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Ceux qui n'en abuseront pas sont ceux qui les connaissent comme vous, et ceux qui n'ont pas su les firer de leur propre sein ne les comprendront jamais, et en abuseront toujours. »>

Rivarol d'ailleurs n'est point un écrivain absolutiste, comme nous dirions, et il faut bien se garder de le classer comme tel. Il a soin d'excepter, dans son blâme sévère, les philosophes tels que Montesquieu, « qui écrivaient avec élévation pour corriger les Gouvernements et non pour les renverser. » Il reconnaît énergiquement les fautes du côté même où il se range : « La populace de Paris, dit-il, et celle même de toutes les villes du royaume, ont encore bien des crimes à faire avant d'égaler les sottises de la Cour. Tout le règne actuel peut se réduire à quinze ans de faiblesse et à un jour de force mal employée. »

Dans tout le cours de ce Journal, Rivarol se dessine avec énergie, éclat, indépendance, et comme un de ces écrivains (et ils sont en petit nombre) « que l'événement n'a point corrompus. » Dès les premiers numéros du Journal et dans l'intervalle du 14 juillet au retour de M. Necker, on avait accusé le rédacteur d'être vendu au ministère :

« Si cela est, s'écriait Rivarol, nous sommes vendu et non payé, ce qui doit être quand l'acheteur n'existe pas; et, en effet, il n'y a point de ministère en ce moment... Les Cours, à la vérité, ajoute-t-il en se redressant, se recommandent quelquefois aux gens de lettres comme les impies invoquent les saints dans le péril, mais tout aussi inutilement la sottise mérite toujours ses malheurs. »>

Si nous trouvions à redire à ce langage, ce serait plutat à l'ironie du ton et à cet accent de dédain envers ceux mêmes qu'on défend, accent qui est tropnaturel à Rivarol, que nous retrouverons plus tard à Chateaubriand, et qui fait trop beau jeu vraiment à l'amourpropre de celui qui parle. Le vrai conseiller politique sait se préserver de ce léger entêtement tout littéraire.

Nous ne pouvons indiquer tout ce qui paraît de saillant et de bien pensé dans ce Journal de Rivarol quand on le relit en place et en situation. Voici quelques vues sur Paris et sur sa destination naturelle comme ville européenne, qui sentent assurément l'homme d'une civilisation très-avancée, très-amollie, et l'épicurien politique plus que le citoyen-soldat; nous les livrons toutefois, fût-ce même à la contradiction de nos lecteurs, parce que les réflexions qu'elles présentent n'ont pas encore trop vieilli :

<< Paris est-il donc une ville de guerre? se demande Rivarol; n'estce pas, au contraire, une ville de luxe et de plaisir? Rendez-vous de la France et de l'Europe, Paris n'est la patrie de personne, et on ne peut que rire d'un homme qui se dit citoyen de Paris. Cette capitale n'est qu'un vaste spectacle qui doit être ouvert en tout temps : ce n'est point la liberté qu'il lui faut, cet aliment des républiques est trop indigeste pour de frêles Sybarites; c'est la sûreté qu'elle exige, et, si une armée la menace, elle doit être désertée en deux jours. Il n'y a qu'un Gouvernement doux et respecté qui puisse donner à Paris] le repos nécessaire à son opulence et à sa prospérité.

« La Capitale a donc agi contre ses intérêts en prenant des formes républicaines; elle a été aussi ingrate qu'impolitique en écrasant cette autorité royale, à qui elle doit et ses embellissements et son accroissement prodigieux; et, puisqu'il faut le dire, c'était plutôt à la France entière à se plaindre de ce que les rois ont fait dans tous les temps pour la capitale, et de ce qu'ils n'ont fait que pour elle. Ah! si les provinces ouvrent jamais les yeux, si elles découvrent un jour combien leurs intérêts sont, je ne dis pas différents, mais opposés aux intérêts de Paris, comme cette ville sera abandonnée à elle-même !... Était-ce donc à toi à commencer une insurrection, Ville insensée ? ton PalaisRoyal t'a poussée vers un précipice d'où ton Hôtel-de-Ville ne te tirera pas. »

Le Palais-Royal a été puni par où il avait péché; il a été mis finalement en pénitence, et il est devenu moral.

Ajoutons, comme correctif, que le pronostic de Rivarol sur Paris ne s'est pas tout à fait vérifié : « L'herbe croîtra dans tes, sales rues, » s'écriait-il dans son anathème. Paris a eu bien des rechutes depuis juillet 89.

et il n'a pas cessé de gagner et de s'embellir : il est vrai que ce n'a été que malgré ces rechutes et le lendemain, qu'on l'a vu refleurir, avec le ferme propos de les racheter chaque fois et d'en effacer l'image. Sa vitalité n'a repris le dessus que sous des Gouvernements respectés.

