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marine espagnole était encore formidable; elle l'était surtout moralement: le combat de Trafalgar n'avait pas eu lieu.

La société de Madrid avait aussi dans ce temps un aspect et une couleur que l'on n'y retrouve plus. C'est un beau tableau, toujours du même maître, mais retouché par un élève dont la manière différente forme des taches dans l'ouvrage. L'Espagne, avec sa couleur véritablement locale, ses usages singuliers mais adaptés au pays, les coutumes faites pour le caractère de ses habitants, tout, jusqu'à ce costume que les femmes étrangères étaient obligées de prendre sous peine d'être insultées si elles étaient sorties le matin sans l'avoir revêtu, tout en eux me plaisait et m'attirait.

Un autre coup d'œil observateur que je suis aussi très-heureuse d'avoir été à portée de donner dans le temps dont je parle, est celui qui m'a fait connaître la famille royale et l'homme qui gouvernait l'Espagne à cette époque avec un sceptre de roseaux au bout desquels se trouvaient quelquefois des pointes de fer aiguës qui blessaient vivement cette nation généreuse. Le prince de la Paix est une de ces figures bizarrement rélèbres qui ont un renom fameux sans que rien le légitime. Nous avons vu la même

chose en Russie: Orloff fut attaché à la renommée de Catherine par un lien sinistre; toutefois la renommée de cette femme, quelque injuste qu'elle ait été, avait une lumière sanglante qui en faisait un phare au milieu de ses déserts. Orloff était auprès, et quelques jets de cette lueur l'avaient éclairé. Mais l'histoire du prince de la Paix est un des plus curieux résultats de l'effet que peut produire une liaison illégitime. J'ai eu beaucoup de détails sur lui et sa vie en général pendant mes différents séjours en Espagne. Je les donnerai, ainsi que l'opinion que Junot eut de lui après une correspondance assez longue qu'il entretint avec lui et dont il m'est demeuré des lettres de la propre main du prince de la Paix et écrites en castillan.

J'ai déjà dit combien je fus frappée de l'espèce de désolation qui régnait alors autour de Madrid. Depuis que j'avais quitté le lion de pierre qui désigne la séparation de la Nouvelle et de la Vieille-Castille, je n'avais vu qu'un pays aussi nu, aussi aride qu'un désert: ni jardins, ni châteaux, ni culture, ni maisons de plaisance, rien qui annonçât une grande ville. Ce lion de pierre, portant une inscription, est à l'entrée d'un chemin, le plus admirable que j'aie vu. C'était la voie romaine dans les beaux temps de Rome, alors

qu'elle laissait des vestiges de sa grandeur dans des pays reculés, où elle se retrouve encore après plus de deux mille ans. Notre artillerie, celle des Espagnols, le passage continuel de nos troupes, ont fait un tort considérable à ces belles routes; et c'est encore là un de ces souvenirs qui ne peuvent plus être renouvelés maintenant. L'inscription du lion est ainsi conçue :

FERNANDUS VI,

PATER PATRIÆ,

VIAM UTRIQUE CASTILLÆ

SUPERATIS MONTIBUS FECIT.

AN. SALUT. M.DCCXLIX,

REGNI SUI IV.

Ce Ferdinand VI était le fils de Philippe V et de la princesse Farnèse. Il est étrange que la vanité porte à faire un monument aussi fastueux avec une inscription pour signaler quelques lieues de chemin fait au milieu d'un pays dans lequel on ne trouve pas une maison, pas une trace de culture !... et puis de s'appeler avec cela le père de la patrie...

Mais si rien n'annonce la capitale de l'Espagne en approchant d'elle, on est frappé en entrant dans la ville et en la traversant. Ses rues sont

larges, droites; la rue d'Alcala, où logeait l'ambassadeur de France, dans l'hôtel du comte del Campo d'Allange, ambassadeur, à l'époque dont je parle, d'Espagne à la cour de Lis-. bonne, est une des plus belles rues de l'Europe;t c'est notre rue Royale, mais pendant un espace du triple de longueur au moins, et terminée d'un côté par la magnifique promenade du Prado et le beau palais du duc d'Albe 1, et de l'autre par la porte del Sol. La grande Rue, celle de Tolède, dont il est tant parlé dans Gilblas et dans les romans espagnols, la rue d'Atocha, sont plus belles qu'aucune de celles de Londres et de Paris.

Madrid ne fut long-temps qu'un petit bourg inconnu appartenant aux archevêques de Tolède. Ce fut Philippe II qui en fit le premier un lieu de résidence royale! Il fut séduit dans le choix qu'il fit de Madrid par la salubrité de l'air malgré son inconstance, et celle de ses eaux. Elles sont abondantes: dans presque tous les quartiers de la ville on voyait des fontaines qui, par exemple, étaient toutes détestables comme exécution de sculpture et de dessin,

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A l'époque où j'étais à Madrid la première fois, ce palais immense était commencé depuis long-temps, et menaçait de tomber en ruine avant son entière construction.

chose assez extraordinaire à une époque qui était celle de la renaissance, et où l'Espagne acquérait les plus beaux chefs-d'oeuvre de tous les arts. Je me rappelle qu'en voyant surtout la fontaine d'une petite place irrégulière nommée Anton Martin, je ne pus m'empêcher de rire. C'était un assemblage de choses, car en vérité les objets ne peuvent être définis, qui ressemblait à un amas fantastique formé par un lutin. Il en était de même de la fontaine qu'on voyait sur la place appelée, je ne sais trop pourquoi, Puerta del Sol. Je crois que sous le règne du roi Joseph, elles ont disparu toutes deux. Je ne parle pas ici des fontaines du Prado, c'est une chose à part. Du reste, en ma qualité de buveuse d'eau, j'ai parfaitement apprécié la bonté remar quable de celle que donnent ces fontaines. Elle est excellente. Cela vient, je crois, de la grande quantité de détours qu'elle est obligée de par'courir.

Après quelques heures de repos, j'allai à l'ambassade de France, où je fus reçue par l'ambassadrice, madame de Beurnonville, dont j'ai déjà fait le portrait. Je ne puis trop me louer de ses prévénances et de la manière aimable avec laquelle elle m'a accueillie. Elle était fort bien vue à Madrid, où sa naissance lui avait assuré d'avance

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