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idiome étranger, dit-il, proposant toujours des tours de force à un habile traducteur, le tâte pour ainsi dire en tous les sens : bientôt il sait tout ce que peut ou ne peut pas sa langue; il épuise ses ressources, mais il augmente ses forces. » Ainsi ne demandez pas à Rivarol le vrai Dante; il sent le génie de son auteur, mais il ne le rendra pas, il ne le calquera pas religieusement. En eût-il l'idée, le siècle ne le supporterait pas un moment. Voltaire avait mis Rivarol au défi de réussir; il lui avait dit en plaisantant qu'il ne traduirait jamais Dante en style soutenu, « ou qu'il changerait trois fois de peau avant de se tirer des pattes de ce diable-là. » Rivarol n'a garde de vouloir changer de peau, il est trop content de la sienne. Il vise, en traduisant, à ce style soutenu déclaré impossible; et, dans cet effort, il ne songe qu'à s'exercer, à prendre ses avantages, à rapporter quelques dépouilles, quelques trophées en ce qui est du génie de l'expression. Telle est son idée, qui nous paraît aujourd'hui incomplète, mais qui n'était pas vulgaire.

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L'Académie de Berlin avait proposé, en 1783, pour sujet de prix la réponse à ces questions: - Qu'est-ce qui a rendu la Langue française universelle? Pourquoi mérite-t-elle cette prérogative? —Est-il à présumer qu'elle la conserve? Le Discours de Rivarol, qui obtint le prix, a de l'éclat, de l'élévation, nombre d'aperçus justes et fins exprimés en images heureuses. C'est un esprit fait et déjà mûr qui développe ses réflexions, et, par endroits, c'est presque un grand écrivain qui les exprime. Insistant sur la qualité essentielle de la langue française, qui est la clarté, tellement que, quand cette langue traduit un auteur, elle l'explique véritablement, il ajoutait : « Si on ne lui trouve pas les diminutifs et les mignardises de la langue italienne, son allure est plus mâle. Dégagée de tous les protocoles

que la bassesse inventa pour la vanité, et la faiblesse pour le pouvoir, elle en est plus faite pour la conversation, lien des hommes et charme de tous les âges; et, puisqu'il faut le dire, elle est de toutes les langues la seule qui ait une probité attachée à son génie. Sûre, sociale, raisonnable, ce n'est plus la langue française, c'est la langue humaine. » Ce remarquable Discours, qui dépassait de bien loin par le style et par la pensée la plupart des ouvrages académiques, valut à Rivarol l'estime de Frédéric le Grand et obtint un vrai succès en France et en Europe.

On peut penser qu'il eut de l'influence sur la direction de Rivarol. Esprit à la fois philosophique et littéraire, il se voua dès lors à l'analyse des langues et de la sienne en particulier. « Il est bon, avait-il dit, de ne pas donner trop de vêtements à sa pensée; il faut, pour ainsi dire, voyager dans les langues, et, après avoir savouré le goût des plus célèbres, se renfermer dans la sienne. » Rivarol ne s'y renferma que pour l'approfondir, et, dès ce temps, il conçut le projet d'un Dictionnaire de la Langue française, qu'il caressa toujours en secret à travers toutes les distractions du monde et de la politique, auquel il revint avec plus de suite dans l'exil, et dont le Discours préliminaire est resté son titre le plus recommandable aux yeux des lecteurs attentifs.

Cependant il vivait trop de la vie brillante, dissipée, mondaine, de la vie de plaisirs, et, à peine âgé de vingt-huit ans (1), il se disait lassé et vieilli :

«Quant à la vie que je mène, écrivait-il à un ami (janvier 1785), c'est un drame si ennuyeux, que je prétends toujours que c'est Mercier qui l'a fait. Autrefois je réparais dans une heure huit jours de

(1) Je le suppose né en 1757. Autrement il aurait eu trente et un ans à cette date.

folie, et aujourd'hui il me faut huit grands jours de sagesse pour réparer une folie d'une heure. Ah! que vous avez été bien inspiré de vous faire homme des champs! >>

Les salons distrayaient Rivarol et le détournèrent trop de la gloire sérieuse. Il y primait par son talent naturel d'improvisation, dont tous ceux qui l'ont en. tendu n'ont parlé qu'avec admiration et comme éblouissement. C'était un virtuose de la parole. Une fois sa verve excitée, le feu d'artifice sur ses lèvres ne cessait pas. Il ne lançait pas seulement l'épigramme, il répandait les idées et les aperçus; il faisait diverger sur une multitude d'objets à la fois les faisceaux étincelants de son éloquence. Lui-même, dans des pages excellentes, en définissant l'esprit et le goût, il n'a pu s'empêcher de définir son propre goût, son propre esprit; on ne prend jamais, après tout, son idéal bien loin de soi :

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L'esprit, dit-il, est en général cette faculté qui voit vite, brille et frappe. Je dis vite, car la vivacité est son essence; un trait et un éclair sont ses emblèmes. Observez que je parle de la rapidité de l'idée, et non de celle du temps que peut avoir coûté sa poursuite... Le génie lui-même doit ses plus beaux traits, tantôt à une profonde méditation, et tantôt à des inspirations soudaines. Mais, dans le monde, l'esprit est toujours improvisateur; il ne demande ni délai ni rendezvous pour dire un mot heureux. Il bat plus vite que le simple bon sens; il est, en un mót, sentiment prompt et brillant. »

