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de ramener la plus haute éducation à la simplicité, à la pureté, à la fraîcheur de la source vive. Telle est l'opinion d'un critique ingénieux, M. Hermann Hettner, qui conclut par ce mot net et juste: « Ce que Rousseau fut à Voltaire, Herder le fut à Lessing. »

Jacobi, qui était venu compléter son éducation commerciale à Genève, en rapporta plus d'idées générales que de notions exactes dans la science des additions et des soustractions. Il entra dans les opinions de Jean-Jacques et affirma l'excellence primitive de la nature humaine : c'était la thèse favorite de Woldemar, ce héros d'un roman métaphysique exprimant les idées de Jacobi.

La vertu, dit-il, est un instinct de notre nature, et cet instinct, comme tout autre, nous pousse à l'action antérieurement à toute expérience. L'homme se sent porté à des actions de bienveillance et de justice sans autre motif que de suivre cette impulsion. L'instinct est si fondamental dans notre être, que nonseulement l'homme trouve à le satisfaire sa plus grande volupté, mais encore qu'il ne juge pas digne du nom d'homme celui qui préfère sa vie à cette volupté suprême.

M. Heinrich, à qui nous empruntons ce passage, note que Jacobi, plus pratique que Rousseau, sent bien qu'il décrit là un état tout idéal de la conscience humaine. Sydney, l'interlocuteur de Woldemar, lui répond qu'il faut une force immense de caractère pour n'écouter jamais que cet esprit inné de vertu; plus d'un grand homme a succombé sous l'effort. A cette objection, Jacobi opposait la notion de la déchéance. La déviation de nos instincts est due à cette conscience orgueilleuse qui s'égale à Dieu et, au lieu de dissiper notre ignorance et nos doutes, y ajoute une confusion nouvelle. Jacobi n'aurait pas soutenu comme Rousseau que les progrès de nos connaissances ont été la cause de tous nos maux, mais il admettait volontiers

que le besoin de savoir mal dirigé et séparé des instincts du cœur, mène infailliblement l'humanité à sa ruine.

Il est certain que les rationalistes allemands, successeurs de Lessing, ont été des déistes chrétiens selon Jean-Jacques, et ont eu pour credo la profession de foi du vicaire savoyard. Mais voici qui est plus curieux le polygraphe genevois a fait impression même sur les philologues. Dans ses Prolegomena ad Homerum, Fréd.-Aug. Wolf a donné une citation du traité de Rousseau sur l'origine des langues en l'accompagnant de cet éloge éclatant: Dignissima est acutissimi viri sententia quæ tota huc transcribatur.

Enfin ce fut la lecture de Rousseau qui conduisit Jean de Muller à réchauffer l'histoire par l'éloquence. Il y a gagné d'être lu; tel critique de mes amis ajoutera peut-être in petto:... « et de n'être pas cru. »

IV

Il me reste à signaler l'influence du romancier, qui fut immense et s'étendit sur les deux mondes. Un professeur danois, M. Brandis, dans un cours récent sur les principaux courants de la littérature, est allé jusqu'à soutenir que toute l'école moderne, en Allemagne comme en France, est sortie de Rousseau. A son avis la révolution romantique n'a pas été, comme on le croit, une réaction contre l'influence française du dernier siècle et du siècle précédent, mais bien plutôt une insurrection contre Voltaire. Voltaire seul était en cause: son théâtre culbuté par Lessing, sa critique arrachée du sol et balayée par un débordement d'eau bénite, son rire enfin démodé grâce à l'avénement du sentimentalisme, sa gaieté fleurie étouffée sous l'ombre croissante des saules pleureurs. Pour réussir dans ce soulèvement, il fallait une autre éloquence, une autre

popularité que celle de Lessing; le chef des révoltés fut Jean-Jacques. Ce fut lui que tout le siècle dernier voulut opposer à Voltaire; c'est lui que l'école moderne a reconnu comme son chef. Par sa religiosité, son enthousiasme, sa passion sincère et fervente, son culte pour la campagne et pour la nature, sa haine contre toute culture artificielle, dans le paysage comme dans la société, le poëte genevois fit école, et la révolution littéraire n'eut d'autre effet que de remplacer au pouvoir un Français par un autre, Arouet de Voltaire par Jean-Jacques Rousseau.

Telle est la thèse de M. Brandis; elle paraît paradoxale au premier regard, mais on s'y fait à la longue et on finit par la trouver assez juste. La Nouvelle Héloïse passionna deux générations d'enthousiastes:

C'est le plus grand succès, l'unique qu'offre l'histoire littéraire. Rien de tel avant, rien après. Ce livre inspire une vive, une ardente curiosité. On s'arrachait ses volumes. On les louait, dit Brizard, à tout prix (12 sous par heure). Qui ne les trouvait pas pour le jour les louait du moins pour la nuit.

