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avait été des conseils et des résolutions importantes prises par les plus grands personnages politiques dans tout le temps de cette vie active à l'étranger; il se représentait ce que pourrait être un tableau ainsi tracé de sa main :

<< Vous jugerez bien, ajoutait-il, que les Mémoires d'un homme tel que moi auraient plus de consistance que les romans qu'on m'a faussement attribués. J'ai été à tant de batailles, de siéges et de combats, dont j'ai rapporté onze blessures, que j'en pourrais faire des relations et des critiques judicieuses pour l'instruction des gens de guerre. J'ai eu part à tant de négociations et d'affaires très-secrètes de tous les États ennemis de la France, que des gens de cabinet trouveraient au moins de quoi s'amuser agréablement par des choses très-variées et assez extraordinaires, que personne ne sait que moi, ou peu de gens qui ont intérêt qu'on les mette en oubli. De plus, je suis muni de si fidèles relations de tous les combats, siéges et batailles, depuis cinquante-deux ans, donnés ou faits dans toute l'Europe, que tout cela me rendrait intéressant, si je voulais. Tant de rois et de princes m'ont honoré de leur estime, amitié, et même confiance, que je pourrais relever ma petitesse sur les échasses de leur grandeur. Mais à quoi bon des Mémoires du comte de Bonneval? Ma paresse s'oppose à un pareil travail, outre que tant de gens écrivent ce qui se passe dans le monde, qu'on le saura bien sans moi. >>

Les affaires secrètes auxquelles il avait été initié depuis son entrée dans l'empire musulman, et qui « ne se pouvaient révéler sans crime et sans péril, » auraient seules demandé un gros volume. C'est ce travail plus ou moins complet de récapitulation de sa vie qu'il eût peut-être entrepris s'il avait assez vécu pour rentrer dans la chrétienté, et si ses amis l'avaient contraint de le dicter. Mais, vivant jusqu'à la fin en Turquie, et sablant le Tokai sur le Bosphore, il persista dans son système d'indifférence et dans le découragement dont il s'était fait une philosophie : « Qu'a-t-on à faire, répondait-il aux curieux, du récit de mes sottises? » Il est à regretter qu'il ait ainsi négligé là seule manière de rendre profitable à la postérité, à l'histoire, cette carrière

si éparse et si brisée, et d'en faire absoudre les inconstances et les fautes mêmes par l'instruction ou l'agrément qui en jaillirait. Aujourd'hui, quand on veut savoir de lui ce qui est authentique, on doit se borner à lire le Mémoire sur le comte de Bonneval, rédigé par le prince de Ligne, et dont le savant bibliographe Barbier a donné une nouvelle édition en 1817. Ce petit volume ne laisse pas de contenir bien des faits et de fournir matière aux réflexions.

Claude-Alexandre de Bonneval, né le 14 juillet 1675, cadet de grande maison, et d'une des plus anciennes familles du Limousin, eut une éducation rapide, pas trop négligée, une instruction précoce, et, au sortir des Jésuites, il entra à onze ans dans la marine, où l'invitait son parent, l'illustre Tourville. La guerre ayant recommencé en 1688, le ministre Seignelay, qui faisait sa visite à Rochefort, passant en revue les gardes de la marine, voulut réformer le jeune Bonneval, comme n'ayant que treize ans. Celui-ci, qui était déjà ce qu'il sera toute sa vie, répondit hardiment «< qu'on ne cassait pas un homme de son nom. » A quoi Seignelay, charmé de la réplique et de l'air, répondit : « N'importe, monsieur le roi casse le garde de la marine, mais le fait enseigne de vaisseau. » Dans cette première partie de sa carrière, on nous dit que le chevalier de Bonneval assista aux principales affaires maritimes, et qu'il s'y distingua. Mais une querelle d'honneur le força à tourner court et à quitter le service de mer. Le comte de Beaumont, lieutenant de vaisseau, voulut un jour traiter Bonneval un peu lestement et en ne voyant que son grade ou son âge; celui-ci l'appela et le blessa. Il en résulta pour Bonneval des difficultés qui le décidèrent à entrer dans l'armée de terre. Il fut d'abord dans les Gardes-Françaises en 1698, et, quand commença la guerre de la Succession (1701), il obtint d'acheter un

régiment d'infanterie, à la tête duquel il servit au delà

des Alpes.

Une réflexion déjà se présente. Ce qu'on vient de voir faire à Bonneval dans cette première partie de sa vie se renouvellera exactement dans toutes les époques suivantes. Toujours il débutera vivement, brillamment, mêlant l'esprit à l'audace, la repartie à la bravoure; il se montrera capable, des plus prompts à l'occasion, plein de promesses qu'il ne tient qu'à lui, ce semble, de réaliser puis tout à coup, à un certain moment, une affaire d'honneur, de vrai ou de faux point d'honneur, l'arrêtera court, le fera sortir de la route tracée et le lancera dans une sphère d'action différente : il a en lui comme une force excentrique secrète qui le déjoue.

