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L'INFLUENCE SOCIALE

DU CHRISTIANISME

Un jurisconsulte français fort estimé, M. Troplong, lisait, en 1842, à l'Institut de France, un mémoire relatif à l'influence du christianisme sur le droit civil des Romains. Il le termina par les paroles que voici :

<< La philosophie chrétienne est la base de notre existence sociale; elle alimente la racine de notre droit; et, bien que tout le monde ne s'en rende pas compte, nous vivons bien plus par elle que par les idées échappées à la ruine du monde grec et romain1. >>

En d'autres termes, notre civilisation a des sources multiples; elle procède en partie des Grecs et des Romains, mais de toutes les influences qui ont agi sur elle, la plus considérable est celle du christianisme. Jésus-Christ cependant n'avait aucun pouvoir politique. Les Juifs, impatients d'un joug étranger, voulurent un jour le faire roi et le mettre à la tête d'une tentative d'émancipation; il s'esquiva. Il ne

1 Séances et travaux de l'Académie des sciences morales et politiques, tom. I, pag. 316.

BIBL. UNIV. LXIII.

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voulut exercer aucune action civile. Un des hommes qui le suivaient lui dit : « Maître, dis à mon frère qu'il partage avec moi notre héritage. » Il répondit : « Qui m'a établi pour être juge et faire vos partages? » Il ne voulut pas prendre la place des tribunaux, et il saisit l'occasion qui lui était offerte pour donner une leçon sur l'avarice. Il déclare enfin au gouverneur romain qu'il est roi, à la vérité, mais que son règne n'est pas de ce monde.

Cette absence de tout pouvoir social, qui fut la condition du Christ, a été, pendant trois siècles, la condition de son église. Les chrétiens n'avaient aucune entrée dans les conseils de l'empire; ils s'organisèrent forcément en dehors de l'état et sous la persécution. Cependant le roi qui n'était pas de ce monde a exercé sur le monde une action plus grande que tous les législateurs et les corps politiques qui avaient le droit de faire des lois et disposaient de la force pour les faire exécuter. Dans l'étude de ce sujet, il importe de distinguer deux choses unies, mais diverses: la foi en vertu de laquelle des hommes, prenant Jésus-Christ pour chef et Sauveur, se réunissent dans une société dont les regards vont au-delà de ce monde; et les principes issus de cette foi, principes qui concernent la vie temporelle des sociétés, qui peuvent être acceptés par des hommes qui ne sont pas croyants et qui deviennent la base de la civilisation. Abstraction faite de la doctrine et du culte, il y a des nations chrétiennes. Cette dénomination est presque dérisoire quand on considère la conduite des individus et la politique des états; elle a cependant un sens sérieux. Elle désigne des nations où, sous l'influence de l'Evangile, ont paru des lois, des institutions et des coutumes qui les distinguent profondément des pays bouddhistes et des peuples qu'a sou

mis le sabre de Mahomet. Comment Jésus-Christ a-t-il exercé son œuvre de législateur?

Pour entendre le mode de son action à cet égard, il faut étudier la portée d'un principe qu'il a posé.

Un jour, voulant lui tendre un piége, on lui demanda: << Est-il permis de payer le tribut à César? » S'il disait: oui, les patriotes impatients d'un joug étranger se tournaient contre lui; s'il disait: non, il devenait le chef d'un mouvement révolutionnaire. Il répond: -- « Montrez-moi une monnaie? >> On la lui montre.« De qui est cette tête. et cette inscription? - De César! - Rendez donc à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu. » Ainsi il évita le piége; mais est-ce tout? Il faudrait être atteint d'une myopie intellectuelle très prononcée pour ne pas voir qu'à l'occasion d'un incident, il proclame un principe transformateur de la société antique. Il distigue deux domaines et deux pouvoirs: Dieu, maître des consciences; César, maître des choses temporelles. César, c'est l'état, personnifié dans un empereur, dans un roi, ou exprimé par le vote d'une assemblée ou d'un peuple. Or, dans le monde ancien, ces deux éléments ne sont pas distincts. L'empire romain permettait à chacun de suivre le culte qu'il voulait, mais sous la condition de prendre part au culte officiel et d'encenser la statue de l'empereur. Il en est de même dans la Chine moderne. La pratique de tous les cultes est libre; mais tous les fonctionnaires publics sont dans l'obligation de participer aux cérémonies de la religion officielle; et c'est le refus d'assister à de telles cérémonies qui amène des persécutions contre les chrétiens. Lorsque le temporel et le spirituel sont confondus, on ne sait jamais au juste si l'état règle la religion, ou si les prêtres sont les maîtres de l'état. Jésus

