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tourmente le reste de leur vie. » Mais, en province, on était dupe : « Il serait temps enfin, conseillait-il, que plus d'un journal changeât de maxime il faudrait mettre dans la louange la sobriété que la nature observe dans la production des grands talents, et cesser de tendre des piéges à l'innocence des provinces. » C'est cette pensée de haute police qui fit que Rivarol, un matin, s'avisa de publier son Petit Almanach de nos Grands Hommes pour l'année 1788, où tous les auteurs éphémères et imperceptibles sont rangés par ordre alphabétique, avec accompagnement d'un éloge ironique. Il avait porté la guerre dans un guêpier, et il eut fort à faire ensuite pour se dérober à des milliers de morsures.

Ce Petit Almanach des Grands Hommes, qui avait pour épigraphe Dis ignotis, Aux Dieux inconnus, est une de ces plaisanteries qui n'ont de piquant que l'à-propos. On peut remarquer qu'il commence par le nom d'un homme qui a depuis acquis une certaine célébrité dans la médecine, Alibert, et qui n'était connu alors que par une fable insérée dans un Recueil des Muses provinciales. Andrieux, Ginguené, qui n'avaient débuté jusqu'alors que dans la littérature légère, y sont mentionnés, ainsi que Marie-Joseph Chénier, qui se vengea aussitôt par une satire virulente (1).

Quand Rivarol eut quitté la France, en 1794, il disait avec plus de gaieté que d'invraisemblance : « Si la Révolution s'était faite sous Louis XIV, Cotin eût fait

(1) Rivarol avait connu André Chénier et l'estimait hautement ; par .un jeu cruel de plume, et comme par mégarde, il désignait quelquefois Marie-Joseph par ces mots : « Le frère d'Abel Chénier. » (Voir le Spectateur du Nord, 1797, tome I, page 433.) Abel rappelait Caïn. Je n'ai pas besoin de dire que ce trait sanglant était injuste. En général, M.-J. Chénier, malgré ses torts, eut toujours un fonds de noblesse d'âme et de générosité.

guillotiner Boileau, et Pradon n'eût pas manqué Racine. En émigrant, j'ai échappé à quelques Jacobins de mon Almanach des Grands Hommes. »

Rivarol, dès 1782, s'était attaqué à l'abbé Delille, alors dans tout son succès. Dans un écrit anonyme, mais qu'on savait de lui, il avait critiqué le poëme des Jardins, nouvellement imprimé :

Il vient enfin de franchir le pas, disait Rivarol de ce poëme; il quitte un petit monde indulgent, dont il faisait les délices depuis tant d'années, pour paraître aux regards sévères du grand monde, qui va lui demander compte de ses succès enfant gâté, qui passe des mains des femmes à celles des hommes, et pour qui on prépare une éducation plus rigoureuse, il sera traité comme tous les petits prodiges.

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Suit une critique qui semblait amère et excessive alors, et qui n'est que trop justifiée aujourd'hui. En général, il y a dans Rivarol le commencement et la matière de bien des hommes que nous avons vus depuis se développer et grandir sous d'autres noms. Il y a le commencement et le pressentiment d'un grand écrivain. novateur tel que Chateaubriand a paru depuis, d'un grand critique et poëte tel qu'André Chénier s'est révélé : par exemple, il critique Delille tout à fait comme André Chénier devait le sentir. Nous verrons tout à l'heure qu'il y eut aussi en lui le commencement d'un de Maistre. Mais toutes ces intentions premières furent interceptées et arrêtées avant le temps par le malheur des circonstances, et surtout par l'esprit du siècle dans lequel Rivarol vécut trop et plongea trop profondément pour pouvoir ensuite, même à force d'esprit, s'en affranchir.

Rivarol n'a été qu'un homme de transition; mais, à ce titre, il a une grande valeur, et nous osons dire qu'il 'a pas encore été mis à sa place. Ses bons mots, ses saillies, ses épigrammes sont connues et citées en cent

endroits il y a lieu d'insister sur ses tentatives plus hautes.

M. Necker avait publié en 1787 son livre sur l'Importance des Idées religieuses. Rivarol lui adressa deux Lettres pleines de hardiesse et de pensée, dans lesquelles il le harcèle sur son déisme. Dans ces Lettres où il cite souvent Pascal et où il prouve qu'il l'a bien pénétré, Rivarol se place à un point de vue d'épicuréisme élevé qu'il aura à modifier bientôt, quand la Révolution, en éclatant, lui aura démontré l'importance politique des religions.

Dès les premiers jours où la Révolution se prononça, Rivarol n'hésita point, et il embrassa le parti de la Cour, ou du moins celui de la conservation sociale. Dès avant le 14 juillet, il avait dénoncé la guerre dans le Journal dit politique-national, publié par l'abbé Sabatier. Ces articles de Rivarol ont été depuis réunis en volume, et quelquefois sous le titre de Mémoires; mais ce recueil s'est fait sans aucun soin. On a supprimé les dates, les divisions des articles; on a même supprimé des transitions; on a supprimé enfin les épigraphes que chaque morceau portait en tête, et qui, empruntées d'Horace, de Virgile, de Lucain, attestaient jusque dans la polémique un esprit éminemment orné: Rivarol, même en donnant des coups d'épée, tenait à ce que la poignée laissât voir quelques diamants.

