'il y aurait de la légèreté à méconnaître.

Un homme de beaucoup d'esprit, et, ce qui vaut

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