Images de page
PDF
ePub

mieux, d'un très-bon et judicieux esprit, M. de SainteAulaire, a fait de cette vue l'idée principale de son Histoire de la Fronde; il s'est attaché à en dégager en quelque sorte l'élément constitutionnel trop tôt masqué et dénaturé au gré des factions. Il semble par moments que M. Bazin n'ait conçu son ouvrage sur la même période de notre histoire que pour contrecarrer pied à pied le point de vue de M. de Sainte-Aulaire. L'opinion que les deux historiens expriment sur Retz est par là même aussi opposée que possible. Tandis que M. Bazin nous mène à ne voir en lui que le plus spirituel, le plus personnel et le plus fanfaron des intrigants, M. de Sainte-Aulaire cherche à la conduite de Retz, et à travers toutes les infractions de détail, une ligne qui ne soit pas celle uniquement d'une ambition frivole et factieuse : << Bien qu'en écrivant son livre, dit M. de Sainte-Aulaire, il n'ait pas échappé aux influences que je viens de signaler (les influences régnantes et les changements introduits dans l'opinion depuis l'établissement de Louis XIV), on y trouve cependant la preuve qu'il avait tout vu, tout compris; qu'il mesurait les dangers auxquels le despotisme allait exposer la monarchie, et qu'il cherchait à les prévenir. Mon admiration pour ce grand maître s'est accrue en recopiant les tableaux tracés de sa main... » Si ce jugement favorable trouve sa justification, c'est surtout à l'origine des Mémoires, et dans la partie qui nous occupe.

La domination de Richelieu avait été si forte et si absolue, la prostration qui en était résultée dans tout le Corps politique avait été telle, qu'il n'avait pas fallu moins de quatre ou cinq ans pour que la réaction commençât à se faire sentir, pour que les organes publics qu'il avait opprimés reprissent leur ressort et cherchassent à se réparer; et encore ils ne le firent, comme il arrive d'ordinaire, qu'à l'occasion de mesures toutes

particulières qui les irritaient personnellement. Mazarin, étranger à la France, habile négociateur au dehors, mais sans idée de notre droit public et de nos maximes, suivait, à pas plus lents, la voie tracée par Richelieu, mais il la suivait sans se douter qu'elle était de tous côtés bordée de précipices. » Il croyait à la légèreté française par-dessus tout, et n'y soupçonnait rien de logique ni de suivi. Il ne prit pas garde que ce repos des premières années de la Régence n'était pas la santé véritable; au lieu de ménager les moyens et d'aviser au lendemain par des remèdes, il continua dans les errements qui aggravaient le désordre et la souffrance à l'intérieur « Le mal s'aigrit, dit Retz; la tête s'éveilla; Paris se sentit, il poussa des soupirs; l'on n'en fit point de cas : il tomba en frénésie. Venons au détail. » N'admirez-vous pas ce début à la Bossuet, ou, si vous aimez mieux, à la Montesquieu?

Et puis il y a, nous le savons, de certains moments où des maladies de même nature éclatent à la fois dans divers pays cela est vrai des maladies physiques et aussi des épidémies morales. Les nouvelles de la Révolution de Naples, celles de la Révolution d'Angleterre, apportaient alors aux esprits comme un vent de sédition. Les humeurs vagues de mécontentement public sont très-promptes, en ces heures de crises, à se prendre d'émulation, à se déterminer par l'exemple du voisin et à affecter la forme du mal qui règne et circule.

Retz entend à merveille et nous fait entendre tout cela. Ne croyez pas qu'il comprenne seulement les séditions et les émeutes, il comprend et devine les révolutions. Il décrit en observateur doué d'une exquise sensibilité de tact leur période d'invasion, si brusque parfois, si imprévue, et de longue main pourtant si préparée. Je ne sais pas de plus belle page historique que celle où il nous peint ce soudain passage du découra

gement et de l'assoupissement des esprits, qui leur fait croire que le mal présent ne finira jamais, à l'extrémité toute contraire par laquelle, loin de considérer les révolutions comme impossibles, on arrive à les trouver chose simple et facile :

« Et cette disposition toute seule, ajoute-t-il, est quelquefois capable de les faire... Qui eût dit, trois mois devant la petite pointe des troubles, qu'il en eût pu naître dans un État où la maison royale étoit parfaitement unie, où la Cour étoit esclave du ministre, où les provinces et la capitale lui étoient soumises, où les armées étoient victorieuses, où les Compagnies paroissoient de tout point impuissantes, qui l'eût dit eût passé pour insensé, je ne dis pas dans l'esprit du vulgaire, mais je dis entre les d'Estrées et les Séneterre. »

C'est-à-dire parmi les plus habiles et ceux qui avaient le plus le vent de la Cour (1). Ce qui suit nous fait assister à tous les degrés de ce réveil si imprévu, bientôt changé en effroi, en consternation et en fureur. On, dirait d'un médecin curieux qui décrit avec amour la maladie, cette maladie qu'il a toujours le plus désiré voir de près; évidemment il aime mieux la voir que la guérir:

«Il paroît un peu de sentiment, dit-il en parlant du Corps abattu de l'État, une lueur ou plutôt une étincelle de vie ; et ce signe de vie, dans les commencements presque imperceptible, ne se donne point par Monsieur, il ne se donne point par M. le Prince, il ne se donne point par les Grands du royaume, il ne se donne point par les Provinces ; il se donne par le Parlement, qui, jusqu'à notre siècle, n'avoit jamais commencé de révolution, et qui certainement auroit condamné par des Arrêts sanglants celle qu'il faisoit lui-même, si tout autre que lui l'eût commencée. Il gronda sur l'Édit du Tarif (1647); et, aussitôt qu'il eut seulement murmuré, tout le monde s'éveilla. L'on chercha, en s'éveillant, comme à tâtons, les lois : on ne les trouva plus, l'on s'effara, l'on cria; on se les demanda; et, dans cette agitation, les ques

(1) Madame de Motteville nous apprend, dans ses Mémoires, que M. de Séneterre lui dit, le dernier jour de l'année 1647, « qu'il craignoit qu'à l'avenir l'État ne fût troublé par beaucoup de malheurs. >> Mais, à cette date, la querelle était déjà engagée avec le Parlement : M. de Séneterre n'aurait pas dit cela au premier jour de l'an 1647.

tions que leurs explications firent naître, d'obscures qu'elles étoient et vénérables par leur obscurité, devinrent problématiques; et de là, à l'égard de la moitié du monde, odieuses. Le peuple entra dans le sanctuaire il leva le voile qui doit toujours couvrir tout ce que l'on peut dire, tout ce que l'on peut croire du droit des peuples et de celui des rois, qui ne s'accordent jamais si bien ensemble que dans le silence. La salle du Palais profana ces mystères. Venons aux faits particuliers qui vous feront voir à l'œil ce détail. »

Ce sont là des exordes qui comptent dans l'histoire. L'homme qui sous Louis XIV, vers 1672, âgé de cinquante-huit ans, écrivait ces choses dans la solitude, dans l'intimité, en les adressant par manière de passetemps à une femme de ses amies, avait certes dans l'esprit et dans l'imagination la sérieuse idée de l'essence des sociétés et la grandeur de la conception politique; il l'avait trop souvent altérée et ternie dans la pratique; mais plume en main, comme il arrive aux écrivains de génie, il la ressaisissait avec éclat, netteté et plénitude.

Avec tout personnage historique, il faut s'attaquer d'abord aux grands côtés; je ne sais si j'aurai le temps de marquer chez Retz toutes les faiblesses, toutes les infirmités, toutes les hontes même, et de les flétrir; mais je me reprocherais de n'avoir pas dès l'abord désigné en lui les signes manifestes de supériorité et de force, qui enlèvent l'admiration quand on l'approche, et quoi qu'on en ait. Nous ne sommes pas au bout.

Retz, qui, pour nous aujourd'hui, parce que nous savons sa vie et ses confessions, paraît un ecclésiastique des plus scandaleux, ne semblait pas tel de son vivant à ceux de son Corps et à son troupeau. Il nous a expliqué, avec une franchise que rien n'égale, les moyens qu'il prit pour se procurer de la considération dans le Clergé et de la faveur parmi ses ouailles, non-seulement à titre d'homme de parti, mais en qualité d'archevêque, et cela sans se rien retrancher de ses vices secrets et de ses faiblesses. Si étonnante que la chose puisse sem

bler, il faut bien reconnaître que cette considération lui demeura tant qu'il vécut, et malgré tout ce qu'il fit pour l'entamer. Savant docteur ou assez habile pour le paraître, administrateur soigneux, toujours prêt à défendre les droits et les prérogatives de son Ordre, excellent et éloquent prédicateur, prodigue en aumônes à toutes fins, il avait une réputation double, et ses aventures de toute sorte dans la politique et l'intrigue ne purent jamais, grâce à l'incomplète publicité d'alors, ébranler son bon renom dans l'île Notre-Dame ni dans tout le quartier Saint-Jacques. Le parti janséniste, alors florissant, lui fut très-propice : « J'estimois beaucoup les dévots, dit-il, et, à leur égard, c'est un des plus grands points de la piété. » Il n'y mettait pas d'hypocrisie proprement dite, car c'est un vice qui avilit; mais il profitait du désordre des temps, des dispenses d'une situation extraordinaire, tout en s'appuyant des préventions qui muraient les esprits. Il est même à croire, comme il nous l'a très-bien expliqué, que, dans un temps paisible, sa réputation d'archevêque aurait eu beaucoup plus à souffrir, car il aurait eu peine à dissimuler longtemps ses vices et ses désordres, au lieu qu'ils se perdaient dans la confusion inévitable d'une guerre civile.

Ce qui peut faire augurer que Retz, en effet, n'était guère propre à devenir autre chose que ce qu'il a été, c'est l'enthousiasme avec lequel il se laisse emporter, dès les premiers jours des troubles, à son rôle de meneur populaire. Il était persuadé « qu'il faut de plus grandes qualités pour former un bon chef de parti que pour faire un bon empereur de l'univers. » Ce titre de chef de parti était ce qu'il avait toujours honoré le plus dans les Vies de Plutarque, et quand il vit que les affaires s'embrouillaient, au point de lui en laisser venir naturellement le rôle, il en ressentit un chatouille

« PrécédentContinuer »