Dans ce Journal, dont le premier numéro est du 12 juillet 1789, Rivarol se montre, et avant Burke, l'un des plus vigoureux écrivains politiques qu'ait produits la Révolution. Il raconte ce qui s'est passé aux ÉtatsGénéraux avant la réunion des Ordres, et il suit ce récit à mesure que les événements se développent. « Il n'y a rien dans le monde qui n'ait son moment décisif, a dit le cardinal de Retz, et le chef-d'œuvre de la bonne conduite est de connaître et de prendre ce mo

ment. » Rivarol fait voir que, s'il exista jamais, ce moment fut manqué dès l'abord dans la Révolution française. Parlant de la Déclaration du roi dans la séance royale du 23 juin, il se demande pourquoi cette déclaration qui, un peu modifiée, pouvait devenir la grande Charte du peuple français, eut un si mauvais succès; et la première raison qu'il en trouve, c'est qu'elle vint trop tard « Les opérations des hommes ont leur saison, dit-il, comme celles de la nature; six mois plus tôt, cette Déclaration aurait été reçue et proclamée comme le plus grand bienfait qu'aucun roi eût jamais accordé à ses peuples; elle eût fait perdre jusqu'à l'idée, jusqu'au désir d'avoir des États-Généraux. >> Il fait voir d'une manière très-sensible comment les questions changèrent bien vite de caractère dans cette mobilité, une fois soulevée, des esprits : « Ceux qui élèvent des questions publiques devraient considérer combien elles se dénaturent en chemin. On ne nous demande d'abord qu'un léger sacrifice; bientôt on en commande de très-grands; enfin on en exige d'impossibles. >> L'idée secrète, la passion qui donne à toutes les questions d'alors la fermentation et l'embrasement, il la devine, il la dénonce: « Qui le croirait? ce ne sont ni les impôts, ni les lettres de cachet, ni tous les autres abus de l'autorité, ce ne sont point les vexations des intendants et les longueurs ruineuses de la Justice, qui ont le plus irrité la nation, c'est le préjugé de la noblesse pour lequel elle a manifesté le plus de haine : ce qui prouve évidemment que ce sont les bourgeois, les gens de lettres, les gens de finances, et enfin tous ceux qui jalousaient la noblesse, qui ont soulevé contre elle le petit peuple dans les villes, et les paysans dans les campagnes. » Il montre les gens d'esprit, les gens riches trouvant la noblesse insupportable, et si insupportable que la plupart finissaient par l'acheter: << Mais

alors commençait pour eux un nouveau genre de supplice, ils étaient des anoblis, des gens nobles, mais ils n'étaient pas gentilshommes... Les rois de France guérissent leurs sujets de la roture à peu près comme des écrouelles, à condition qu'il en restera des traces. » Cette cause morale, la vanité, qui fut si puissante alors dans la haine irréconciliable et l'insurrection de la bourgeoisie excitée par les demi-philosophes, est démêlée et exposée par Rivarol avec une vraie supériorité.

L'image chez lui s'ajoute à l'idée pour la mieux faire entrer; il ne dit volontiers les choses qu'en les peignant; ainsi, pour rendre cette fureur de nivellement universel : « On a renversé, dit-il, les fontaines publiques sous prétexte qu'elles accaparaient les eaux, et les eaux se sont perdues. »

Voici quelques pensées que ne désavouerait ni un Machiavel ni un Montesquieu :

« La populace croit aller mieux à la liberté quand elle attente à celle des autres. »

<< S'il est vrai que les conjurations soient quelquefois tracées par des gens d'esprit, elles sont toujours exécutées par des bêtes féroces. >>

« Si un troupeau appelle des tigres contre ses chiens, qui pourra le défendre contre ses nouveaux défenseurs ? >>

a Règle générale : les nations que les rois assemblent et consultent commencent par des vœux et finissent par des volontés. »> «Malheur à ceux qui remuent le fond d'une nation! >>

S'adressant aux législateurs si empressés d'afficher en tête de leur Constitution les Droits de l'homme :

a Législateurs, s'écrie-t-il, fondateurs d'un nouvel ordre de choses, vous voulez faire marcher devant vous cette métaphysique que les anciens législateurs ont toujours eu la sagesse de cacher dans les fondements de leurs édifices. Ah! ne soyez pas plus savants que la nature. Si vous voulez qu'un grand peuple jouisse de l'ombrage et se nourrisse des fruits de l'arbre que vous plantez, ne laissez pas ses racines à découvert...

« Pourquoi révéler au monde des vérités purement spéculatives?

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