Tour à tour employé en Italie sous Catinat, sous Villeroi, sous Vendôme, il plaisait singulièrement à ce dernier dont il avait plus d'une qualité et plus d'un défaut. Bonneval appartenait à cette génération hardie et libertine, à qui le régime régulier de Louis XIV commençait à peser. Il tenait du duc d'Orléans, futur régent, du marquis de La Fare, de Chaulieu et des habitués du Temple, du Grand-Prieur de Vendôme chez qui, plus tard, Voltaire jeune le rencontrera au passage: il lui suffisait, en tout état de cause, de rester digne de ce qu'il appelait la société des honnêtes gens, mais ce mot commençait à devenir bien vague; et Saint-Simon, plus sévère et qui pressait de plus près les choses, disait de lui: « C'était un cadet de fort bonne maison, avec beaucoup de talents pour la guerre, et beaucoup d'esprit fort orné de lecture, bien disant, éloquent, avec du tour et de la grâce, fort gueux, fort dépensier, extrêmement débauché (je supprime encore quelques autres qualifications) et fort pillard. » Ce qui s'entrevoit très-bien dans le peu qu'on sait du rôle du chevalier

de Bonneval dans ces guerres d'Italie, c'est qu'il n'était pas seulement né soldat, mais général : il avait des inspirations sur le terrain, des plans de campagne sous la tente, de ces manières de voir qui tirent un homme du pair, et le prince Eugène dans les rangs opposés l'avait remarqué avec estime.

C'est alors qu'une affaire de comptabilité vint à la traverse des espérances et de l'essor militaire de Bonneval et coupa encore une fois sa carrière. Il importe assez peu aujourd'hui de savoir le détail et le fond de l'affaire. Il y avait eu de la part de Bonneval une levée de deniers tout au moins irrégulière; il fallut s'en expliquer avec le secrétaire d'État de la guerre Chamillart. Bonneval exposa l'affaire à sa manière et ne put se tenir de dire en terminant:

« Je ne croyais pas qu'une dépense, faite avec le consentement et l'approbation de Monseigneur le duc de Vendôme, fût sujette à la révision des gens de plume, et plutôt que de m'y soumettre, je la payerai moi-même. >>>

Évidemment Bonneval se trompait de date il se croyait encore au temps de ses aïeux, sous la Ligue et sous la Fronde; il oubliait que Louvois était venu, que la qualité et la bravoure ne dispensaient plus d'être exact et d'obéir, et que le régime de l'égalité s'appliquait désormais même à la guerre. Colonel de l'école de Vendôme, il ne sut pas se ranger à temps sous la discipline.

Chamillart, piqué d'honneur à son tour, sentant la probité en bourgeois, mais digne ce jour-là, par l'expression, d'être le secrétaire d'État de Louis XIV, fit à cette lettre une réponse qui est la meilleure preuve que les temps de la noblesse féodale avaient cessé :

« Monsieur, j'ai reçu la lettre que vous avez pris la peine de m'écrire au sujet des comptes du Biélois: si la somme avait été véritablement

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employée, vous n'offririez pas d'en faire le remboursement à vos dépens; et, comme vous n'êtes pas assez grand seigneur pour faire des présents au roi, il me paraît que vous ne voulez éviter de compter avec les gens de plume que parce qu'ils savent trop bien compter. »

Bonneval, hors de lui, pris dans son tort, ou tout au moins provoqué dans son défaut intime, fit cette réponse d'une suprême et magnifique insolence, mais qui portait plus haut que Chamillart et qui atteignait le Prince même et la patrie :

«Monsieur, j'ai reçu la lettre que vous avez pris la peine de m'écrire, où vous me mandez que je crains les gens de plume parce qu'ils savent trop bien compter. Je dois vous apprendre que la grande noblesse du royaume sacrifie volontiers sa vie et ses biens pour le service du roi, mais que nous ne lui devons rien contre notre honneur; ainsi, si dans le terme de trois mois je ne reçois pas une satisfaction raisonnable sur l'affront que vous me faites, j'irai au service de l'Empereur, où tous les ministres sont gens de qualité et savent comment il faut traiter jeurs semblables. »>

« Quelle lettre! s'écrie le prince de Ligne après l'avoir citée. Je conçois qu'on ait eu envie de l'écrire. » C'est pour avoir cédé toujours à ces envies et ne les avoir jamais contrôlées par un devoir, par un principe ou un scrupule, que Bonneval se perdit. Cette fois, il menaçait assez nettement de déserter à l'ennemi : il en eut sans doute regret dans le second moment. Craignant d'être arrêté dans l'armée, il demanda un congé au duc de Vendôme et voyagea en Italie pendant quelques mois (1705-1706); il fut à Venise, où il espérait peutêtre que quelques ouvertures lui seraient faites, par lesquelles il pourrait rentrer décemment au service. Mais rien ne vint fournir prétexte à son très-léger repentir, et la misère, jointe au dépit, lui fit conclure son traité avec le prince Eugène. Il passa à l'ennemi en mars 1706.

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Bonneval colonel, et Langallerie général, firent ce

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