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ironie, ou du moins l'utilité la fera excuser; la vérité lui servira toujours de fondement, et la sagesse en saura modérer et adoucir l'usage.

Ainsi, prenant successivement toutes sortes de caractères, né pour tous, et réussissant dans chacun comme s'il n'étoit né que pour celui-là seul, il ne lui restera plus qu'à souhaiter que ce personnage étrauger, que la nécessité de son ministère lui impose, n'exige jamais rien de l'avocat qui soit contraire au devoir de l'homme de bien.

Mais s'il éprouve quelquefois ce combat intérieur entre lui-même et sa partie, sa vertu seule le décidera, ou plutôt elle saura le prévenir; elle rougiroit d'avoir pu hésiter un moment entre l'honnête et l'utile. Jaloux de sa réputation, il l'estimera trop pour la sacrifier à sa partie, et sagement infidèle, il acquerra plus de vraie et de solide gloire par un silence judicieux, qu'il n'auroit fait par tous les efforts de son éloquence. Plus heureux en cet état que les anciens orateurs, il n'aura pas besoin de connoître le caractère particulier de ses juges pour être assuré de leur plaire.

Dans ce temps d'une liberté ennemie de la justice, où la qualité de juge étoit un présent de la naissance plutôt que le prix du mérite; dans ces assemblées tumultueuses, où la raison vaincue par le nombre devoit s'estimer heureuse si elle n'étoit que méprisée sans être punie: l'orateur qui comptoit souvent ses ennemis dans le nombre de ses juges, ne poupropres voit presque espérer un succès favorable, s'il ne s'appliquoit à découvrir les erreurs du peuple pour le tromper; ses passions, pour le séduire; ses caprices, pour le flatter; son foible, pour l'entraîner.

Et lorsque la fortune, lasse de présider aux jugemens populaires, voulut remettre l'empire du monde

entre les mains d'un seul, pour régner par un homme sur tous les autres hommes, l'orateur trouva souvent tous les défauts du peuple réunis dans son juge avec une autorité encore plus absolue.

Ce fut à la vérité un jour de triomphe, non-seulement pour l'orateur, mais encore pour l'éloquence ellemême, que celui où la fortune prit plaisir à commettre deux héros d'un caractère différent; ces grands hommes qui ont eu tous deux le but de régner et de vaincre, l'un par la force des armes, l'autre par les charmes de la parole.

Le conservateur de la république, celui que Rome libre appela le père de la patrie, parle devant l'usurpateur de l'empire et le destructeur de la liberté; il défend un de ces fiers républicains qni avoient porté les armes contre César, et il a César même pour juge, C'est peu de parler pour un ennemi vaincu en présence du victorieux, il parle pour un ennemi condamné, et il entreprend de le justifier devant celui qui a prononcé sa condamnation avant que de l'entendre, et qui, bien loin de lui donner l'attention d'un juge, ne l'écoute plus qu'avec la maligne curiosité d'un auditeur prévenu.

Mais il connoît la passion dominante de son juge, et c'en est assez pour le vaincre. Il flatte sa vanité pour désarmer sa vengeance; et, malgré son indifférence obstinée, il sait l'intéresser si vivement à la conservation de celui qu'il vouloit perdre, que son émotion ne peut plus se contenir au dedans de lui-même. Le trouble extérieur de son visage rend hommage à la supériorité de l'éloquence; il absout celui qu'il avoit déjà condamné; et Cicéron mérite l'éloge qu'il donne à César, d'avoir su vaincre le vainqueur, et triompher de la victoire.

Quels éloges auroit-il donnés à la modération d'un

prince aussi grand que César, mais plus maître de luimême; qui se rend, non à l'éloquence, mais à la justice, et qui ne partage avec personne la gloire de savoir se vaincre lui-même, sans trouble, sans efforts, par la supériorité d'une vertu, qui a tellement dompté les passions, qu'elle règne sans violence, et qu'elle triomphe saus combat !