› Ce ne fut pas chose de mode, ajoute Michelet. Les mœurs en restèrent changées. Le mot d'amour, dit Walpole, avait été pour ainsi dire rayé par le ridicule, biffé du dictionnaire. On n'osait se dire amoureux. Chacun, après l'Héloïse, s'en vante, et tout homme est Saint-Preux. L'impression ne passe pas. Cela dure trente ans, toujours. Jusqu'en plein 93, Julie règne. Les Girondins la trouvent dans Mme Roland.

› Comment expliquer un effet si vif et si profond? C'est qu'avec tous ses défauts, c'est pourtant un livre sorti de l'amour et de la douleur. Malgré toute sa rhétorique, ses déclamations d'écolier, c'est ici le vrai Rousseau, comme dans la Lettre sur les spectacles, les Confessions, les Rêveries. »

Une traduction de la Nouvelle Héloïse parut à Leipzig en 1761; on se l'arrachait des mains, nous dit Mendelsohn. Quoi d'étonnant? on en était encore aux idylles de Gessner, ou aux paysages séraphiques de Klopstock. Rous

seau le premier découvrait ou retrouvait la nature chez elle les rochers pendant en ruines,... le clair-obscur du soleil et des ombres,... la perspective verticale des montagnes qui frappe si puissamment les yeux,... les redans des Alpes, le séchard qui fraîchit en éloignant les bateaux des côtes,... les chemins tortueux et frais,... le corbeau funèbre,... l'accumulation des glaces recouvrant les rochers depuis le commencement du monde,... toutes ces beautés alors si neuves, qui lui arrachèrent cette exclamation frémissante: 0 Julie, éternel charme de mon cœur!

La jeune école assaillante et bouillonnante qui inscrivait sur son drapeau ces deux mots: Sturm und Drang, fut violemment secouée par le livre de Rousseau; tous ses chefs, Klinger en tête, furent des adorateurs effrénés de la Nouvelle Héloïse. Ils y trouvaient ce qu'ils voulaient l'intensité du sentiment, la lutte irritée contre tout ce qui dans la vie, dans les mœurs, dans les idées, dans la science et dans la poésie, cherche à comprimer nos besoins de nature et de liberté. Plus de réalités vulgaires, adieu le présent en décomposition! Retournons au paradis perdu de l'état primitif! Dans notre civilisation le cœur étouffe; il faut en sortir à toute force et remonter à la pureté originelle du genre humain. Tout cela était bien naïf et en même temps bien factice; à force de se démener, on arrivait à un échauffement qu'on prenait pour une bonne et saine chaleur. Mais quoi! Goethe et Schiller sont sortis forts et grands de cet orage artificiel. Ne leur reprochons pas de s'y être un moment fourvoyés, cela devait être ; la vigueur de l'homme fait peut venir des cabrioles et des sauts périlleux de l'enfant.

Goethe et Schiller, deux fils de Rousseau, les plus beaux peut-être et les plus sages! Avant eux, Wieland ayant quitté Zurich pour aller donner des leçons à Berne et s'é

tant ainsi éloigné des amis qui le retenaient dans la religion, entra en relation avec Julie Bondeli qui aimait éperdûment Jean-Jacques. Sous cette influence, le futur auteur d'Oberon vécut quelque temps dans la foi d'Emile et de Saint-Preux, mais il n'y put rester et il passa bientôt aux purs incrédules. Il finit par écrire une bouffonnerie intitulée Rozcox et kikeguetzet et parodiant les idées généreuses que Julie Bondeli lui avait fait.goûter un instant. Rousseau fut donc pour Wieland un intermédiaire malencontreux qui le tira de l'église pour le jeter dans les bras de Voltaire. Ce ne fut pas le rôle ordinaire du déiste genevois, il ramenait plutôt les esprits de l'incrédulité à la foi, ou du moins au doute. Bernardin de Saint-Pierre a dit de lui très finement: « il fait douter ceux qui ne croient plus. >>

Dois-je nommer tous les Allemands qui naquirent de l'Emile et de la Nouvelle Héloïse? Ce serait trop long et il faut hater le pas. Je m'en tiens donc aux deux plus grands, et je commence par Goethe. On sait qu'à Strasbourg le jeune étudiant en droit qui aima trop peu Frédérique, passa de longues heures dans la société de Herder, qui ne parlait alors que de Rousseau; ils durent causer tous deux longuement de Saint-Preux et de Julie; mais ce qui attira le plus à cette époque le prochain auteur de Werther, qui avait certaines velléités de mysticisme, ce fut la Profession de foi du vicaire savoyard. « Rousseau m'avait réellement plu, écrit-il longtemps après, un peu froidement, dans ses Mémoires. Cependant ses cahiers d'études, qu'on a gardés, sont pleins de passages tirés des livres que Herder aimait tant et, dans la thèse présentée à Strasbourg, Goethe tacha de prouver la nécessité d'une religion d'état, unique, obligatoire; c'étaient presque identiquement les conclusions du Contrat social. On trouve encore l'inspiration de

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