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une réception favorable; dans un pays où la noblesse est tout, il était d'une haute importance

que la femme au moins de l'ambassadeur fût à l'unisson des idées du pays. L'impression que produisait l'empereur par la magie de sa gloire, et qui se réflétait sur ses généraux, n'était pourtant pas suffisante, et cela je l'ai vu, pour contenir l'opinion des personnages même les plus élevés. Un préjugé aussi profondément enraciné ne peut recevoir en un jour une nouvelle greffe et porter à l'instant son fruit. La preuve en est positive. Nous avons bouleversé l'Espagne, nous l'avons occupée six années; nous lui avons imposé un roi, un code, des opinions. Qu'a-t-elle pris?... qu'a-t-elle gardé?... Des germes de volonté libérale?... Croit-on donc en France qu'il n'y avait pas en Espagne, et depuis long-temps, des esprits droits à côté des esprits fourchus?... des hommes qui tendaient à redresser les opinions et les pensées féodales et superstitieuses? J'aurai plus tard l'occasion d'en fournir des preuves; j'ajouterai même une singularité qui peut faire l'objet d'une profonde réflexion : c'est que plus tard, lorsque j'y revins avec une armée apportant cette volonté tyrannique que l'empereur avait commandé à ses généraux en chef d'exercer sur l'Espagne pour la dompter, je puis

affirmer que je trouvai une différence totale dans les esprits. J'ai beaucoup vu un chanoine nommé don Andrès Macañaz; cet homme avait du romain, ou plutôt du spartiate dans l'âme. Eh bien! il avait arrêté la publication d'un ouvrage fort remarquable sur la liberté des peuples et sur les droits de quelques villes de la Vieille et de la Nouvelle-Castille, tout-à-fait copié sur la constitution de don Juan de Padilla et capable de renouveler la Germanada. Cet ouvrage, qui même aujourd'hui pourrait passer pour être

l'œuvre d'un homme du mouvement et d'un homme passionné, lui parut hors de son lieu dans un moment où les Espagnols, loin de chercher des défauts à leur souverain et à leur forme de gouvernement, devaient au contraire les dissimuler aux yeux du conquérant, qui prendrait le prétexte de l'expression de leur malheur pour venir à leur aide. Cette pensée, sans doute exagérée peut-être, mais au fond juste et positive, a été celle de beaucoup d'Espagnols instruits, et a fait faire un pas rétrograde immense à la lumière qui devait se répandre dans la péninsule, mais par les soins de ses propres enfants. J'ai la plus haute admiration pour le caractère espagnol. Je l'ai étudié à différentes époques, je l'ai vu ce qu'il est, c'est-à-dire grand,

et capable des plus généreux et des plus remarquables efforts. Lorsque je fus en Espagne en 1804, ainsi qu'en Portugal, voici l'impression que me firent les deux peuples. Cette impression n'est pas le résultat de mes souvenirs consultés aujourd'hui, après avoir traversé toute l'époque des guerres de la péninsule, elle est transcrite d'après mes lettres de ces deux années 1804 et 1805. Ces lettres, ainsi que toutes les pièces originales dont il a été question dans mes Mémoires, seront déposées chez mon éditeur.

Voilà comme j'ai vu l'Espagnol avant que notre invasion ait altéré une partie de son caráctère et lorsqu'il était encore dans son repos et dans son état naturel.

J'ai remarqué en lui de grandes vertus et de grands défauts; mais il est rarement vicieux, et alors ses vices sont plutôt un effet des circonstances que de sa propre nature. Les Espagnols ont une discrétion remarquable, que la passion, la colère ne font pas enfreindre, mais qui pourtant n'a rien de la dissimulation. Ils ont une grande patience; et cette vertu est peut-être ce qui nous a été le plus nuisible dans notre expédition malheureuse contre eux, parce qu'il s'y joignait un amour constant pour leur souverain, et une superstition que les moines mettaient à

profit, et d'autant plus facilement que les Espagnols sont dévots de bonne foi; du moins l'étaient-ils à cette époque. Je sais que depuis il s'est glissé parmi eux un poison dangereux pour une peuple quand il n'est pas éclairé: c'est une instruction ébauchée, apprenant l'incrédulité et l'esprit fort. C'est un des dons heureux que nous leur avons faits. La dévotion des femmes avait un caractère qui me frappa et me toucha en même temps; elle était tout entière à la Vierge. Elles l'adorent en Espagne sous mille noms différents, et chaque jour est une fête nouvelle. En tout, la manière d'être des Espagnols dans leur religion, si je puis m'exprimer ainsi pour un sujet aussi grave, étonne d'abord. Cette grande quantité de saints, qui arrivent toujours en troupe dans leurs prières, avant que les noms de Dieu où de JésusChrist soient prononcés, est assez bizarre pour étonner un Français surtout, dont la religion est simple dans son rite, comparée à celle des Espagnols.

Tout ce qu'on raconte sur l'Espagne relativement à l'horreur que les habitants ont de l'ivresse est parfaitement vrai. Avant l'invasion, j'ai traversé la péninsule dans sa plus grande longueur, et je n'ai vu que deux hommes ivres qui étaient, l'un Français et l'autre Catalan, matelot, et ne

connaissant de son pays que le nom. On voit, dans Strabon, qu'un Espagnol se jeta dans un bûcher de honte d'avoir été appelé ivrogne 1. Je ne sais si aujourd'hui ils seraient aussi susceptibles. Je ne le crois pas. C'est encore une altération qu'ils nous doivent.

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Mais il est une remarque essentielle à faire en parlant de l'Espagne; c'est qu'elle fut conquise et habitée tour à tour par tant de peuples différents, qu'elle a conservé une teinture de ces peuples dans les provinces qu'ils ont le plus long-temps occupées. Ce n'est donc que dans le caractère des habitants du coeur de l'Espagne qu'il faut étudier l'Espagnol. Notre dernière invasion, quelque courte qu'elle ait été, leur a laissé pour adieu des traces ineffaçables. Les vainqueurs imposent toujours avec leurs bras une portion de leur caractère. Cet amour des tournois, ce goût pour les spectacles, comme las parejas, les joûtes de la maestranza, que j'écrirai plus tard, cette galanterie respectueuse pour les femmes, ce goût fastueux pour les titres, et cette habitude de parler en métaphores et en hyperboles, leur viennent des Maures, tandis que les Africains Bérebères leur ont laissé la

2

Quidam ad ebrios vocatus in rogum se injecit.

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