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les entreprises, et il n'y a point d'ambition qui n'en soit épouvantée. Sylla respire, et son génie est plus puissant que celui de tous les Romains. Sylla a autour de lui Chéronée, Orchomène et Sygnion. Sylla a donné à chaque famille de Rome un exemple domestique ét terrible chaque Romain m'aura toujours devant les yeux; et dans ses songes même, je lui apparoîtrai couvert de sang; il croira voir les funestes tables, et lire son nom à la tête des proscrits. On murmure en secret contre mes lois, mais elles ne seront pas effacées par des flots même de sang romain. Ne suis-je pas au milieu de Rome? Vous trouverez encore chez moi le javelot que j'avois à Orchomène, et le bouclier que je portai sur les murailles d'Athènes. Parce que je n'ai point de licteurs, en suis-je moins Sylla? J'ai pour moi le sénat avec la justice et les lois; le sénat a pour lui mon génie, ma fortune et ma gloire.

J'avoue, lui dis-je, que quand on a une fois fait trembler quelqu'un, on conserve presque toujours quelque chose de l'avantage qu'on a pris.

Sans doute, me dit-il. J'ai étonné les hommes; c'est beaucoup. Repassez dans votre mémoire l'histoire de ma vie, vous verrez que j'ai tout tiré de ce principe, et qu'il a été l'âme de toutes mes actions. Ressourenez-vous de mes démêlés avec Marius : je fus indigné de voir un homme sans nom, fier de la bassesse de sa naissance, entreprendre de ramener les premières familles de Rome dans la foule du peuple; et dans cette situation, je portois tout le poids d'une graude âme. J'étois jeune, et je me résolus de me mettre en état de demander compte à Marius de ses mépris. Pour cela, je l'attaquai avec ses propres armes, c'est-à-dire par des victoires contre les ennemis de la république.

Lorsque, par le caprice du sort, je fus obligé de

sortir de Rome, je me conduisis de même : j'allai faire la guerre à Mithridate, et je crus détruire Marius à force de vaincre l'ennemi de Marius. Pendant que je laissai ce Romain jouir de son pouvoir sur la populace, je multipliois ses mortifications, et je le forçois tous les jours d'aller au capitole rendre grâces aux Dieux des succès dont je le désespérois. Je lui faisois une guerre de réputation, plus cruelle cent fois que celle que mes légions faisoient au roi barbare. Il ne sortoit pas un seul mot de ma bouche qui ne inarquât mon audace ; et mes moindres actions, toujours superbes, étoient pour Marius de funestes présages. Enfin, Mithridate demanda la paix; les conditions étoient raisonnables et si Rome avoit été tranquille, ou si ma fortune n'avoit pas été chancelante, je les aurois acceptées. Mais le mauvais état de mes affaires m'obligea de les rendre plus dures; j'exigeai qu'il détruisît sa flotte, et qu'il rendît aux rois ses voisins tous les états dont il les avoit dépouillés. Je te laisse, lui dis-je, le royaume de tes pères, à toi qui devrois me remercier de ce que je te laisse la main avec laquelle tu as signé l'ordre de faire mourir en un jour cent mille Romains. Mithridate resta immobile; et Marius, au milieu de Rome, en trembla.

Cette même audace, qui m'a si bien servi contre Mithridate, contre Marius, contre son fils, contre Thélésinus, contre le peuple, qui a soutenu toute ma dictature, a aussi défendu ma vie le jour que je l'ai quittée et ce jour assure ma liberté pour jamais.

Seigneur, lui dis-je, Marius raisonnoit comme vous, lorsque, couvert du sang de ses ennemis et de celui des Romains, il montroit cette audace que vous avez punie. Vous avez bien pour vous quelques victoires de plus, et de plus grands excès; mais en prenant la

358 DIALOGUE DE SYLLA ET D'EUCRATE. dictature, vous avez donné l'exemple du crime que vous avez puni. Voilà l'exemple qui sera suivi, et non pas celui d'une modération qu'on ne fera qu'admirer. Quand les Dieux ont souffert que Sylla se soit impunément fait dictateur dans Rome, ils y ont peoscrit la liberté pour jamais. Il faudroit qu'ils fissent trop de miracles pour arracher à présent du cœur de tous les capitaines romains l'ambition de régner. Vous leur avez appris qu'il y avoit une voie bien plus sûre pour aller à la tyrannie; et la garder sans péril. Vous avez divulgué ce fatal secret, et ôté ce qui fait seul les bons citoyens d'une république trop riche et trop grande, le désespoir de pouvoir l'opprimer.