Christ prononce cette parole: « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu. » Voilà le principe nouveau. Ce qui appartient à César, ce sont les choses de la terre. César demande surtout de l'argent; les chrétiens payeront fidèlement les impôts. César réclame l'obéissance; les disciples du Christ lui obéiront dans toutes les choses de son domaine. Persécutés, quelque nombreux qu'ils soient, ils ne se révolteront pas. Ce qui appartient à Dieu, ce sont les consciences, et toute la puissance des empereurs, lorsque les empereurs voudront se faire adorer, viendra se briser contre la résistance, non pas seulement des hommes dans la force de l'âge, mais des vieillards, des femmes, des jeunes filles. Voilà les deux ordres, le temporel et le spirituel, et de là deux conséquences.

La première est l'affranchissement de la conscience religieuse. Il est des lois civiles auxquelles on doit obéissance; mais au-dessus des lois des hommes, il est une loi supérieure, que Sophocle connaissait déjà1, loi éternelle à laquelle on doit obéir avant tout. Si le christianisme a proscrit la révolte, il a prescrit la résistance énergique, inflexible, quand la conscience est lésée. Cette distinction a été méconnue. Dans les états monarchiques, il y a encore, je le crains, des partisans du philosophe Hobbes, qui voulait que le monarque fût le maître absolu des consciences; et j'ai vu naguères dans une ville démocratique une affiche, propre à inspirer de sérieuses réflexions, qui réclamait au nom d'un parti politique puissant << la souveraineté du peuple en matière religieuse. » Toutefois, bien que trop souvent méconnue dans ses conséquences légitimes, la parole du Christ demeure comme une semence impérissable de liberté. La cause paraît Edipe roi.

Le Chœur.

gagnée en théorie, car on voit souvent les adversaires de la liberté religieuse n'oser l'attaquer qu'en empruntant son nom et en se couvrant de son manteau.

La libération des consciences asservies au pouvoir de la société civile, telle est la première conséquence de la distinction établie par le Christ; la seconde est l'affranchissement de la société civile. Jésus avait au nombre de ses disciples deux jeunes gens dont le père se nommait Zébédée. Leur mère, entendant parler des glorieuses destinées du Messie, et rêvant probablement pour lui la puissance temporelle que nombre de ses contemporains lui attribuaient, vint à lui et lui dit : « Accorde-moi qu'un de mes fils soit à ta droite et l'autre à ta gauche dans ton royaume. » Jésus-Christ répondit : « Les princes des nations les maîtrisent, et les grands usent d'autorité sur elles. Il n'en sera pas ainsi entre vous. Au contraire, qui voudra être grand entre vous, qu'il soit votre serviteur. » Il pose donc ce principe que, dans la société qu'il institue, la grandeur de l'homme se mesurera par les services rendus. Quand Jésus-Christ parle des choses du ciel, il parle avec autorité comme témoin des choses du ciel, mais dans les choses de la terre il refuse toute autorité; il ne veut qu'une influence volontairement, librement acceptée. Il répudie donc toute contrainte sociale exercée au nom de la religion. Tel est en cette matière ce qu'on peut appeler le programme de Christ. Son influence sur la société devant être purement morale, il est nécessaire pour la comprendre de jeter un coup d'œil sur la morale chrétienne.

Les Juifs lisaient dans le livre du Deutéronome: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces, » et dans le Lévitique: << Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Les Israé

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