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aux plénipotentiaires d'Espagne qui se trouvaient alors à Cambrai. Selon lui, la question de subordination ici n'est que secondaire le point capital, c'est l'honneur de la reine d'Espagne issue du sang de France; et c'est à cette princesse que toute réparation est due. Quant à de Prié, comme il l'appelle, c'est un homme de peu qui s'est prévalu de l'autorité impériale dont il était momentanément revêtu, comme l'Ane de la Fable, qui se prévaut des reliques dont il est chargé :

« Pour ce qui est des choses personnelles qui se sont passées entre Prié et moi dans celle affaire, s'il reste encore digne de ma colère, quand elle sera terminée, je saurai bien le punir moi-même de ses insolences. »

La tête de Bonneval s'exalte; il sort évidemment du droit sens, et nous le retrouvons ce que nous l'avons précédemment trouvé avec Chamillart, et bien au delà :

«Les personnes de ma naissance ont trois maîtres: Dieu, leur honneur, et leur Souverain... Nous ne devons rien à ce dernier qui puisse choquer les deux premiers. >>

Entre lui et Prié, c'est une guerre à mort; il se figure que l'Europe entière est attentive à ce démêlé et à l'éclat qu'il en a fait :

«Je dois songer à la grande affaire qui est de vaincre, écrivait-il à un ami de Bruxelles pendant sa détention au château d'Anvers (16 septembre 1724); le moyen que j'ai pris et mes mesures m'y conduisant tout droit, il n'importe pas si cela se fait exactement suivant le goût et la règle des Cours, puisqu'un homme de courage hasarde volontiers une petite mortification de la part de son maître pour arriver à un plus grand bien, et qu'il doit suivre sans aucun égard les routes les plus courtes, pourvu que ce soient celles des gens de bien, quand on y devrait chiffonner sa perruque, déchirer ses habits, perdre son chapeau et le talon de ses souliers en sautant les fossés...

« Au reste, si vous lisez a'tentivement mes lettres à Sa Majesté, vous verrez qu'elles présagent les pas que j'ai faits avec toute la franchise. d'un soldat qui ne craint rien, pas même son maître, quand il y va de

son honneur, que je n'ai jamais engagé ni n'engagerai de ma vie à aucun des rois de la terre. Au reste, le pas est fait je le ferais encore, s'il ne l'était pas. Il me conduit bien droit à mon but, je me moque du reste: Audaces Fortuna juvat... »

Le caractère, ce me semble, est assez nettement dessiné; il y a là un défaut originel qui reparaît constamment et qui se réveille presque sous les mêmes formes. Il traite Prié comme il avait fait Chamillart. S'en prenant au protecteur même de l'insulte du protégé, il va adresser de La Haye une lettre au prince Eugène sur le ton d'égal à égal et en lui proposant une sorte de cartel, toujours pour le plus grand honneur et la plus grande gloire de cette reine d'Espagne, fille du Régent. Il cite pour excuse et pour exemple le duc de Lorraine, beau-frère de l'empereur Léopold, qui s'est bien battu un jour avec un simple lieutenant de cavalerie et lui a fait raison d'un outrage l'épée à la main. Enfin nous retrouvons la détente secrète dont j'ai déjà parlé, et qui montre qu'on ne gagne rien sur son caractère en vieillissant.

Décidément Bonneval est trop le contraire de ce d'Antin que nous avons étudié la dernière fois lui, il tenait trop peu à ceux qu'il appelait ses maîtres.

Les suites de cet esclandre furent des plus bizarres. Bonneval, au sortir de la citadelle d'Anvers, et après s'être un peu amusé à La Haye où il fit tout pour empirer ses affaires, se rendait à Vienne où il était mandé, quand il fut arrêté de nouveau. Traduit devant un Conseil de guerre, sur la plainte du prince Eugène, il subit un an de détention dans un château-fort; après quoi il se rendit à Venise, ville pour lui fatale par sa première désertion. Il ne put s'y tenir tranquille (1729). Ce même point d'honneur, qui l'avait déjà poussé si loin, l'empêcha de revenir à résipiscence et de se prêter à une réparation, à un raccommodement avec le

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prince Eugène. Il noua des intrigues avec l'Espagne; puis, craignant d'être pris et enlevé par ordre de l'Empereur, et à bout de finances, ne sachant exactement où donner de la tête, il se dirigea vers la frontière de Bosnie, sans dessein bien arrêté : « Quand je quittai Venise, disait-il plus tard en conversation et de ce ton original qui était le sien, la soupe avait mangé la vaisselle; et, si la nation juive m'eût offert le commandement de cinquante mille hommes, j'aurais été faire le siége de Jérusalem. » C'est à cette frontière de Bosnie qu'il se trouve arrêté pendant quatorze mois dans une ville où l'Empereur le réclamait, en danger d'être livré, et qu'il n'échappe finalement à l'extradition qu'en prenant le turban et faisant profession de Mahométisme. Il a raconté gaiement cette conversion et en homme d'esprit qui ne craint que le ridicule. Cette histoire de la conversion de Bonneval faisait la joie de Voltaire, qui n'a pas manqué de badiner là-dessus en maint endroit de ses Œuvres. Bonneval, se voyant au pied du mur et prêt à être livré à ses ennemis, avait chargé son domestique de lui amener un Turc instruit pour lui expliquer ce qu'il avait à faire et la sainte formule qui devait le protéger :

