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près du théâtre et dont l'escalier et le corridor d'entrée n'étaient pas ceux du public. Il fut convenu que je le mènerais à la comédie, et que si la pièce avait du succès, nous sortirions avant la petite pièce, et nous reviendrions souper chez moi tous ensemble. Ce projet dérangeait un peu la vie ordinaire de Rousseau, mais il se prêta à cet arrangement avec toute la grâce imaginable.

Le jour de la représentation, Rousseau se rendit chez moi un peu avant cinq heures et nous partimes avec lui. Quand nous fumes dans la voiture, Rousseau me dit en souriant que j'étais bien parée pour rester dans une loge grillée; je lui répondis sur le même ton que je m'étais parée pour lui. D'ailleurs, cette parure consistait à être coiffée comme une jeune personne; j'avais des fleurs dans mes cheveux; du reste j'étais mise très simplement. J'insiste sur ce petit détail auquel la suite de ce récit donnera de l'importance. Nous arrivâmes à la comédie plus d'une demiheure avant le commencement du spectacle. En entrant dans la loge, mon premier mouvement fut de baisser la grille; Rousseau, sur-le-champ, s'y opposa fortement, en me disant qu'il était sûr que cette grille abattue me déplairait; je lui protestai le contraire, en ajoutant que d'ailleurs c'était une chose convenue. Il répondit qu'il se placerait derrière moi, que je le cacherais parfaitement, et que c'était tout ce qu'il désirait. J'insistai de la meilleure foi du monde, mais Rousseau tenait fortement la grille et m'empêchait de la baisser. Pendant tout ce débat, nous étions debout; notre loge au premier rang, près de l'orchestre, donnait sur le parterre. Je craignis d'attirer les yeux sur nous; je cédai, pour finir cette discussion, et je m'assis. Rousseau se plaça derrière moi. Au bout d'un moment, je m'aperçus que Rousseau avançait la tête entre M. de et moi, de manière à être vu. Je l'en avertis avec simplicité. Un instant après, il fit deux fois le même mouvement, et il fut aperçu et reconnu. J'entendis plusieurs personnes dire, en regardant dans notre loge: « C'est Rous> seau! - Mon Dieu! lui dis-je, on vous a vu!... Il me répondit sèchement Cela est impossible. Cependant on répétait de proche en proche dans le parterre, mais tout bas : « C'est Rousseau, c'est Rousseau!» et tous les regards se fixaient sur notre loge, mais on s'en tint là. Ce petit murmure s'évanouit sans exciter d'applaudissement. L'orchestre fit entendre le premier coup

BIBL. UNIV. LXIII.

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d'archet; on ne songeait plus qu'au spectacle et Rousseau fut oublié. Je venais de lui proposer encore de baisser la grille; il m'avait répondu d'un ton très aigre qu'il n'était plus temps. « Ce » n'est pas ma faute, repris-je.« Non, sans doute, dit-il avec un sourire ironique et forcé. Cette réponse me blessa beaucoup; elle était d'une extrême injustice. J'étais fort troublée, et, malgré mon peu d'expérience, j'entrevoyais assez clairement la vérité. Je me flattai pourtant que ce singulier mouvement d'humeur se dissiperait promptement, et je sentis que tout ce que j'avais de mieux à faire était de n'avoir pas l'air de le remarquer. On leva la toile, le spectacle commença. Je ne fus plus occupée que de la pièce qui réussit complétement. On demanda l'auteur à plusieurs reprises; enfin son succès n'eut rien de douteux.

› Nous sortimes de la loge; Rousseau me donna la main; sa figure était sombre à faire peur. Je lui dis que l'auteur devait être bien content, et que nous allions passer une jolie soirée. Il ne répondit pas un mot. Arrivée à ma voiture, j'y montai; ensuite M. de *** se mit derrière Rousseau pour le laisser passer après moi; mais Rousseau se retournant, lui dit qu'il ne viendrait pas avec nous. M. de *** et moi nous nous récriâmes lä-dessus; Rousseau, sans répliquer, fit la révérence, nous tourna le dos et disparut.

› Le lendemain, M. de Sauvigny chargé par nous d'aller l'interroger sur cette incartade, fut étrangement surpris lorsque Rousseau lui dit, avec des yeux étincelants de colère, qu'il ne me reverrait de sa vie, parce que je ne l'avais mené à la comédie que pour le donner en spectacle, pour le faire voir au public comme on montre les bêtes sauvages à la foire. M. de Sauvigny répondit, d'après ce que je lui avais conté la veille, que j'avais voulu baisser la grille. Rousseau soutint que je l'avais très faiblement offert et que d'ailleurs ma brillante parure et le choix de la loge prouvaient assez que je n'avais jamais eu l'intention de me cacher. On eut beau lui répéter que ma parure n'avait rien de recherché, et qu'une loge prêtée n'est pas une loge de choix. Rien ne put l'adoucir. Ce récit me choqua tellement que, de mon côté, je ne voulus pas faire la moindre démarche pour ramener un homme si injuste à mon égard. D'ailleurs, il m'était prouvé qu'il n'y avait nulle espèce de sincérité dans ses plaintes : le fait est que, dans l'espoir d'exciter une vive sensation, il avait voulu se

montrer, et que son humeur n'était causée que par le dépit de n'avoir pas produit plus d'effet. Je ne l'ai jamais revu depuis.

