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« Il me faut, comme à l'univers, s'écrie-t-il, un Dieu qui me sauve du chaos et de l'anarchie de mes idées... Son idée délivre notre esprit de ses longs tourments, et notre cœur de sa vaste solitude. »

<< Chose admirable! unique et véritable fortune de l'entendement humain dira-t-il encore avec un accent bien senti et qui ne se peut méconnaître; les objections contre l'existence de Dieu sont épuisées, et ses preuves augmentent tous les jours: elles croissent et marchent sur trois ordres : dans l'intérieur des corps, toutes les substances et leurs affinités; dans les cieux, tous les globes et les lois de l'attraction; au milieu, la nature, animée de toutes ses pompes. »>

Il est un quatrième ordre non moins essentiel, qui consiste à voir et à démontrer Dieu et sa Providence jusque dans les catastrophes et les calamités même des empires. Rivarol omet cet ordre orageux d'objections et de preuves, et reste en chemin. Il n'atteint pas à la philosophie religieuse de l'histoire.

Venant aux passions des hommes, Rivarol les analyse et les définit avec une précision colorée qui lui est propre. Il fait bien sentir à quel point les hommes se conduisent plus d'après leurs passions que par leurs idées, et il en donne un piquant exemple en action et en apologue :

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« On dit à Voltaire dans les Champs Élysées: Vous vouliez donc que les hommes fussent égaux? Oui. Mais savez-vous qu'il a fallu pour cela une Révolution effroyable? N'importe. idées.

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On parle à ses

Ah! dieux! quelle horreur!

Mais savez-vous (ajoute-t-on) que le fils de Fréron est proconsul, et qu'il dévaste des provinces ? On parle à ses passions. >>

Rivarol est plein de ces traits de détail et de ces exemples, de ce que les Anciens appelaient les lumières du discours.

Il aborde, en finissant, la grande et nouvelle passion qui a produit la fièvre nationale et le délire dont la France a été saisie: c'est la passion philosophique, le fanatisme philosophique. On croyait jusqu'alors que le

mot de fanatisme ne s'appliquait qu'aux idées et aux croyances religieuses il était réservé à la fin du dixhuitième siècle de montrer qu'il ne s'appliquait pas moins à la philosophie, et il en est résulté aussitôt des effets monstrueux.

Et ici, dans une diatribe d'une verve, d'une invective incroyable, Rivarol prend à partie les philosophes modernes comme les pères du désordre et de l'anarchie, les uns à leur insu, les autres le sachant et le voulant. Il les montre possédés d'une manie d'analyse qui ne s'arrête et ne recule devant rien, qui porte en toute matière sociale les dissolvants et la décomposition:

« Dans la physique, ils n'ont trouvé que des objections contre l'Auteur de la nature; dans la métaphysique, que doute et subtilités; la morale et la logique ne leur ont fourni que des déclamations contre l'ordre politique, contre les idées religieuses et contre les lois de la propriété ; ils n'ont pas aspiré à moins qu'à la reconstruction du tout, par la révolte contre tout; et, sans songer qu'ils étaient eux-mêmes dans le monde, ils ont renversé les colonnes du monde...

«Que dire d'un architecte qui, chargé d'élever un édifice, briserait les pierres, pour y trouver des sels, de l'air et une base terreuse, et qui nous offrirait ainsi une analyse au lieu d'une maison?...

« La vraie philosophie est d'être astronome en astronomie, chimiste en chimie, et politique dans la politique.

« Ils ont cru cependant, ces philosophes, que définir les hommes, c'était plus que les réunir; que les émanciper, c'était plus que les gouverner, et qu'enfin les soulever, c'était plus que les rendre heureux. Ils ont renversé des États pour les régénérer, et disséqué des hommes vivants pour les mieux connaître... »

En écrivant ces pages éloquentes et enflammées (et il y en a quatre-vingts de suite sur ce ton-là), Rivarol se souvenait évidemment de ces hommes avec qui il avait passé tant d'années et dont il connaissait le fort et le faible, des Chamfort, des Condorcet, des Garat. Il y a des traits personnels qui s'élancent de toutes parts comme des flèches, et qui s'adressent à autre chose

qu'à une idée et à une théorie. Sans qu'il les nomme, on voit bien, à l'éclair de son regard, à la certitude de son geste, qu'il est en face de tels ou tels adversaires. Mais aussi ce qui honore en Rivarol l'intelligence et l'homme, c'est qu'il s'élève du milieu de tout cela comme un cri de la civilisation perdue, l'angoisse d'un puissant et noble esprit qui croit sentir échapper toute la conquête sociale: «Malgré tous les efforts d'un siècle philosophique, dit-il, les empires les plus civilisés seront toujours aussi près de la barbarie que le fer le plus poli l'est de la rouille; les nations comme les métaux n'ont de brillant que les surfaces. >>