Il changea de visage et se tut un moment. Je ne crains, me dit-il avec émotion, qu'un homme, dans lequel je erois voir plusieurs Marius. Le hasard, ou bien un destin plus fort, me l'a fait épargner. Je le regarde sans cesse, j'étudie son âme : il y cache des desseins profonds. Mais s'il ose jamais former celui de commander à des hommes que j'ai faits mes égaux, je jure par les Dieux que je punirai son insolence.

LETTRES PERSANES.

Rica à Usbek.

HIER matin, comme j'étois au lit, j'entendis frapper rudement à ma porte, qui fut soudain ouverte ou enfoncée par un homme avec qui j'avois lie quelque société, et qui me parut tout hors de lui-même.

Son habillement étoit beaucoup plus que modeste; sa perruque de travers n'avoit pas même été peignée; il n'avoit pas eu le temps de faire recoudre son pourpoint noir, et il avoit renoncé pour ce jour-là aux sages précautions avec lesquelles il avoit coutume de déguiser le délabrement de son équipage.

Levez-vous, me dit-il, j'ai besoin de vous tout aujourd'hui; j'ai mille emplettes à faire, et je serai bien aise que ce soit avec vous il faut premièrement que nous allions rue Saint-Honoré parler à un notaire qui est chargé de vendre une terre de cinq cent mille livres; je veux qu'il m'en donne la préférence. En venant ici, je me suis arrêté un moment au faubourg Saint-Germain, où j'ai loué un hôtel deux mille écus, et j'espère passer le contrat aujourd'hui.

Dès que je fus habillé, ou pen s'en falloit, mon homme me fit précipitamment descendre. Commencons, dit-il, par acheter un carrosse et établissons l'é

quipage. En effet, nous achetâmes non-seulement un carrosse, mais encore pour cent mille francs de marchandises en moins d'une heure: tout cela se fit promptement, parce que mon homme ne marchanda rien, et ne compta jamais; aussi ne déplaça-t-il pas. Je rêvois sur tout ceci; et quand j'examinois cet homme, je trouvois en lui une complication singulière de richesse et de pauvreté ; de manière que je ne savois que croire. Mais enfin je rompis le silence, et, le tirant à part, je lui dis : Monsieur, qui est-ce qui paiera tout cela? Moi, dit-il; venez dans ma chambre, je vous montrerai des trésors immenses et des richesses enviées des plus grands monarques; mais elles ne le seront pas de vous qui les partagerez toujours avec moi. Je le suivis. Nous grimpons à son cinquième étage, et, par une échelle, nous nous guindons à un sixième, qui étoit un cabinet ouvert aux quatre vents, dans lequel il n'y avoit que deux ou trois douzaines de bassins de terre remplis de diverses liqueurs. Je me suis levé de grand matin, me dit-il, et j'ai fait d'abord ce que je fais depuis vingtcinq ans, qui est d'aller visiter mon œuvre : j'ai vu que le grand jour étoit venu qui devoit me rendre plus riche qu'homme qui soit sur la terre. Voyez-vous cette liqueur vermeille? elle a à présent toutes les qualités que les philosophes demandent pour faire la transmutation des métaux. J'en ai tiré ces grains que vous voyez qui sont de vrai or par leur couleur, quoiqu'un peu imparfait par leur pesanteur. Ce secret, que Nicolas Flamel trouva, mais que Raimond Lulle et un million d'autres cherchèrent toujours, est venu jusqu'à moi, et je me trouve aujourd'hui un heureux adepte. Fasse le ciel que je ne me serve de tant de trésors qu'il m'a communiqués que pour sa gloire!

Je sortis et e descendis, ou plutôt je me précipitai

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