Il ne se dissimulait pas que ce talent brillant qu'il portait avec lui, qu'il déployait avec complaisance dans les cercles, et dont jouissait le monde, lui attirait aussi bien des envies et des inimitiés : « L'homme qui porte son talent avec lui, pensait-il, afflige sans cesse les amours-propres on aimerait encore mieux le lire, quand même son style serait inférieur à sa conversation. » Mais Rivarol, en causant, obéissait à un instinct méridional irrésistible. Il n'y trouvait aucune peine, aucune fatigue de pensée, et sa paresse s'accommodait

de ce genre de succès, qui n'était pour lui qu'un exercice de sybarite délicat et qu'une jouissance.

Sa vanité s'en accommodait aussi, car, en causant, il se trouvait tout naturellement le premier; personne, lui présent, ne songeait à lui disputer cette prééminence. Ses amis (car il en eut) assurent qu'en s'emparant ainsi du sceptre, il n'en était nullement orgueilleux au fond: « Ne se considérant que comme une combinaison heureuse de la nature, convaincu qu'il devait bien plus à son organisation qu'à l'étude ou au travail, il ne s'estimait que comme un métal plus rare et plus fin. » C'était sa manière de modestie. Semblable en cela aux artistes, il se sentait pourvu d'un prodigieux instrument, et il en jouait devant tous. Il vocalisait. Pourtant, ce qui se pardonne aisément chez un chanteur, un pianiste ou violoniste, chez un talent spécial, se pardonne moins dans l'ordre de l'esprit. Cette parole aux mains d'un seul semble bientôt une usurpation, et Rivarol, tranchant, abondant dans son sens, imposant silence aux autres, n'a rien fait pour échapper au reproche de fatuité qui se mêle inévitablement jusque dans l'éloge de ses qualités les plus belles. Il s'étalait d'abord et partout dans toute la splendeur et l'insolence de son esprit. Le sens moral et sympathique ne l'avertissait pas.

Sur tout le reste son goût était fin, vif, pénétrant, et, bien qu'il ne résistât point assez à une teinte de recherche et d'apprêt, on peut classer Rivarol au premier rang des juges littéraires éminents de la fin du dernier siècle. Il avait des parties bien autrement élevées et rares que La Harpe, Marmontel, et les autres contemporains; il avait de la portée et de la distinction, jointe à la plus exquise délicatesse. Dans ses jugements il pensait surtout aux délicats, et l'on a pu dire qu'il avait en littérature « plus de volupté que d'ambition. »

Son goût pourtant était trop sensible et trop amoureux pour ne pas laisser éclater hautement ce qu'il éprouvait.

«Le jugement, a-t-il dit, se contente d'approuver et de condamner, mais le goût jouit et souffre. Il est au jugement ce que l'honneur est à la probité : ses lois sont délicates, mystérieuses et sacrées. L'honneur est tendre et se blesse de peu tel est le goût; et, tandis que le jugement se mesure avec son objet, ou le pèse dans la balance, il ne faut au goût qu'un coup d'œil pour décider son suffrage ou sa répugnance, je dirais presque son amour ou sa haine, son enthousiasme ou son indignation, tant il est sensible, exquis et prompt! Aussi les gens de goût sont-ils les hauts justiciers de la littérature. L'esprit de critique est un esprit d'ordre ; il connaît des délits contre le goût et les porte au tribunal du ridicule; car le rire est souvent l'expression de sa colère, et ceux qui le blâment ne songent pas assez que l'homme de goût a reçu vingt blessures avant d'en faire une. On dit qu'un homme a l'esprit de critique, lorsqu'il a reçu du Ciel non-seulement la faculté de distinguer les beautés et les défauts des productions qu'il juge, mais une âme qui se passionne pour les unes et s'irrite des autres, une âme que le beau ravit, que le sublime transporte, et qui, furieuse contre la médiocrité, la flétrit de ses dédains et l'accable de son ennui. >>

Cette définition si bien sentie, il a passé sa vie à la pratiquer, et presque toutes les inimitiés qu'il a soulevées viennent de là. Quand Rivarol débuta dans la littérature, les grands écrivains qui avaient illustré le siècle étaient déjà morts ou allaient disparaître : c'était le tour des médiocres et des petits. Comme au soir d'une chaude journée d'été, une foule d'insectes bourdonnaient dans l'air et harcelaient de leur bruit les honnêtes indifférents. Tout le siècle ayant tourné à la littérature, on se louait, on se critiquait à outrance, mais le plus souvent on se louait. A Paris, on n'en était pas dupe: << En vain les trompettes de la Renommée ont proclamé telle prose ou tels vers; il y a toujours dans cette capitale, disait Rivarol, trente ou quarante têtes incorruptibles qui se taisent; ce silence des gens de goût sert de conscience aux mauvais écrivains et les

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