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cipes essentiels qu'il se plaisait depuis à confondre, dans son érudition un peu particulière, avec l'héritage des vieilles libertés municipales léguées par les Romains.

S'il est vrai que Raynouard, comme on l'a dit, ait laissé des Mémoires, on doit inviter ceux qui en sont possesseurs à les publier pour éclairer cette première moitié de sa vie, dont quelques points seulement sont connus. Nommé en 1791 député suppléant à l'Assemblée législative, Raynouard fut alors ramené à Paris par ses devoirs publics, et il avait l'œil en même temps à ce qui pouvait aider son arrière-pensée secrète de faire son chemin dans les Lettres. Mais le moment était peu opportun. Raynouard, jeune, honnête et généreux, mérita d'être enveloppé à son heure dans la tempête universelle. Il était retourné dans sa province après la chute des Girondins. Il en fut ramené comme captif sur une charrette et jeté dans la prison de l'Abbaye. C'est là, ou tout au sortir de là, que, profitant des loisirs forcés que lui avait faits lá Terreur, il composa son Caton d'Utique, sa première tragédie, qu'on dit tirée à très-peu d'exemplaires.

J'en ai un sous les yeux qui porte la date de l'an deuxième (1794), et, pour épigraphe, le mot de Sénèque : Inter ruinas publicas erectum. Le sujet de Caton est tout indiqué pour un sujet d'opposition. Il y a longtemps que, sous Domitien, un avocat nommé Maternus faisait à Rome des lectures très-applaudies de sa tragédie de Caton, dont bien des traits choquaient les puissances. Raynouard, en prenant Caton pour thème, n'y cherchait également qu'une occasion de protester contre les tyrans du jour, et d'appliquer, mais pour lui seul, quelques leçons de stoïcisme. Sa pièce, en trois actes, sans amour, sans rôle de femme, n'est qu'une déclamation assez ferme, sentencieuse. On y distingue dans

la première scène du premier acte un morceau assez beau et sensé dans la bouche de Brutus, qui montre les Romains déchus de la liberté par leurs mœurs et méritant désormais la servitude. Hors de là, la pièce est dans ce genre roide, rude, tendu et emphatique, qui rappelle parfois le ton et le tic, mais non le génie de Corneille.

Le moment pour Raynouard de faire son entrée en littérature n'était pas venu; il retourna courageusement dans son pays reprendre l'exercice de sa profession d'avocat, et réparer les brèches que cette interruption avait faites à sa petite fortune. Il ne la voulait que strictement nécessaire pour l'indépendance: mille écus de rentes, rien de plus. « Je suis un philosophe, disait-il (et quand je cite ses paroles, figurez-vous-les toujours relevées et comme redoublées par l'accent); un philosophe n'a besoin que de la besace et du manteau; mais encore faut-il que la besace soit pleine et que le manteau soit propre. »

Dès qu'il eut acquis ce nécessaire, il revint à Paris sous le Consulat, et, cette fois, bien résolu à ne plus lâcher pied. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que ce long et inégal partage entre les affaires et les Lettres n'avait nullement refroidi son ardeur pour celles-ci. A quarante ans passés, Raynouard allait y débuter avec le feu d'un jeune homme, et, de plus, avec la solidité d'un vétéran. L'Institut, qui était en retard sur les événements publics, avait proposé pour sujet du prix de. poésie (1803) ce mot de Montesquieu : « La vertu est la base des Républiques. » Raynouard se présenta et remporta le prix avec un petit poëme (Socrate dans le Temple d'Aglaure) qui transformait et mettait en action cette espèce d'aphorisme. Il n'y a de poétique que l'idée d'avoir mis en scène ce sujet abstrait et d'en avoir attribué le développement à un personnage historique.

Rien n'était plus prosaïque d'ailleurs et plus banal que l'exécution. Socrate y débite des maximes de Pibrac. Bernardin de Saint-Pierre prêtait étrangement du sien à l'auteur, lorsque, le recevant quelques années après à l'Académie, il disait de ce Socrate dans le Temple d'Aglaure: « C'est un tableau ordonné comme ceux du Poussin! » On n'a jamais plus abusé des mots.

Mais le grand et incomparable succès de Raynouard fut au Théâtre-Français, quand on donna, le 14 mai 1805, sa tragédie des Templiers. En relisant aujourd'hui cette pièce, on se demande à quoi a tenu un tel succès, et on sent le besoin de se l'expliquer. Le goût du théâtre était très-vif à cette époque; on était las des Grecs et des Romains, et, depuis plusieurs années, aucune nouveauté n'avait réussi. « Il y avait, disait Geoffroy, un sort jeté depuis cinq ans sur les tragédies et les poëtes tragiques: M. Raynouard vient de détruire le maléfice. » Il l'avait détruit à l'aide de quelques qualités très-mêlées de défauts, mais venant à point et frappant à propos. Raynouard n'était pas si loin de l'à-propos qu'on le croirait quand on l'a vu un peu agreste et rustique de forme, venant tard, de loin, marchant un peu lourdement et avec des souliers un peu gros. Il a, trois fois dans sa vie, en trois circonstances mémorables, saisi le moment et l'occasion.

