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des victoires, à fonder ou détruire des états, à faire des ligues, à punir un usurpateur: mais pour ces minces détails de gouvernement où les génies médiocres ont tant d'avantages, cette lente exécution des lois, cette discipline d'une milice tranquille, mon âme ne sauroit s'en occuper.

Il est singulier, lui dis-je, que vous ayez porté tant de délicatesse daus l'ambition. Nous avons bien vu de grands hommes peu touchés du vain éclat de la pompe qui entoure ceux qui gouvernent: mais il y en a bien peu qui n'ayent été sensibles au plaisir de gouverner, et de faire rendre à leur fantaisie le respect qui n'est dû qu'aux lois.

Et moi, me dit-il, Eucrate, je n'ai jamais été si pen content que lorsque je me suis vu maître absolu dans Rome; que j'ai regardé autour de moi, et que je n'ai trouvé ni rivaux, ni ennemis.

J'ai cru qu'on diroit quelque jour que je n'avois chatié que des esclaves. Veux-tu, me suis-je dit, que dans ta patrie il n'y ait plus d'hommes qui puissent être touchés de ta gloire? Et puisque tu établis la ty rannie, ne vois-tu pas bien qu'il n'y aura point après toi de prince si lâche, que la flatterie ne t'égale, et ne pare de tou nom, de tes titres et de tes vertus même ?

Seigneur, vous changez toutes mes idées, de la façon dont je vous vois agir. Je croyois que vous aviez de l'ambition, mais aucun amour pour la gloire : jevoyois bien que votre âme étoit haute, mais je ne soupçonnois pas qu'elle fût grande; tout dans notre vie sembloit me montrer un homme dévoré du désir de commander, et qui, plein des plus funestes passions, se chargeoit avec plaisir de la honte, des remords et de la bassesse même attachés à la tyrannie. Car enfin, vous avez tout sacrifié à votre puissance; vous vous êtes rendu redou

table à tous les Romains; vous avez exercé sans pitié les fonctions de la plus terrible magistrature qui fut jamais. Le sénat ne vit qu'en tremblant un défenseur si impitoyable. Quelqu'un vous dit: Sylla, jusqu'à quand répandras-tu le sang romain? Veux-tu ne commander qu'à des murailles? Pour lors, vous publiâtes ces tables qui décidèrent de la vie et de la mort de chaque citoyen.

Et c'est tout le sang que j'ai versé qui m'a mis en état de faire la plus grande de toutes mes actions? Si j'avois gouverné les Romains avec douceur, quelle merveille que l'ennui, que le dégoût, qu'un caprice m'eussent fait quitter le gouvernement! Mais je me suis démis de la dictature dans le temps qu'il n'y avoit pas un seul homme dans l'univers qui ne crût que la dictature étoit mon seul asile. J'ai paru de vant les Romains, citoyen au milieu de mes concitoyens, et j'ai osé leur dire : Je suis prêt à rendre compte de tout le sang que j'ai versé pour la république; je répondrai à tous ceux qui viendront me demander leur père, leur fils ou leur frère. Tous les Romains se sont tus devant moi.

Cette belle action, dont vous me parlez, me paroît bien imprudente. Il est vrai que vous avez eu pour vous le nouvel étonnement dans lequel vous avez mis les Romains. Mais comment osâtes-vous leur parler de vous justifier, et de prendre pour juges des gens qui vous devoient tant de vengeances?

Quand toutes vos actions n'auroient été que sévères pendant que vous étiez le maître, elles devenoient des crimes affreux dès que vous ne l'étiez plus.

Vous appelez des crimes, me dit-il, ce qui a fait le salut de la république ? Vouliez-vous que je visse tranquillement des sénateurs trahir le sénat, pour ce peu

ple qui, s'imaginant que la liberté doit être aussi extrême que le peut être l'esclavage, cherchoit à abolir la magistrature même?

Le peuple, gêné par les lois et par la gravité du sénat, a toujours travaillé à renverser l'un et l'autre. Mais celui qui est assez ambitieux pour le servir contre le sénat et les lois, le fut toujours assez pour devenir son maître. C'est ainsi que nous avons vu finir tant de républiques dans la Grèce et dans l'Italie.

Pour prévenir un pareil malheur, le sénat a toujours été obligé d'occuper à la guerre ce peuple indocile. Il a été forcé, malgré lui, à ravager la terre et à soumet. tre tant de nations dont l'obéissance nous pèse. A présent que l'univers n'a plus d'ennemis à nous donner, quel seroit le destin de la république ? Et sans moi, le sénat auroit-il pu empêcher que le peuple, dans sa fureur aveugle pour la liberté, ne se livrât lui-même à Marius, ou au premier tyran qui lui auroit fait espérer l'indépendance?

