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Cependant l'historien Michelet, qui avait sur tout des idées originales, a lancé dans le monde cette opinion que Jean-Jacques se laissa vite amollir dans l'air doux, languissant, quelque peu fiévreux d'Annecy : il y serait devenu savoyard.... « Pauvre cœur de femme, sous le masque de Caton!» L'idée de Michelet a fait son chemin, d'autres l'ont recueillie et piquée sur une pelote avec cette légende: Jean-Jacques Rousseau, un Genevois gâté par la Savoie.

Ne laissons pas s'accréditer une erreur démentie d'avance par l'auteur des Confessions. Dans son enfance il lisait Plutarque, mais il commit bien des sottises et il adorait la musique, le plus sensuel de tous les arts:

Telles furent, dit-il, les premières affections de mon entrée à la vie; ainsi commençait à se former ou à se montrer en moi ce cœur à la fois si fier et si tendre, ce caractère efféminé, mais pourtant indomptable, qui, flottant toujours entre la faiblesse et le courage, entre la mollesse et la vertu, m'a jusqu'au bout mis en contradiction avec moi-même, et a fait que l'abstinence et la jouissance, le plaisir et la sagesse m'ont également échappé.

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Jean-Jacques fut donc un vrai Genevois, et un Genevois qui connaissait peu les langues étrangères; il lisait cependant l'italien et il lui arriva même à Venise de parler en vénitien. Il aimait l'Italie, à qui l'Europe, disait-il, doit tous les arts; il soutenait la musique italienne et en attribuait la perfection à la douceur de la langue, à la hardiesse des modulations, à l'extrême précision de mesure, qui se fait sentir dans les mouvements les plus lents ainsi que dans les plus gais. A Venise, il entendit les gondoliers chanter les octaves du Tasse; il plaça ce poëte aimé dans la bibliothèque de Julie et le choisit pour l'un des héros amoureux des Muses galantes, mais il dut substituer Hésiode au pauvre Torquato, parce que les amours d'un sim

ple rimeur avec une princesse du sang auraient offusqué la cour. Quand Lebrun traduisit la Jérusalem délivrée, on attribua cette traduction à Jean-Jacques. Vieux et malade, le solitaire écrivait à M. Laliaud:

Mes plantes ne m'amusent plus, je ne fais que chanter des strophes du Tasse; il est étonnant quel charme je trouve dans ce chant avec ma pauvre voix cassée et déjà tremblotante. Je me mis hier tout en larmes, sans presque m'en apercevoir, en chantant l'histoire d'Olinde et de Sophronie; si j'avais une pauvre petite épinette pour soutenir un peu ma voix faiblissante, je chanterais du matin jusqu'au soir. Il est impossible à ma mauvaise tête de renoncer aux châteaux en Espagne. Le foin de la cour du château de Lavagnac, une épinette et mon Tasse, voilà ce qui m'occupe aujourd'hui malgré moi. »

Quelques joies poétiques et musicales, c'est là tout ce que Rousseau reçut de l'Italie. Il lui donna davantage, et d'abord une opinion originale sur le Prince de Machiavel. L'auteur de l'Emile n'aimait pas les historiens qui jugent. Les faits disait-il, et que le lecteur juge lui-même; c'est ainsi qu'il apprend à connaître les hommes. « Si le jugement de l'auteur le guide sans cesse, il ne fait que voir par l'oeil d'un autre, et quand cet œil lui manque, il ne voit plus rien. » Jean-Jacques laissait à part l'histoire moderne, non-seulement parce qu'elle n'a plus de physionomie, mais parce que nos historiens, uniquement attentifs à briller, ne songent qu'à faire des portraits brillamment coloriés et qui souvent ne représentent rien. Par ces raisons il condamnait tous les Italiens: Davila, Guicciardini, Strada, Machiavel lui-même. Cependant, l'auteur du Contrat social porta très haut le livre du Prince. C'est, dit-il, le livre des républicains. En feignant de donner des leçons aux rois, Machiavel en a donné de grandes aux peuples:

• Machiavel était un honnête homme et un bon citoyen; mais, attaché à la maison de Médicis, il était forcé, dans l'oppression

de sa patrie, de déguiser son amour pour la liberté. Le choix seul de son exécrable héros manifeste assez son intention secrète; et l'opposition des maximes de son livre du Prince à celles de ses Discours sur Tite-Live, et de son Histoire de Florence, démontre que ce profond politique n'a eu jusqu'ici que des lecteurs superficiels ou corrompus. La cour de Rome a sévèrement défendu son livre: je le crois bien; c'est elle qu'il dépeint le plus clairement. »

Cette idée déroutait alors toutes les opinions reçues. Les contemporains de Machiavel avaient admiré en lui l'artiste politique, l'utile précepteur qu'ils prenaient au sérieux. Rome l'avait condamné comme ennemi du pouvoir temporel. Le siècle humanitaire et oratoire recula d'horreur, devant ce code sinistre légitimant toutes les fourberies et toutes les cruautés. Le roi de Prusse, Frédéric-le-Grand, écrivit son Anti-Machiavel et le laissa publier par Voltaire. Ce fut Rousseau qui le premier ne vit dans le Prince qu'une sanglante et patriotique ironie. Ce commentaire fut accepté aussitôt par les Italiens, heureux de pouvoir réhabiliter leur Machiavel et de le placer devant eux dans la guerre qu'ils faisaient à leurs souverains. Ugo Foscolo traduisit en beaux vers obscurs la sentence de Jean-Jacques et la sculpta dans ses Sepolcri sur le tombeau de Machiavel.

