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les adorateurs inconnus au monde et aux Prophètes mêmes. » Mais, à côté et au travers de ces duretés et de ces aspérités du chemin, que de paroles perçantes! que de cris qui nous touchent! que de vérités sensibles à tous ceux qui ont souffert, qui ont désiré, perdu, puis retrouvé la voie, et qui n'ont jamais voulu désespérer! << Il est bon, s'écrie-t-il, d'être lassé et fatigué par l'inutile recherche du vrai bien, afin de tendre les bras au Libérateur. » On n'a jamais mieux fait sentir que lui ce que c'est que la foi; la foi parfaite, c'est « Dieu sensible au cœur, non à la raison. Qu'il y a loin, dit-il, de la

connaissance de Dieu à l'aimer! »

Ce côté affectueux de Pascal, se faisant jour à travers tout ce que sa doctrine et son procédé ont d'âpre et de sévère, a d'autant plus de charme et d'empire. La manière émue dont ce grand esprit souffrant et en prière nous parle de ce qu'il y a de plus particulier dans la religion, de Jésus-Christ en personne, est faite pour gagner tous les cœurs, pour leur inspirer je ne sais quoi de profond et leur imprimer à jamais un respect attendri. On peut rester incrédule après avoir lu Pascal, mais il n'est plus permis de railler ni de blasphémer; et, en ce sens, il reste vrai qu'il a vaincu par un côté l'esprit du dix-huitième siècle et de Voltaire.

Dans un morceau jusqu'alors inédit, et dont la publication est due à M. Faugère, Pascal médite sur l'agonie de Jésus-Christ, sur les tourments que cette âme parfaitement héroïque, et si ferme quand elle veut l'être, s'est infligés à elle-même au nom et à l'intention de tous les hommes et ici, dans quelques versets de méditation tour à tour et d'oraison, Pascal pénètre dans le mystère de cette douleur avec une passion, une tendressé, une piété, auxquelles nulle âme humaine ne peut demeurer insensible. Il suppose tout d'un coup

un dialogue où le divin Agonisant prend la parole et s'adresse à son disciple, en lui disant :

« Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais trouvé. Tu ne me chercherais pas, si tu ne me possédais; ne t'inquiète done

pas.

« Je pensais à toi dans mon agonie ; j'ai versé telles gouttes de sang pour toi.

« Veux-tu qu'il me coûte toujours du sang de mon humanité, sans que tu donnes des larmes?... »

Il faut lire en entier et à sa place ce morceau. JeanJacques Rousseau n'aurait pu l'entendre, j'ose le croire, sans éclater en sanglots, et peut-être tomber à genoux. C'est par de telles pages, brûlantes, passionnées, et où respire dans l'amour divin la charité humaine, que Pascal a prise sur nous aujourd'hui plus qu'aucun apologiste de son temps. Il y a dans ce trouble, dans cette passion, dans cette ardeur, de quoi faire plus que racheter ses duretés et ses outrances de doctrine. Pascal est à la fois plus violent que Bossuet et plus sympathique pour nous; il est plus notre contemporain par le sentiment. Le même jour où l'on a lu Childe-Harold ou Hamlet, René ou Werther, on lira Pascal, et il leur tiendra tête en nous, ou plutôt il nous fera comprendre et sentir un idéal moral et une beauté de cœur qui leur manque à tous, et qui, une fois entrevue, est un désespoir aussi. C'est déjà un honneur pour l'homme que d'avoir de tels désespoirs placés en de si hauts objets.

Quelques curieux et quelques érudits continueront d'étudier à fond tout Pascal; mais le résultat qui paraît aujourd'hui bon et utile pour les esprits simplement sérieux et pour les cœurs droits, le conseil que je viens leur donner d'après une lecture faite dans cette dernière édition des Pensées, c'est de ne pas prétendre trop pénétrer dans le Pascal particulier et janséniste, de se contenter de le deviner par ce côté et de l'en

tendre en quelques articles essentiels, mais de se tenir avec lui au spectacle de la lutte morale, de l'orage et de cette passion qu'il ressent pour le bien et pour un digne bonheur. En le prenant de la sorte, on résistera suffisamment à sa logique quelque peu étroite, opiniâtre et absolue; on s'ouvrira cependant à cette flamme, à cet essor, à tout ce qu'il y a de tendre et de généreux en lui; on s'associera sans peine à cet idéal de perfection morale qu'il personnifie si ardemment en Jésus-Christ, et l'on sentira qu'on s'est élevé et purifié dans les heures qu'on aura passées en tête-à-tête avec cet athlète, ce martyr et ce héros du monde moral invisible: Pascal pour nous est tout cela.