Il y a cent à parier contre un que Mme de Genlis avait tort et qu'elle s'était mise en montre, elle et sa toilette, à côté de Rousseau qui devait attirer les regards. Ce que les jolies femmes apprécient surtout dans la société des hommes supérieurs, c'est l'éclat qu'ils peuvent jeter sur elles. Ce petit commérage exhumé dans un livre oublié n'en est pas moins curieux on s'étonne de voir la commère française et le reporter anglais attribuer le mème trait de vanité au pauvre Jean-Jacques.

Cependant, le succès de l'Emile dura quelque temps en Angleterre on raconte que la mère du poëte Southey voulut élever son fils à la mode genevoise, mais l'essai ne réussit pas et Southey devait s'en moquer plus tard. Dans une de ses fables (Pairing time anticipated), William Cowper entre en matière par cette épigramme :

Je ne veux pas demander à Jean-Jacques Rousseau si les oiseaux causent ou non, il est clair qu'ils furent toujours capables de faire des discours au moins dans les fables, et l'enfant, qui ne sait rien de plus qu'interpréter à la lettre l'histoire d'un coq ou d'un taureau, ne doit certes pas avoir une cervelle ordinaire. »

C'était une petite malice contre l'Emile on sait que le rigide éducateur proscrivait les fables qui attribuent aux animaux la raison et la parole parce qu'elles peuvent tromper les enfants. « Mais quel enfant, demande Cowper, a jamais été trompé par elles, ou peut jamais l'être contre le témoignage de ses sens? » Le danois Andersen, sans songer à mal, ne se contente pas d'accorder la parole aux animaux, il fait d'eux nos premiers maîtres. Il avait connu en Suisse un petit garçon nommé Rudy, qui commença par garder des chèvres; et si, pour être un bon chevrier, il faut savoir grimper avec ses bêtes, le meilleur chevrier

de la montagne était Rudy: il grimpait même un peu plus haut qu'elles. Il apprenait beaucoup de choses en écoutant causer les vieillards. Cependant il ne dédaignait pas de s'instruire encore par les excellentes relations qu'il entretenait avec les hôtes familiers de la maison, notamment avec un grand chien nommé Ayola, mais surtout avec un matou qui avait été son premier maître. Rudy tenait de lui l'art de grimper.

Monte avec moi sur le toit, avait dit le chat, et cela d'une façon très claire et très intelligente, car, lorsqu'on est enfant et qu'on ne peut encore parler, on comprend très bien le langage des coqs et des canards; les chats et les chiens nous parlent aussi nettement que nos pères et mères; il ne faut pour cela qu'être très petit. La canne du grand-papa peut quelquefois alors hennir et se changer en un cheval complet avec tête, jambes et queue. Chez certains enfants cette compréhension subsiste plus tard que chez d'autres, et on dit d'eux alors qu'ils sont demeurés longtemps enfants. Que ne dit-on pas ? »

Quant au Contrat social, il ne pouvait rien apprendre aux Anglais, qui avaient déjà fait depuis longtemps leur révolution et qui n'ont jamais aimé les théories. La politique est pour eux la science et l'art des transactions, et par conséquent tout le contraire de la logique. C'est chez les Français que les doctrines de Rousseau devaient éclater en insurrection; c'est chez les Allemands qu'elles devaient se formuler en systèmes. Les Anglais, hommes pratiques, même quand ils ont vécu dans les brumes du Rhin, jettent volontiers la pierre à tous les rêveurs.

Jean-Jacques, écrit Thomas Carlyle, n'a-t-il pas promulgué son nouvel évangile: un Contrat social, expliquant tous les mystères du gouvernement, et comment il est contracté et mar. chandé, à la satisfaction générale? Théories du gouvernement! C'est ce qui s'est toujours vu et se verra toujours dans les âges de décadence. Appréciez-les à leur valeur, comme des procédés de la nature, qui ne fait rien en vain; comme des pas dans ces grands

procédés. Mais quelle théorie est aussi certaine que celle-ci : Toutes les théories, quelle que soit la loyale conscience qui les élabore péniblement, sont et doivent être, par les conditions mêmes qui sont en elles, incomplètes, problématiques et même fausses. Sache donc que cet univers est ce qu'il fait profession d'être, un infini. N'essaie pas d'en faire la pâture de ta digestion logique sois reconnaissant si en faisant ici ou là quelque solide colonne dans le chaos, tu l'empêches de faire sa pâture de toi. Une jeune et nouvelle génération a changé son scepticisme contre une foi aveugle en cet évangile selon Jean-Jacques! Voilà un grand pas dans les affaires, et qui présage beaucoup.

III

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Et maintenant passons le Rhin. M. Hermann Hettner a déclaré que l'influence immédiate de Rousseau fut plus puissante encore en Allemagne qu'en France. Dès les premiers ouvrages de Jean-Jacques, Lessing avait dit qu'on ne saurait parler sans respect de ces pensées et de ces considérations élevées. Le critique allemand n'a pas donné un traité complet sur l'éducation, mais il en a souvent parlé dans ses écrits, et ses conclusions ne sont pas sans rapports avec celles de l'Emile il se fie beaucoup plus à l'expérience personnelle qu'à l'enseignement pour développer l'intelligence; il fait pourtant la part moins belle au sentiment. Il aimait Jean-Jacques auquel il ne ressemblait point; il ressemblait bien plutôt à celui qu'il n'aimait pas, à Voltaire.

Kant, qui détestait les visionnaires, s'était pourtant épris du penseur genevois; c'est en vain qu'on voudrait nier le fait, attesté par des témoignages irrécusables. Sur ce point, M. Kuno Fischer confirme et complète l'opinion et les informations de ses prédécesseurs. Dans la querelle sur le pessimisme, Rousseau s'était déclaré contre Voltaire et pour Leibnitz; Pope et Haller étaient du parti de Rous

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