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Che, temprando lo scettro a' regnatori,
Gli allôr ne sfronda, ed alle genti svela

Di che lagrime grondi e di che sangue.

Ugo Foscolo dut aussi à Jean-Jacques son roman de Jacopo Ortis. Mais le citoyen de Genève avait eu d'autres disciples dans l'Italie du nord et surtout dans l'Italie du midi. On sait qu'au siècle dernier les doctrines françaises avaient passé les Alpes et débordé en Lombardie où les rédacteurs du Caffè ne se contentaient pas de penser en

français; ils nous avaient pris notre langue et notre style. Beccaria descendait de Montesquieu et d'Helvetius. Les Verri et tutti quanti furent des lecteurs émus du Contrat social et de l'Emile. Jean-Jacques avait dû singulièrement réchauffer par son éloquence leur passion pour la justice et pour l'humanité. Ces Italiens n'avaient pas accepté aveuglément les conclusions de nos philosophes, et ne les suivirent pas dans leurs négations; ils vivaient sous des gouvernements qui ne leur auraient point permis d'être logiques. L'abbé Genovesi, par exemple, matérialiste en théorie, revenait sur ses pas quand il abordait la philosophie morale. Dès sa jeunesse, Gaëtano Filangieri lut avidement Montesquieu et Rousseau; il sauta aussitôt sur sa plume et dès l'âge de vingt-huit ans, avec une furie vésuvienne, il publia les deux premiers volumes de sa Science de la législation. Heureux siècle où l'on ne doutait de rien, où les idées générales n'étaient point bridées par la méthode historique! « Ce livre, dit M. Villemain, fut trop vite fait par un homme trop jeune et pour une trop jeune nation. » Ce fut pourtant un beau livre.

Montesquieu et Rousseau (je résume l'opinion d'un critique italien, M. Pasquale Villari) peuvent être regardés comme les deux chefs des écoles politiques du siècle dernier. Montesquieu était un observateur qui avait parcouru le monde et l'histoire, étudiant les institutions et les hommes. tels qu'ils sont réellement et tels que les modifient les races, les climats et les temps. Mais il n'avait pas voulu s'élever à une conception fondamentale et unique, et il ne s'était point piqué de construire un système : il aimait peu les théories et les abstractions. Cependant ses contemporains demandaient autre chose. Que leur importait l'explication et, par conséquent, la justification de la féodalité qu'ils voulaient détruire? Que faire d'un auteur qui décrivait les sociétés

existantes et s'exemptait de les juger? Un peuple peut-il à son gré se proposer un but défini: la liberté, le commerce ou la guerre, et n'a-t-il à chercher dans les institutions que les meilleures voies pour arriver où il veut? Nous voulons savoir ce que la société doit faire et par quel moyen elle se fondera bien réellement sur les droits de l'homme et sur les principes de la raison. Ainsi parlaient les hommes du siècle dernier. Ce fut Rousseau qui répondit aux aspirations de leur intelligence. Il ne s'occupa point du passé, condamna ce que la société avait été jusqu'à lui, voulut la reconstituer sur des bases nouvelles. La société a un devoir, c'est de garantir la liberté de tous. Le contrat social est nul s'il ne remplit pas ce devoir, parce que l'homme ne peut renoncer à la liberté sans renoncer à sa qualité d'homme. La société, sortie de minorité, a pris possession de ses droits; la volonté du peuple doit gouverner; la majorité populaire est le seul souverain légitime. Voilà les principes dictés par la raison, fondés sur la nature humaine. Ils sont vrais dans tous les temps et dans tous les lieux ; ils nous disent ce que la société doit être partout et toujours. Mais il y a un milieu entre la réalité de Montesquieu et l'idéal de Rousseau, c'est le possible. L'un nous dit ce qu'est réellement la société, l'autre ce qu'elle doit être; il s'agit de savoir ce qu'elle peut être dans telles ou telles conditions de temps et de lieu. Telle fut la question que posèrent les Italiens, Filangieri en tête. De là, son système sur les institutions qui ont, selon lui, une bonté absolue, toute rationnelle, indépendante des temps et des lieux, et une bonté relative. La race, le climat, la culture, le gouvernement modifient la valeur relative des lois; tout code a son évolution, naît, fleurit et tombe. Jusqu'ici, Filangieri paraît être un disciple de Montesquieu; il semble penser que la société tout entière est comme un orga

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