<< Lamira (c'était le domestique), m'ayant lu cet écrit, me dit: Monsieur le Comte, ces Turcs ne sont pas si sots qu'on le dit à Vienne, à Rome et à Paris.... Je lui répondis que je sentais un mouvement de Grâce turque intérieur, et que ce mouvement consistait dans la ferme espérance de donner sur les oreilles au prince Eugène, quand je commanderais quelques bataillons turcs. »>

Toutes ces plaisanteries cachaient un peu de honte et bien du désappointement. Bonneval, devenu le pacha Osman, ne donna pas sur les oreilles au prince Eugène; il fit des Mémoires très-nets et très-bien motivés sur les changements de tactique à introduire dans les ar

mées du Sultan; il proposa des projets d'alliance et de guerre mais tout cela échoua dans les intrigues du sérail et devant l'apathie musulmane. Il y eut même un moment (30 novembre 1738) où il se vit exilé en Asie. Il y resta six mois seulement, après lesquels il put revenir à Constantinople. Voltaire, qui, lorsqu'il a raison, l'a avec une gaieté et une grâce qui n'est qu'à lui, a jugé Bonneval à fond, en disant:

« Tout ce qui m'étonne, c'est qu'ayant été exilé dans l'Asie Mineure, il n'alla pas servir le Sophi de Perse, Thamas Kouli Khan; il aurait pu avoir le plaisir d'aller à la Chine, en se brouillant successivement avec tous les ministres : sa tête me paraît avoir eu plus besoin de cervelle que d'un tarban. Il y avait un peu de folie à vouloir se battre avec le prince Eugène, président du Conseil de guerre ; c'est à peu près comme si un de nos officiers appelait en duel le doyen des maréchaux de France. Que ne proposait-il aussi un duel au Grand-Vizir ? »

Voilà le faible de l'homme merveilleusement touché. Voltaire ajoute, en concluant : « On lui passera tout parce qu'il était un homme aimable. »

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Cette dernière qualité, il l'avait certainement : « Le voir et l'aimer est la même chose pour ceux qui en approchent, » écrivait le chevalier de Beaufremont, qui l'avait visité à Constantinople en 1744, et qui l'avait trouvé gai et enjoué comme il était à vingt-cinq ans. Il s'était finalement retranché dans une philosophie épicurienne à laquelle son tempérament le portait assez, et qui était celle de Rabelais et du Temple : « Dans toutes les persécutions qu'on m'a faites, je n'ai perdu ni mon bon appétit, ni ma bonne humeur : heureux sont ceux qui ont leur philosophie dans le sang! >>

Casanova, cet homme d'esprit libertin dont on a d'abondants et curieux Mémoires, alla faire visite à Bonneval à Constantinople, dans le quartier de Péra, avec une lettre d'introduction que lui avait donnée le cardinal Acquaviva : « Dès que je lui eus fait tenir ma

lettre, je fus introduit dans un appartement au rez-dechaussée, meublé à la française, où je vis un gros seigneur âgé, vêtu à la française, qui, dès que je parus, se leva, vint au-devant de moi d'un air riant, en me demandant ce qu'il pouvait faire à Constantinople pour le recommandé d'un cardinal de l'Église romaine. » Après quelques premières politesses et quelques réflexions philosophiques sur le bonheur d'être jeune et de courir le monde avec insouciance, comme la lettre du cardinal annonçait Casanova pour homme de lettres, Bonneval se leva en disant qu'il voulait lui faire voir sa bibliothèque :

« Je le suivis au travers du jardin, et nous entrâmes dans une chambre garnie d'armoires grillées, et derrière le treillis de til de fer on voyait des rideaux: derrière ces rideaux devaient se trouver les livres.

«Tirant une clef de sa poche, il ouvre; et, au lieu d'in-folios, je vois des rangées de bouteilles des meilleurs vins, et nous nous mîmes tous deux à rire de grand cœur: "C'est là, me dit le pacha, ma bibliothèque et mon harem; car, étant vieux, les femmes abrégeraient ma vie, tandis que le bon vin ne peut que me la conserver, ou du moins me la rendre plus agréable. »>

Les détails qui suivent montrent que le spirituel pacha avait cherché à tirer tout le meilleur parti de sa position nouvelle; qu'il avait réuni autour de lui ce qu'on pouvait appeler les honnêtes gens de là-bas, et fait rendre à la Turquie tout ce qu'elle renfermait de ressources de société. C'était, somme toute, peu de chose, et il put dire à Casanova, après les deux premières heures, que c'étaient les plus agréables qu'il eût pas*sées depuis son arrivée dans le pays.

Il y avait des moments pénibles où l'homme de la famille, de la patrie, je n'oserais dire de la religion, se réveillait en lui. Un de ses plaisirs était, lorsqu'il se trouvait seul, de s'habiller complétement à la française,. y compris les souliers et les bas blancs: il n'était Turc

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