Sorti de France en 1791, Rivarol séjourna d'abord à Bruxelles, puis en Angleterre, et ensuite à Hambourg. C'est dans cette dernière ville qu'il parvint à établir une sorte de centre de société et d'atelier littéraire; tout ce qui y passait de distingué se groupait autour de lui. On peut dire qu'il y trônait. Marié, mais séparé de sa femme, qui n'était pas exempte de quelque extravagance, il avait emmené avec lui une petite personne appelée Manette, qui joue un certain rôle dans sa vie intime : c'est cette personne à qui il conseillait, comme elle ne savait pas lire, de ne jamais l'apprendre; la pièce de vers très-connue qu'il lui adressa se terminait ainsi :

Ayez toujours pour moi du goût comme un bon fruit,

Et de l'esprit comme une rose.

Je parle de Manette parce que c'est une manière discrète d'indiquer comment Rivarol n'avait point dans ses mœurs toute la gravité qui convient à ceux qui défendent si hautement les principes primordiaux de la société et le lien religieux des empires. Il avait sa Lisette en un mot, sans compter les distractions mondaines, voilà tout ce que je veux dire. Esprit tout littéraire, la nécessité l'avait fait triompher de sa paresse, et il se remit pendant son séjour à Hambourg à la composition de son Dictionnaire de la Langue française, dont le Discours préliminaire parut en 1797. Une partie notable de ce Discours, qui avait trait à la philosophie moderne, n'avait pu d'abord s'imprimer en France,

grâce à la défense du ministre de l'intérieur, François de Neufchâteau. Ce n'est que plus tard que l'ouvrage y fut imprimé dans son entier; il forme le premier volume des Œuvres complètes de Rivarol (1808), mais avec quelques fautes qui en gâtent le sens. Ceux qui tiennent à l'étudier (et il le mérite) feront bien de recourir à l'édition première.

Jamais Prospectus ni Préface de dictionnaire n'a renfermé tant de choses en apparence étrangères et disparates. Rivarol y fait entrer toute la métaphysique et la politique. Il considère la parole comme « la physique expérimentale de l'esprit, » et il en prend occasion d'analyser l'esprit, l'entendement, et tout l'être humain dans ses éléments constitutifs et dans ses idées principales; il le compare avec les animaux et marque les différences essentielles de nature: puis il se livre, en finissant, à des considérations éloquentes sur Dieu, sur les passions, sur la religion, sur la supériorité sociale des croyances religieuses comparativement à la philosophie. C'est dans cette dernière partie · qu'on trouve des tableaux de la Révolution et de la Terreur au point de vue moral, qui rappellent parfois l'idée, la plume, et j'ose dire, la verve d'un Joseph de Maistre.

Il n'est ni de mon objet ni de ma compétence d'entrer avec Rivarol dans l'analyse à la Condillac qu'il tente de l'esprit humain. Je me bornerai à dire à ceux (comme j'en connais) qui seraient disposés à dédaigner son effort, que, dans cet écrit, Rivarol n'est pas un littérateur qui s'amuse à faire de l'idéologie et de la métaphysique; c'est mieux que cela, c'est un homme qui pense, qui réfléchit, et qui, maître de bien des points de son sujet, exprime ensuite ses résultats, non pas au hasard, mais en écrivain habile et souvent consommé. Ceux qui connaissent la philosophie de M. de La Romiguière, et qui prendront la peine de lire Rivarol, trouveront que

c'est là que ce professeur distingué et élégant a dû emprunter son expédient de la transaction entre la sensation et l'idée, entre Condillac et M. Royer-Collard, et de ce terme mitoyen qui a longtemps eu cours dans nos écoles sous le titre de sentiment. C'en est assez sur ce sujet. L'honneur de Rivarol, selon moi, est, dans quelque ordre d'idées qu'il pénètre, d'y rester toujours ce qu'il est essentiellement, un écrivain précis, brillant, animé, prompt aux métaphores. Jamais il ne consent à admettre le divorce entre l'imagination et le jugement. Il nous prouve très-bien, par l'exemple des langues, que la métaphore et l'image sont si naturelles à l'esprit humain, que l'esprit même le plus sec et le plus frugal ne peut parler longtemps sans y recourir; et, si l'on croit pouvoir s'en garder en écrivant, c'est qu'on revient alors à des images qui, étant vieilles et usées, ne frappent plus ni l'auteur ni les lecteurs. Que si Locke et Condillac « manquaient également tous deux du secret de l'expression, de cet heureux pouvoir des mots qui sillonne si profondément l'attention des hommes en ébranlant leur imagination, leur saura-t-on gré de cette impuissance? » Et il conclut en disant : « Les belles images ne blessent que l'envie. »

Il n'a manqué à plus d'une de ces pages de Rivarol, pour frapper davantage, que de naître quelques années plus tôt, en présence de juges moins dispersés et sous le soleil même de la patrie. Le sentiment qui anime les derniers chapitres, et qui fait que cet homme au cœur trop desséché par l'air des salons se relève et surnage, par l'intelligence, du milieu de la catastrophe universelle, me rappelle quelque chose du mouvement d'un naufragé qui s'attache au mât du navire, et qui tend les bras vers le rivage. Le ciel à ses yeux se déchire, et Dieu enfin lui apparaît :

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