Heureux les orateurs qui parlent devant des juges animés de cet esprit, et soutenus par ce grand exemple! Vous savez qu'ils sont juges, et c'est en savoir assez pour les connoître parfaitement. Ils n'ont point d'autres caractères que celui qu'ils portent dans le tribunal de la justice souveraine; aucun mélange de passions, d'intérêt, d'amour - propre, n'a jamais troublé la pureté des fonctions de leur ministère : on les a définis quand on a défini la justice; et la personne privée ne se laisse jamais entrevoir sous le voile de la personne publique.

Ne travaillez donc point à concilier leur attention par les vaines figures d'une déclamation étudiée; un motif plus noble et plus élevé, une vue plus sainte et plus efficace les rend attentifs. Ne recherchez point leur faveur par des artifices superflus, la raison seule peut la mériter: la bienséance à leur égard est la même chose que le devoir; et rien n'est plus éloquent auprès d'eux que la vertu.

Assurés de leur approbation, ne doutez point de celle du public. Ce peuple, cette multitude qui, dans le temps qu'elle exerçoit elle-même les jugemens, se faisoit craindre aux parties par son caprice, n'est plus terrible qu'aux orateurs par la juste sévérité d'une censure rigoureuse. Ceux qui abusoient de leur ministère dans le temps qu'ils étoient juges, ne se trompent presque plus depuis qu'ils sont devenus simples spec

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CONNOISSANCE DE L'HOMME.

tateurs; et le caractère d'infaillibilité est presque toujours attaché au sentiment de la multitude.

C'est donc ce jugement, cette approbation du public qui donne le privilége de l'immortalité à vos ouvrages. Vous jouissez auprès de lui du même avantage qu'auprès de vos juges. Incapable d'être corrompu, il n'applaudit constamment qu'au véritable mérite; mais il lui applaudit toujours. Un grand orateur n'accuse jamais son siècle d'injustice. La connoissance de l'homme lui fait mépriser ces goûts passagers qui n'entraînent que les orateurs et les auditeurs médiocres; elle lui inspire ce goût général et universel, ce goût de tous les temps et de tous les pays; ce goût de la nature, qui, malgré les efforts d'une fausse éloquence, est toujours sûr d'enlever l'estime des hommes, et de forcer leur admiration.

La chaste sévérité de son éloquence se contente de ne pas déplaire à l'auditeur, en attaquant avec violence une erreur qui le flatte; mais elle ne cherche jamais à lui plaire par des vices agréables. Elle trouve une route plus sûre pour arriver à son coeur; et, redressant son goût sans le combattre, elle lui met devant les yeux les véritables beautés pour lui apprendre à rejeter les fausses.

C'est ainsi que la connoissance de l'homme rend l'orateur supérieur aux jugemens des hommes: c'est par là qu'il devient l'arbitre du bon goût, le modèle de l'éloquence, l'honneur de son siècle et l'admiration de la postérité : enfin, c'est par là que son cœur, aussi élevé que son esprit, réunit la science de bien vivre à celle de bien parler, et qu'il rétablit entre elles cette ancienne intelligence, sans laquelle le philosophe est inutile aux autres hommes, et l'orateur à soi-même.

DISCOURS DE RÉCEPTION

MES

A L'ACADEMIE FRANÇOISE,

Le 25 août 1753.

ESSIEURS, vous m'avez comblé d'honneur en m'appelant à vous; mais la gloire n'eɛ« uu bien qu'autant qu'on en est digne ; et je ne me persuade pas que quelques essais écrits saus art et sans autre ornement que celui de la nature, soient des titres suffisans pour oser prendre place parmi les maîtres de l'art, parmi les hommes éminens qui représentent ici la splendeur littéraire de la France, et dont les noms, célébrés aujourd'hui par la voix des nations, retentiront encore avec éclat dans la bouche de nos derniers neveux. Vous avez eu, messieurs, d'autres motifs en jetant les yeux sur moi; vous avez voulu donner à l'illustre compagnie (1) à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir depuis long-temps une nouvelle marque de considération : ma reconnoissance, quoique partage e, n'en sera pas moins vive. Mais comment satisfaire au devoir qu'elle m'im

(1) L'académie royale des sciences. M. de Buffon У 1733, dans la classe de mécanique.

18 siècle.

avoit été reçu en

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