Les Dieux, qui ont donné à la plupart des hommes une lâche ambition, ont attaché à la liberté presque autant de maheurs qu'à la servitude; mais quel que doive être le prix de cette noble liberté, il faut bien payer aux Dieux.

le

La mer engloutit les vaisseaux, elle submerge des pays entiers; et elle est pourtant utile aux humains.

La postérité jugera ce que Rome n'a pas encore osé examiner : elle trouvera peut-être que je n'ai pas versé assez de sang, et que tous les partisans de Marius n'ont pas été proscrits.

Il faut que je vous l'avoue, Sylla, vous m'étonnez. Quoi! c'est pour le bien de votre patrie que vous avez versé tant de sang? et vous avez eu de l'attachement pour elle?

Eucrate, me dit-il, je n'eus jamais cet amour dominant pour la patrie, dont nous trouvons tant d'exemples dans les premiers temps de la république : et j'aime autant Coriolan, qui porte la flamme et le fer jusqu'aux murailles de sa ville ingrate, qui fait repentir chaque citoyen de l'affront que lui a fait chaque citoyen, que celui qui chassa les Gaulois du capitole. Je ne me suis jamais piqué d'être l'esclave ni l'idolâtre de la société de mes pareils et cet amour tant vanté est une passion trop populaire pour être compatible avec la hauteur de mon âme. Je me suis uniquement conduit par mes réflexions; et surtout par le mépris que j'ai eu pour les hommes. On peut juger, par la manière dont j'ai traité le seul grand peuple de l'univers, de l'excès de ce mépris pour tous

les autres.

J'ai cru qu'étant sur la terre, il falloit que j'y fusse libre. Si j'étois né chez les Barbares, j'aurois moins cherché à usurper le trône pour commander, que pour ne pas obéir. Né dans une république, j'ai obtenu la gloire des conquérans en ne cherchant que celle des hommes libres.

Lorsqu'avec mes soldats je suis entré dans Rome, je ne respirois ni la fureur ni la vengeance. J'ai jugé sans haine, mais aussi sans pitié les Romains étonnés. Vous étiez libres, leur ai-je dit, et vous vouliez vivre esclaves? Non. Mais mourez; et vous aurez l'avantage de mourir citoyens d'une ville libre.

J'ai cru qu'ôter la liberté à une ville dont j'étois citoyen, étoit le plus grand des crimes. J'ai puni ce crime-là; et je ne me suis point embarrassé si je serois le bon ou le mauvais génie de la république. Cependant le gouvernement de nos pères a été rétabli; le peuple a expié tous les affronts qu'il avoit faits aux

Nobles; la crainte a suspendu les jalousies, et Rome n'a jamais été si tranquille.

Vous voilà instruit de ce qui m'a déterminé à toutes les sanglantes tragédies que vous avez vues. Si j'avois vécu dans ces jours heureux de la république, où les citoyens, tranquilles dans leurs maisons, y rendoient aux dieux une âme libre, vous m'auriez vu passer ma vie dans cette retraite, que je n'ai obtenue que par tant de sang et de sueur.

Seigneur, lui dis-je, il est heureux que le ciel ait épargné au genre humain le nombre des hommes tels que vous: nés pour la médiocrité, nous sommes accablés par les esprits sublimes. Pour qu'un homme soit au-dessus de l'humanité, il en coûte trop cher à tous les autres.

Vous avez regardé l'ambition des héros comme une passion commune, et vous n'avez fait cas que de l'ambition qui raisonne. Le désir insatiable de dominer, que vous avez trouvé dans le cœur de quelques citoyens, vous a fait prendre la résolution d'être un homme extraordinaire : l'amour de votre liberté vous a fait prendre celle d'être terrible et cruel. Qui diroit qu'un héroïsme de principe eût été plus funeste qu'un héroïsme d'impétuosité? Mais si, pour vous empêcher d'être esclave, il vous a fallu usurper la dictature, comment avez-vous osé la rendre? Le peuple romain, dites-vous, vous a vu désarmé et n'a point attenté sur votre vie. C'est un danger auquel tous avez échappé; un plus grand danger peut vous attendre. Il peut vous arriver de voir quelque jour un grand criminel jouir de votre modération, et vous confondre dans la foule d'un peuple soumis.

J'ai un nom, me dit-il, et il me suffit pour ma sûreté et celle du peuple romain. Ce nom arrête toutes

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