La première fois, dans les Templiers. Il n'inventa rien, mais il rompit cette ennuyeuse lignée des tragédies antiques et mythologiques, et il eut l'air, comme de Belloy, d'ouvrir une veine et de créer un genre, le genre historique national. Cela n'aboutit pas, mais le début fut brillant, et l'on crut voir se lever un étendard.

Une seconde fois, ce fut en politique. Raynouard saisit l'occasion, ou du moins ne la manqua pas. En décembre 1843, nommé membre de la Commission du

Corps législatif pour prononcer sur l'état des négociations entamées auprès des puissances, il osa, avec MM. Lainé, Gallois, Flaugergues et Maine de Biran, faire entendre hautement, en face de l'Empereur, une parole de liberté et de plainte. Cette parole d'un seul jour, venue la première après un si long et si rigoureux silence, a suffi pour porter son nom comme citoyen et pour l'inscrire dans l'histoire (1).

Enfin, en 1816, par la publication de son premier volume sur les Troubadours, il prit date et position avant tout autre, avant Fauriel, avant Guillaume de Schlegel, qui auraient pu le devancer; il planta son drapeau à temps pour que tout l'honneur lui revînt et suivît le labeur. Mais, cette dernière fois, ce ne fut pas un acte passager, ce fut une prise de possession et une conquête. Il avait trouvé sa province et il y régna.

Je reviens aux Templiers. On en peut lire deux critiques très-judicieuses, l'une dans les feuilletons de Geoffroy, l'autre dans les conversations de Napoléon (Mémoires de M. de Bausset) (2) :

« Cette pièce, en général, m'a paru très-froide, disait Napoléon, parce que rien ne vient du cœur et n'y va. L'auteur, oubliant que le véritable objet d'une tragédie était d'émouvoir et de toucher, s'est trop 'occupé d'avoir une opinion sur un fait qui sera toujours enveloppé de ténèbres parce qu'il est impossible d'y apporter aucune lumière. Comment serait-il possible, à cinq cents ans de distance, de prononcer que les Templiers étaient innocents ou coupables, lorsque les auteurs *contemporains sont eux-mêmes partagés, ou plutôt sont en contradic

(1) M. Thiers, dans son xvine volume de l'Histoire du Consulat et de l'Empire, a noté un second jour parlementaire mémorable dans la vie politique de M. Raynouard; c'est celui où il présenta, devant la Chambre de 1814, son rapport sur la loi de la Presse. L'historien en a pris l'occasion d'écrire une de ses plus belles pages.

(2) Voir aussi le livre intitulé: Napoléon, ses Opinions et Jugements, par M. Damas-Hinard (1838); c'est un recueil fait avec beau coup de soin, et très-commode, à consulter.

tion formelle les uns avec les autres? Tout ce que l'on peut dire, c'est que ce fut une affaire monstrueuse et inexplicable. L'entière innocence des Templiers et l'entière perversité des Templiers est également incroyable. Serait-il donc si pénible de rester dans le doute lorsqu'il est bien évident que toutes les recherches ne pourraient arranger un résultat satisfaisant? >>

Cette observation préalable sur le sujet, et sur la manière dont Raynouard l'a envisagé, est très-juste et le paraîtra à tous ceux qui reliront la tragédie et les preuves historiques qui y font cortége. Rien n'est moins convaincant que toute cette plaidoirie de l'auteur en faveur des Templiers: il veut tout rejeter sur les accusateurs, sur l'esprit d'un siècle ignorant, et il ne nous peint en rien ni ce siècle même, ni cet Ordre orgueilleux et scandaleux, qui devait en tenir par plus d'une grossièreté et d'un abus; il n'aborde en rien la réalité des accusations, il s'en prend toujours à la manière injuste, illégale et cruelle dont on s'est servi pour arracher aux membres certains aveux. Il plaide en un mot pour les Templiers comme un avocat, qui veut obtenir qu'on casse une sentence, plaiderait devant la cour de Cassation. Napoléon (on n'a pas tous les jours des feuilletonistes de ce calibre-là), entrant dans l'analyse de la pièce, remarque qu'en restant dans les données de l'histoire et de la tradition, l'auteur aurait pu imprimer à sa tragédie une force et une couleur dramatique qui lui manquent entièrement:

«Le caractère de Philippe-le-Bel, pense-t-il, prince violent, impétueux, emporté dans toutes ses passions, absolu dans toutes ses volontés, implacable dans ses ressentiments et jaloux jusqu'à l'excès de son autorité, pouvait être théâtral, et ce caractère eût été conforme à l'histoire. Au lieu de cela, M. Raynouard, auteur d'ailleurs fort estimable et d'un grand talent, nous le représente comme un homme froid, impassible ami de la justice, qui n'a aucune raison d'aimer ou de haïr les Templiers, qui tremble devant un inquisiteur et qui ne semble demander que pour la forme aux Templiers un acte de soumission et de respect. >>>

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