Le monde marche; il se développe de plus en plus dans les voies qui semblent le plus opposées à cellesde Pascal, dans le sens des intérêts positifs, de la nature physique travaillée et soumise, et du triomphe humain par l'industrie. Il est bon qu'il y ait quelque part contre-poids; que, dans quelques cabinets solitaires, sans prétendre protester contre le mouvement du siècle, des esprits fermes, généreux et non aigris, se disent ce qui lui manque et par où il se pourrait compléter et couronner. De tels réservoirs de hautes pensées sont nécessaires pour que l'habitude ne s'en perde point absolument, et que la pratique n'use pas tout l'homme. La société humaine, et pour prendre un exemple plus net, la société française m'apparaît quelquefois comme un voyageur infatigable, qui fait son chemin et poursuit sa voie sous plus d'un costume, et en changeant de nom et d'habit bien souvent. Depuis 89, nous sommes debout et nous marchons: où allons-nous? qui le dira? mais nous marchons sans cesse. Cette Révolution, au moment où on la croyait arrêtée sous une forme, elle se relevait et se poursuivait sous une autre : tantôt sous l'uniforme militaire, tantôt sous l'habit noir de député;

hier en prolétaire, avant-hier en bourgeois. Aujourd'hui, elle est industrielle avant tout; et c'est l'ingénieur qui a le pas et qui triomphe. Ne nous en plaignons point, mais rappelons-nous l'autre partie de nousmêmes, et qui a fait si longtemps l'honneur le plus cher de l'humanité. Allons voir à Londres, allons visiter et admirer le Palais de Cristal et ses merveilles, allons l'enrichir et l'enorgueillir de nos produits : oui, mais en chemin, mais au retour, que quelques-uns se redisent avec Pascal ces paroles qui devraient être gravées au frontispice:

« Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits; car il connaît tout cela, et soi; et les corps, rien. Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité; cela est d'un ordre infiniment plus élevé.

« De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée; cela est impossible et d'un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n'en saurait tirer un mouvement de vraie charité ; cela est impossible, et d'un autre ordre, surnaturel. »

Car c'est ainsi que s'exprime Pascal dans ces Pensées courtes et brèves, écrites pour lui seul, un peu saccadées, et sorties, comme par jet, de la source même.

Le présent éditeur, M. Havet, m'a traité avec tant d'indulgence en une page de son Introduction, que j'ai quelque embarras, en finissant, à venir le louer à mon tour; il me paraît, toutefois, s'être proposé et avoir atteint le but principal que j'indique, et son édition savante est un service rendu à tous. Le caractère philosophique et indépendant qu'il a tenu à y laisser n'en saurait altérer le prix, et il y ajoute plutôt à mes yeux. Le livre de Pascal, dans l'état où il nous est venu, et dans la hardiesse ou le décousu des restitutions récentes, ne saurait être pour personne un livre d'apologétique exact et complet ce ne peut être qu'une lecture ennoblissante, et qui reporte l'âme dans la sphère

morale et religieuse d'où trop d'intérêts vulgaires la font déchoir aisément. M. Havet a constamment visé à maintenir cette impression élevée, et à la débarrasser des questions de secte où la doctrine particulière de Pascal pouvait engager. Sa conclusion résume bien l'esprit même de tout son travail : « En général, dit M. Havet, nous autres, hommes d'aujourd'hui, nous sommes, dans notre façon d'entendre la vie, plus raisonnables que Pascal; mais, si nous voulons pouvoir nous en vanter, il faut être en même temps, comme lui, purs, désintéressés, charitables. >>

FIN DU TOME CINQUIÈME.

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