Il y a des moments où, porté par le mouvement de son sujet et par l'impulsion de la pensée sociale, il va si haut, qu'on se demande si c'est bien Rivarol qui écrit, le Rivarol né voluptueux avant tout et délicat, et si ce n'est pas plutôt franchement un homme de l'école religieuse :

« Le vice radical de la philosophie, c'est de ne pouvoir parler au cœur. Or, l'esprit est le côté partiel de l'homme; le cœur est tout... Aussi la religion, même la plus mal conçue, est-elle infiniment plus favorable à l'ordre politique, et plus conforme à la nature humaine en général, que la philosophie, parce qu'elle ne dit pas à l'homme d'aimer Dieu de tout son esprit, mais de tout son cœur : elle nous prend par ce côté sensible et vaste qui est à peu près le même dans tous les individus, et non par le côté raisonneur, inégal et borné, qu'on appelle esprit. »

N'est-ce pas là un croyant qui parle? et se peut-il que ce ne soit qu'un philosophe repenti et devenu politique, un incrédule qui s'est guéri de la sottise d'être impie? Et ceci encore:

«Que l'histoire vous rappelle que partout où il y a mélange de religion et de barbarie, c'est toujours la religion qui triomphe; mais que partout où il y a mélange de barbarie et de philosophie, c'est la barbarie qui l'emporte... En un mot, la philosophie divise les hommes

par les opinions, la religion les unit dans les mêmes principes; il y a donc un contrat éternel entre la politique et la religion. Tout État, si j'ose le dire, est un vaisseau mystérieux qui a ŝes ancres dans le Ciel. »

Roederer, dans le temps, essaya de répondre à cette partie de l'ouvrage de Rivarol; mais il ne l'a fait que dans le détail, et sans en atteindre la véritable portée ni en mesurer l'essor.

J'avais à cœur de signaler ces points élevés de la pensée de Rivarol. Ses bons mots, ses saillies sont partout. J'en ai moi-même autrefois donné toute une suite et rassemblé toute une gerbe dans une conversation notée par Chênedollé (1). Mais le côté social du Rivarol de la fin est trop resté dans l'ombre: il m'était trèsbien indiqué en peu de mots dans l'article de M. Malitourne (Biographie universelle).

Rivarol, qui depuis quelques mois était à Berlin, y fut saisi en avril 1804 d'une maladie qui l'emporta en peu de jours. On a dit qu'en mourant, il voulut qu'on remplît de fleurs sa chambre, et qu'il demandait, dans son délire, des figues attiques et du nectar. C'est là une mort à la Mirabeau qu'on lui a composée, et qui est du moins conforme à l'idée qu'on se faisait de son rêve (2).

Rivarol n'était point un homme de génie, mais c'était plus qu'un homme d'esprit : il réalisait tout à fait l'idéal de l'homme de talent, tel qu'il l'a défini : « Le talent, c'est un art mêlé d'enthousiasme. » Il est dommage que ce talent, chez lui, fût un peu gâté par du faste et de l'apprêt. Son style fait parfois l'effet d'une étoffe lustrée qui bruit et reluit. Sa pensée, en maint

(1) Revue des Deux Mondes du 1er juin 1849, page 724; et au tome II de l'ouvrage intitulé: Chateaubriand et son Groupe littéraire. (2) On trouve quelques détails sur la mort de Rivarol et sur ses dernières paroles au tome II, page 357, des Mémoires sur la Révolution et l'Emigration, par M. Dampmartin (1825).

cas, était plus saine que son expression. Vers la fin, il valait mieux que ses mœurs. Si l'on perce le vernis de fatuité dont il était revêtu, on arrive à reconnaître en lui le bon sens; et de cet homme si brillant et si à la mode, on peut dire pour dernier éloge que ceux qui l'auront étudié de près n'en parleront qu'avec estime.

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